Le moulin rouge conduit le bal
À peu près à la même heure de la soirée, le citoyen Lacaune, procureur syndic de la commune de Choisy, passait par une épreuve beaucoup plus pénible que celle de son subordonné de Manderieu.
Il avait eu deux heures de joie sans mélange lorsque le capitaine Cabel s’était présenté à l’hôtel de ville porteur de nouvelles fantastiques : il avait réussi à capturer cet abominable espion anglais, le Mouron Rouge, et l’avait amené à Choisy ficelé, en croupe de son sergent, blessé et presque mort
après un combat terrible où Cabel et son escorte avaient fait des prodiges de valeur. Le brave procureur faillit en avoir une attaque d’apoplexie.
Il donna l’ordre de porter l’espion ligoté dans son bureau.
On le jeta dans un coin comme un ballot de chiffons et il contempla avec un étonnement extrême cette forme inanimée qui semblait celle d’un misérable ivrogne. Son premier sentiment fut de douter que ce déchet d’humanité fût
l’extraordinaire aventurier dont le nom seul était redouté par la France tout entière
.
Le 26 avril 1794 ou, si l’on préfère, le 7 Floréal de l’an II du nouveau calendrier, trois femmes et un homme étaient réunis dans une petite chambre aux rideaux jalousement fermés, au premier étage d’une maison de la rue de la Planchette qui appartient à un quartier de Paris triste et retiré. L’homme était assis sur un siège que surélevait une estrade. Il était vêtu avec une propreté méticuleuse. Son habit de drap sombre laissait passer du linge blanc au col et aux poignets, il portait des culottes tannées, des bas blancs et des souliers à boucles. Sa chevelure disparaissait sous une perruque gris souris. Il était immobile, une jambe repliée sur l’autre, et ses mains fines, sèches, étaient croisées devant lui.
Derrière l’estrade, un épais rideau traversait toute la pièce et, en face, chacune en un coin opposé, deux jeunes filles vêtues de vêtements gris, très lâches, étaient assises sur leurs talons ; les paumes de leurs mains reposant à plat sur leurs cuisses, les cheveux dénoués, le menton levé, les yeux fixes, elles étaient figées dans une attitude contemplative. Au centre de la pièce, une femme était debout ; les bras croisés sur la poitrine, elle tenait les yeux levés vers le plafond. Ses cheveux gris, raides et rebelles, étaient en partie dissimulés par un ample voile flottant d’un gris indécis. De ses épaules et de ses bras maigres, son vêtement, qui était à peine une robe, tombait en plis lourds, sans dessiner ses formes. En face d’elle, sur une petite table, un grand globe de cristal au socle de bois noir finement sculpté et incrusté de nacre reposait près d’une petite boîte de métal.