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Critique de klakmuf


Faut-il, peut-on encore lire Maurice Barrès aujourd'hui ? La question se pose ; en tout cas, je la pose. Son plus célèbre roman « Les Déracinés », publié en 1897 (la même année que « Les Nourritures terrestres » de Gide), attire à peine quelques dizaines de lecteurs sur Babelio. le jugement de l'histoire semble sévère…
Mais un nombre élevé d'entrés au Box-Office suffit-il pour faire d'un film un chef-d'oeuvre ? Dans un scrutin, une majorité d'électeurs se portant sur un candidat est-elle la garantie d'une bonne gouvernance ? Une marée de lecteurs de Babelio annonce-t-elle un grand, un bon livre ? Poser la question, c'est déjà y répondre.

Pour autant, et aussi sévère soit-il, ce jugement est-il immérité ? Car les faits sont accablants pour cet auteur :
- d'abord, et c'est tant mieux, l'homme appartient à un passé qui est passé. Il fut une figure de proue de la vie politique française de la fin du XIXe siècle, en s'inscrivant dans une droite anti-républicaine, anti-dreyfusarde, bonapartiste et nationale. Bref, le type parfait du réactionnaire que l'Histoire avec un grand H a condamné (le préfacier de l'édition de poche Folio nous apprend même qu'en 1893, il chassait les électeurs de gauche avec comme mot d'ordre « socialisme, nationalisme, protectionnisme » !)
- ensuite, le thème du livre semble aller à contre-courant de notre époque qui valorise l'ouverture des frontières, la mobilité des individus et les échanges culturels. Par son enseignement d'un humanisme abstrait, un professeur de lycée, qui vient d'être muté en province, conduit un groupe de sept jeunes gens à quitter leur Lorraine natale pour aller chercher fortune à Paris. Ils vont tomber de Charybde en Scylla jusqu'au dénouement tragique. Malheur à ceux qui oublient leurs racines et se laissent transplanter, telle est la thèse développée et illustrée dans Les Déracinés. On mesure le décalage avec notre époque. « L'arbre a des racines, l'homme a des jambes, et c'est là un progrès immense », rétorque George Steiner. Qui n'aime pas Barrès. Et on peut le comprendre. La critique ne fut pas moins vive non plus de la part de Gide.
- enfin, j'ai trouvé quelques longueurs, qui desservent l'histoire.

Alors Barrès, à la poubelle comme tant d'autres ? Et bien, sans chercher à ramer à contre-courant (épuisant, n'est-ce pas ?), ni jouer l'avocat du Diable (car c'est le Diable, n'est-ce pas ?) je lui conserve malgré tout 3 étoiles Babelio sur 5 :
- en présence d'un écrivain engagé, il faut en premier lieu toujours resituer une oeuvre dans son contexte historique. Barrès fut un réactionnaire, de surcroît antisémite, c'est entendu. Mais il fut l'un des plus brillants écrivains de son temps, « le prince de la jeunesse » a-t-on été jusqu'à le surnommer. Et son rôle historique, par son activité littéraire, fut reconnu par Léon Blum en personne. Pour ma part, j'ai toujours trouvé plus de substances et matière à réflexion chez les réac' que parmi un grand nombre d'écrivains dits « progressistes ». « C'est dans les vieux pots qu'on fait les meilleures soupes », prétend le dicton ; et c'est aussi chez les vieux réac' qu'on trouve les meilleures potées !
- ensuite, la question des racines des individus conserve toute son acuité et sa portée universelle. La boutade de George Steiner ne suffit pas à discréditer la tentative de Barrès pour appréhender cette question consubstantielle à la condition humaine. L'auteur a dénoncé le phénomène croissant des individus isolés, dissociés, qui ne s'assemblent plus que pour répondre aux exigences imprévisibles de forces économiques aveugles. Plus proche de nous, ce sujet a été brillamment étudié par la philosophe Simone Weil dans son livre « L'enracinement ». « L'enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l'âme humaine. C'est un des plus difficiles à définir. » nous enseigne-t-elle. On le voit bien, la mondialisation n'est pas un long fleuve tranquille et le nomadisme actuel des personnes est plus contraint que volontairement partagé. Il faut s'échapper du discours dominant pour s'apercevoir que «Les Déracinés » ont en fait une résonance très contemporaine.
La doctrine du déracinement est faite pour les forts, elle supprime les faibles. La thèse inverse met au contraire en lumière l'importance de tout ce qui peut permettre à l'individu le maintien de son ancrage dans un environnement toujours précaire. Les premiers idéalisent un être humain aérien, les seconds insistent sur l'appartenance à un milieu.

Alors oui, malgré les réserves ci-dessus, avec les précautions d'usage et toute la distanciation requise, et même s'il ne s'agit pas d'un chef-d'oeuvre, on peut encore lire avec profit et plaisir « Les Déracinés » de Maurice Barrès, au début du 21e siècle !
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