Si loin que je recule dans mes souvenirs, j'entends mon père me raconter l'épouvante que ce fut dans Colmar quand on sonna le tocsin pour la défaite de Woerth. Tout petit, j'avais l'impression d'avoir souffert pour la France.
A cinq ans, j'allai chez une personne qui, sous prétexte de "garder" les enfants, leur enseignait l'orthographe française. Elle n'en avait pas le droit. Elle fut dénoncée, et je vois encore comment elle pleurait de ne plus pouvoir gagner son pain. La loi nous oblige, dès notre sixième année, à fréquenter une école de l'Etat. Je suivis les classes du gymnase de Colmar. Mais, avec cinq de mes camarades, je prenais des leçons chez un ancien maître du lycée français. Un jour, on frappe à la porte. Le pauvre maître, avant de tirer les verrous, nous presse de cacher nos cahiers et nos plumes. Mais comment justifier autour de cette table, cinq petits écoliers, les doigts tachés d'encre ! Comme l'institutrice, le professeur pleura.
Nous avons abandonné (ah ! certes, contre notre gré) les Alsaciens-Lorrains durant un demi-siècle. Dès lors, il ne nous appartient pas, à nous, Français de l'intérieur, de chagriner aucun d'eux sur la manière dont il s'est accommodé de l'intolérable situation que nous avions dû leur faire.
C'est aux Alsaciens et aux Lorrains de se juger entre eux.
On ne bâtit plus à Marsal, et qu'une maison brûle, on ne la relève pas. De-ci de-là, le long des rues, je vois des ruines recouvertes d'orties. Mais ce qui serre le plus le cœur, c'est peut-être de reconnaître toutes les formes de l'ancienne petite ville française. N'est-ce pas ici la Place d'Armes, avec les débris du carré de tilleuls où, le dimanche, la musique militaire rassemblait la population ? J'arrête un petit garçon. Une jolie et intelligente figure du pays messin ; beaucoup de douceur, très peu de menton et la voix grave.
- Savez-vous l'allemand ? lui dis-je.
- Pas beaucoup.
- Ne le parlez-vous pas ?
- Des fois.
Comme je l'aime ce "des fois" si lorrain ! Comme il m'attendrit, ce sage enfant perdu sous le flot allemand, petite main qui dépasse encore quand notre patrie commune s'engloutit.
J'avais vu monter de la plaine des promeneurs, hommes, femmes, enfants, pour la plupart des Alsaciens, et, certes, bien loin qu'ils fussent des vaincus, leurs manières d'être témoignaient de solides et nobles habitudes et une grande confiance en eux-mêmes. "Il ne serait point difficile, me disais-je, que de telles gens se dévouassent sur les champs de bataille, dans les armées de la France, mais chaque jour, chacun de ces Alsaciens, pris comme il est par des intérêts positifs, peut-il trouver en soi une dose suffisante d'énergie pour combattre le germanisme ?"
Bien que je doive d'heureux rythmes à Venise, à Sienne, à Cordoue, à Tolède, aux vestiges même de Sparte, et que je refuse la mort avant que je me sois soumis aux cités reines de l'Orient, j'estime peu les brillantes fortunes que me firent et me feront de trop belles étrangères. Bonheurs rapides, irritants, de surface ! Mais à Sainte-Odile, sur la terre de mes morts, je m'engage aux profondeurs. Ici, je cesse d'être un badaud. Quand je ramasse ma raison dans ce cercle, auquel je suis prédestiné, je multiplie mes faibles puissances par des puissances collectives, et mon cœur qui s'épanouit devient le point sensible d'une longue nation.
MAURICE BARRÉS - ESTELLE ANGLADE TRUBERT