Sa courbe personnelle l’apparente à celle de bien des mystiques : ni bassesse matérialiste, ni niaiserie idéaliste. Il a été dans le monde ; il a agi, il a été tenté, et il a fauté. Il n’a pas fauté à moitié : il a fauté à l’excès.
Qui pourra dire si, dans les souvenirs d’enfance, ce qu’on préfère, ce n’est pas soi, tel qu’on aurait pu exister, si seulement le temps n’avait pas été si rapide ? On s’y voit tel qu’on se rêve, dans l’absence d’un devenir fatal, soustrait à la marche du temps qui broie tout.
Il est des hauteurs de l’âme, dit Nietzsche, où la tragédie cesse d’être tragique. Mais la métamorphose de l’âme chez Cioran n’est pas un incendie, triomphal en pleine nuit, comme chez Zarathoustra. C’est une déclaration de faillite qui réussit.
[…] A quoi bon lire Voltaire et Diderot, recopier des pages de Chestov ou se trémousser d’aise aux insolences de Kierkegaard, quand le cycle de la nature, si on y prend garde, en dit au moins aussi long en son éloquence muette, sur la naissance, l’amour, la souffrance, la maladie ou la mort, et toutes les grandes questions –moins celle du salut éternel.
Ceux qui lisent Cioran avec gravité en ratent l’essentiel : il ne propose pas des idées. Il vise une expérience, et fait état de la sienne, avec une frénésie continue. Peu de littérature moins intellectuelle que la sienne, car partout, il dresse la carte de ses humeurs et de ses désirs. Il se contredit ? Non. Il va de nuance en nuance.
Plus il écrit, plus il fragmente ; plus il excelle, plus il est court.
L’adolescence de Cioran découvre la douleur, et que celle-ci n’est pas le contraire du bonheur : elle est le bonheur blessé.
« L’essentiel est que je n’arrive jamais nulle part », écrivait Beckett, qui confiait à Cioran : « dans vos ruines, je me sens à l’abri ».
[…] L’indulgence est d’abord une affaire de désillusions
Autrement dit, Cioran a su faire l'éloge de femmes réelles, qui n'étaient pas toutes des mystiques.