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Critique de Madamedub


Le décès d'un auteur est souvent, un peu tristement il faut le dire, l'occasion d'entendre parler et de faire parler de lui ; voire parfois même de le découvrir pour la première fois. Ce fut notre cas avec Henry Bauchau, écrivain belge, qui s'est éteint en septembre dernier, à l'âge de 99 ans. Poète, dramaturge, romancier, psychanalyste, Bauchau aura traversé le siècle en ayant plusieurs vies.

Né en Belgique, enfant pendant la première guerre mondiale, il est mobilisé lors de la seconde et s'enfuit ensuite pour Londres. Passionné par le monde des livres, il s'installe à Paris à la fin des années 1940 pour monter une petite maison d'édition. Se lançant dans une psychanalyse, il ouvrira lui-même un cabinet à Paris dans les années 1970. La psychanalyse aura deux influences majeures sur la vie de Bauchau : elle lui « révèle » sa vocation d'écrivain, puis se marque ensuite dans le corps de son oeuvre. C'est en effet de psychanalyse dont il va être en partie question dans cet article, puisque nous vous présentons Oedipe sur la route, premier volet de la trilogie consacrée par notre auteur à la ré-écriture de mythe (suivront Diotime et les lions, et Antigone).

L'histoire commence à Thèbes dans l'Antiquité grecque : Oedipe n'est pas encore parti, mais le lien filial l'unissant à Jocaste, son épouse a déjà été révélé ; elle s'est déjà suicidée, et lui s'est déjà crevé les yeux. Il demeure à Thèbes, muré dans son silence, tandis que se trame la terrible bataille de succession entre ses deux fils Polynice et Étéocle, et Créon le frère de Jocaste, leur oncle. Puis Oedipe quitte Thèbes pour les routes De Grèce, en quête à la fois d'expiation et de sens ; très vite les gens des contrées voisines entendent la nouvelle, et il devient Oedipe le proscrit, dont personne n'ose s'approcher. Mais il ne voyage pas seul : sa fille Antigone l'a suivi, contre son gré, mais elle est là. Les premiers temps sont difficiles : rejeté partout où il se rend, le couple que forment père et fille avance dans ce qui ressemble à une errance. Oedipe, aveugle, marche en se laissant guider par une forme d'inspiration, il trébuche, s'épuise, et refuse de se laisser guider par Antigone, laquelle se voit condamnée à le suivre et à mendier pour lui. Puis leur chemin croise celui de Clios le bandit : après qu'Oedipe l'eut défait, il devient leur compagnon de voyage et de misère, non par devoir de vaincu, mais par besoin. Car Clios lui aussi est en errance, et il ne veut plus errer seul. Il voit en Oedipe une forme de figure tutélaire et il s'engage volontairement à suivre, à protéger et à servir le père et sa fille. Nos trois héros poursuivent alors une traversée initiatique à travers la Grèce, et peu à peu tout se transforme : les relations entre les protagonistes, toutes en nuances, ainsi que leurs relations avec les personnes qu'ils rencontrent. le couple proscrit se métamorphose en un trio de voyageurs porteurs d'aide et d'espoir pour ceux qui croisent leur chemin et partage un morceau de leur vie. Car même aveugle et chassé, Oedipe n'en demeure pas moins un homme à la stature immense, à l'autorité bien ancrée, à la sagesse qui se développe à mesure qu'il s'adapte à son absence de vue ; quant à Antigone, même sale et amaigrie, elle n'en demeure pas moins une femme courageuse et dévouée. Et nous les suivons sur les routes, nous sentant nous-mêmes parties prenantes au voyage. L'ouvrage, s'il est consacré il est vrai à Oedipe, place le lecteur plutôt « dans la peau » d'Antigone, et nous suivons avec elle cet homme, ce père, ce petit frère, cet amant rêvé, à travers son tragique destin.

Contrairement à d'autres réécritures de mythes, la trilogie thébaine de Bauchau ne donne pas dans l'anachronisme : l'histoire est placée dans son temps, celui de la Grèce antique et mythologique, cette Grèce qui est la Grèce des dieux, celle des Cités en guerre les unes contre les autres, celle des piques et des lances et de la survie, celle de la conquête ; mais cette Grèce mythologique est aussi la Grèce des oracles et des guérisseurs, celle des chants prophétiques et poétiques, celle de la danse, du mystère, et de l'acceptation du fait que quelque chose de plus grand dépasse les êtres humains.

Nous suivons donc nos héros à travers ce décor, dans un récit dont la trame générale est entrecoupée des récits personnels de certains personnages, et qui aident à comprendre la profondeur à la fois des personnages eux-mêmes et des relations qui se tissent entre eux. le récit de la vie Clios, dans lequel celui-ci parle à la première personne, est à cet égard notre favori.

Nous tenons ici à rassurer les lecteurs potentiels : nul besoin d'être soi-même un expert de la mythologie grecque pour suivre et apprécier cet Oedipe sur la route. Bauchau fait les rappels historiques nécessaires, et par ailleurs l'histoire se contient en elle-même, indépendamment des références.

Comme souligné précédemment, Bauchau ne fait pas d'anachronisme, certes ; mais il sera toutefois possible de percevoir des parallèles (impossible cependant en l'état de nos propres connaissances de savoir quel était véritablement le dessein de l'auteur) avec l'histoire de son temps et avec une certaine analyse des rapports de domination. En effet, ce qui se joue dans les conflits et conquêtes du passé plus récent que le passé antique, et également dans les tensions et relations entre pays et cultures de nos jours, et qui peut être apparenté à une forme d'impérialisme (que cet impérialisme trouve à s'exprimer par les armes ou par l'imposition d'une langue, dont on connaît les liens avec la culture et les façons de penser), se trouve dépeint dans les rapports entre peuples dans la Grèce antique sous la plume de Bauchau. Nous pouvons citer à titre d'exemple le récit de l'un des personnages à propos d'une guerre perdue par son peuple face aux Achéens (p.189 de l'Edition J'ai Lu) : « le péril était grand car les Achéens nous entouraient des images de leurs dieux, du récit de leurs conquêtes, et nous attaquaient jusque dans l'intimité de nos façons de vivre et de penser. (…) Ils ne nous menaçaient pas moins par le terrible usage qu'après avoir abandonné leurs dialectes ils faisaient de notre langue. Il y avait quelque chose de noble dans cet amour de nos vainqueurs pour le dernier et insaisissable trésor des vaincus. (…) Malheureusement, les Achéens ont toujours salué le combat comme le père de toutes choses. C'est cet esprit de domination et son impérieuse logique qu'ils ont introduit dans notre langue maternelle. »

Si nous vantons tant le style de l'écriture que l'histoire en elle-même, tous deux très poétiques, nous avons toutefois éprouvé par moment une sorte de lassitude ; autrement dit, ce qui attire et plaît chez Bauchau –sa poésie, la délicatesse de ses descriptions, la grâce des personnages- finit aussi par devenir un peu pesant : trop de danses, trop de phrases prophétiques, trop de lyrisme, trop d'importance donnée à ce qui devient une forme de sentimentalisme. Au bout d'un moment, on se sent un peu étouffé par cet univers ou tout bout de bois recèle un trésor poétique, ou tout pas de marche se fait arabesque. Loin de nous placer en critique de cet auteur que par ailleurs nous adorons, disons simplement que nous « déplorons » ce « trop » qui, parfois, rend laborieuse la lecture.

Enfin, concluons par une (tentative) de réflexion de portée plus générale. On retrouve dans cet Oedipe d'Henry Bauchau certains des thèmes phares des mythes que sont l'autorité, le lien familial, le devoir, la recherche intérieure et le pardon, la culpabilité, le sacrifice, la destinée des sociétés humaines, la quête du pouvoir – la folie aussi. Autant de thèmes chers également aux études psychanalytiques.

La lecture de cet ouvrage aura alors eu l'intérêt de relancer une question qui parfois travaille certains lecteurs, qu'ils soient ou non détracteurs de la psychanalyse : l'explication du mythe d'Oedipe par Freud et la mise en avant du fameux complexe sont-elles la découverte d'une nouvelle discipline et la mise au jour de mécanismes quasi universels du fonctionnement de l'être humain ? Ou bien s'agit-il avec Freud seulement, après Sophocle, Sénèque, Corneille, ou bien encore Voltaire, et avant Cocteau, Sartre, Anouilh ou bien encore Bauchau, d'une « simple » ré-écriture d'un mythe, d'une nouvelle « déclinaison » moderne du mythe, selon l'expression fameuse de Claude Lévi-Stauss, d'une « simple » oeuvre littéraire ?

Est-ce là la « destinée » nouvelle du mythe -depuis la marque laissée par Freud- que de s'inscrire au plus profond de nous-mêmes pour que chacun tâche d'y voir ce qu'il cherche à y voir ? À vous lecteurs de décider.
Lien : http://madamedub.com/WordPre..
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