Jean Baudrillard
EAN : 9782070293476
347 pages
Gallimard
(01/01/1976)
4.38/5
4 notes
L'échange symbolique et la mort
Résumé :
À la différence des sociétés primitives ou traditionnelles, il n'y a plus d'échange symbolique au niveau des sociétés modernes, plus comme forme organisatrice. C'est peut-être pourquoi le symbolique les hante comme leur propre mort, comme une exigence sans cesse barrée par la loi de la valeur. Sans doute une certaine idée de la Révolution depuis Marx avait tenté de se frayer une voie à travers cette loi de la valeur, mais elle est depuis longtemps redevenue une Révo...
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Pourquoi y a-t-il deux tours au World Trade Center de New-York ? Tous les buildings de Manhattan se sont toujours contentés de s'affronter dans une verticalité concurrentielle, d'où résultait un panorama architectural à l'image du système capitaliste : une jungle pyramidale, tous les buildings à l'assaut les uns des autres. Le système lui-même se profilait dans l'image célèbre qu'on avait de New-York en arrivant de la mer. Cette image a complètement changé en quelques années. L'effigie du système capitaliste est passée de la pyramide à la carte perforée. Les Buildings ne sont plus des obélisques, mais s'accolent les uns aux autres, sans plus se défier, telles les colonnes d'un graphe statistique. Cette nouvelle architecture incarne incarne un système non plus concurrentiel, mais comptable, et où la concurrence a disparu au profit des corrélations. (New-York est la seule ville au monde à retracer ainsi tout au long de son histoire avec une fidélité prodigieuse et dans toute son envergure, la forme actuelle du système du capital - elle change instantanément en fonction de celui-ci - aucune ville européenne ne l'a fait.) Ce graphisme architectural est celui du monopole : les deux tours du W.T.C, parallélépipèdes parfaits de 400 mètres de haut sur base carrée, vases communicants parfaitement équilibrés et aveugles - le fait qu'il y en ait deux identiques signifie la fin de toute concurrence, la fin de toute référence originale. Paradoxalement, s'il n'y en avait qu'une, le monopole ne serait pas incarné, puisque nous avons vu qu'il se stabilise sur une forme duelle. Pour que le signe soit pur, il faut qu'il se redouble en lui-même : c'est le redoublement du signe qui met véritablement fin à ce qu'il désigne. Tout Andy Warhol est là : les répliques multipliées du visage de Marylin sont bien en même temps la mort de l'original et la fin de représentation. Les deux tours du W.T.C. Sont le signe visible de la clôture d'un système dans le vertige du redoublement, alors que les autres gratte-ciel sont chacun le moment original d'un système se dépassant continuellement dans la crise et le défi.
Il y a une fascination particulière dans cette réduplication. Si hautes qu'elles soient, et plus hautes que toutes les autres, les deux tours signifient pourtant un arrêt de la verticalité. Elles ignorent les autres buildings, elles ne sont pas de la même race, elles ne les défient plus et ne s'y comparent plus, elles se mirent l'une dans l'autre et culminent dans ce prestige de la similitude. Ce qu'elles se renvoient, c'est l'idée de modèle, qu'elles sont l'une pour l'autre, et leur altitude jumelle n'est plus une valeur de dépassement - elle signifie seulement que la stratégie des modèles et des commutations l'emporte désormais historiquement au cœur du système lui-même - et New-York en est vraiment le cœur - sur la stratégie traditionnelle de la concurrence. Les buildings de Rockefeller Center miraient encore leurs façades de verre et d'acier, les unes dans les autres, dans une spécularité indéfinie de la ville. Les tours, elles sont aveugles, et n'ont plus de façade. Tout référentiel de l'habitat, de la façade comme visage, de l'intérieur et de l'extérieur, qu'on retrouve encore jusque dans la Chase Manhattan Bank ou dans les buildings/miroir les plus audacieux des années 60, est effacé. En même temps que la rhétorique de la verticalité disparaît la rhétorique du miroir. Il ne reste plus qu'une série close sur le chiffre deux, comme si l'architecture, à l'image du système, ne procédait plus que d'un code génétique immuable, d'un modèle définitif.
Tout aujourd'hui est affecté dans son principe d'identité par la mode. Précisément par la puissance qu'elle a de reverser toutes formes à l'inorigine et à la récurrence. La mode est toujours rétro, mais sur la base de l'abolition du passé : mort et résurrection spectrale des formes. C'est son actualité propre qui n'est pas référence au présent, mais recyclage total et immédiat. La mode, c'est paradoxalement l'inactuel. Elle suppose toujours un temps mort des formes, une espèce d'abstraction par où elles deviennent, comme à l'abri du temps, des signes efficaces qui, comme par une torsion du temps, pourront revenir hanter le présent de leur inactualité, de tout le charme du revenir opposé au devenir des structures. Esthétique du recommencement : la mode est ce qui tire frivolité de la mort et modernité du déjà-vu. Elle est le désespoir que rien ne dure, et la jouissance inverse de savoir qu'au-delà de cette mort, toute forme a toujours la chance d'une existence seconde, jamais innocente, car la mode vient dévorer d'avance le monde et le réel : elle est le poids de tout le travail mort des signes sur la signification vivante - et ceci dans un merveilleux oubli, une méconnaissance fantastique. Mais n'oublions pas que la fascination qu'exercent la machinerie industrielle et la technique vient elle aussi de ce que tout ça est du travail mort, qui veille sur le travail vivant et le dévore au fur et à mesure. Notre méconnaissance éblouie est à la mesure de cette opération de saisie du vif par le mort. Seul le travail mort à la perfection et l'étrangeté du déjà-vu. Ainsi la jouissance de la mode est celle d'un monde spectral et cyclique de formes révolues, mais ressuscités sans fin comme signes efficaces. Il y a comme un désir de suicide, dit König, qui ronge la mode et se réalise au moment où elle atteint son apogée. Ceci est vrai, mais il s'agit d'un désir contemplatif de mort, lié au spectacle de l'abolition incessante recyclé dans la mode, qui le vide de tout phantasme subversif et l'implique, comme toutes autres choses, dans ses révolutions inoffensives.
Toute notre culture technique crée un milieu artificiel de mort. Non seulement les armements qui restent partout l'archétype de la production matérielle, mais les machines et les moindres objets qui nous entourent constituent un horizon de mort, et d'une mort désormais indissoluble parce que cristallisée et hors d'atteinte : capital fixe de mort, où le travail vivant de la mort est gelé, comme la force de travail est gelée dans le capital fixe et le travail mort. Ou encore : toute la production matérielle n'est qu'une gigantesque "cuirasse caractérielle" par où l'espèce veut tenir la mort en respect. Bien entendu, c'est la mort elle-même qui surplombe l'espèce et l'enferme dans cette cuirasse dont elle croyait se protéger. Nous retrouvons là, à la dimension d'une civilisation entière, l'image du sarcophage automobile : la cuirasse de sécurité, c'est la mort miniaturisée, devenue un prolongement technique de votre propre corps. Biologisation du corps et technicisation de l'environnement vont de pair dans la même névrose obsessionnelle. L'environnement technique, c'est notre surproduction d'objets polluants, fragiles, obsolescents. Car la production vit, toute sa logique et sa stratégie s'articulent sur la fragilité et l'obsolescence. Une économie de produits stables et de bons objets est impensable : l'économie ne se développe que de sécréter du danger, de la pollution, de l'usure, de la déception, de la hantise. L'économie ne vit que de suspens de mort qu'elle maintient à travers la production matérielle - que de renouveler le stock de mort disponible, quitte à le conjurer par une surenchère de sécurité : chantage et répression. La mort s'est définitivement sécularisée dans la production matérielle - c'est là qu'elle se reproduit de façon élargie comme le capital. Et notre corps même, devenu machine biologique se modèle sur ce corps inorganique et devient du même coup un mauvais objet, voué à la maladie, à l'accident et à la mort.
Parmi elles, le suicide, qui a pris dans nos sociétés une extension et une définition différente, jusqu'à devenir, dans le cadre de la réversibilité offensive de la mort, la forme même de la subversion. On exécute de moins en moins dans les prisons, mais on s'y suicide de plus en plus : acte de détournement de la mort institutionnelle et de retournement contre le système qui l'impose : par le suicide, l'individu juge la société et la condamne, selon sa propre forme, en inversant les instances - il réinstitue de la réversibilité là où elle avait complètement disparu et, du même coup, il reprend l'avantage. Même les suicides hors-prison deviennent tous politiques dans ce sens (le hara-kiri par le feu n'est que la forme la plus spectaculaire) : ils font tous une brèche infinitésimale, mais inexpiable, car c'est une défaite totale pour un système de ne pouvoir atteindre à la perfection totale - il suffit que la moindre chose échappe à sa rationalité.
C'est une nouvelle génération de signes et d'objets qui se lève avec la révolution industrielle. Des signes sans tradition de caste, qui n'auront jamais connu les restrictions de statut - et qui n'auront donc plus à être contrefaits, puisqu'ils seront d'emblée produits sur une échelle gigantesque. Le problème de leur singularité et de leur origine ne se pose plus : la technique est leur origine, ils n'ont de sens que dans la dimension du simulacre industriel.
Le 13 septembre 2014, l'émission “Une vie, une oeuvre” diffusée tous les samedis sur France Culture, était consacrée à l'évocation du philosophe français, Jean Baudrillard (1929-2007). Par Delphine Japhet et Olivier Jacquemond. Réalisation : Ghislaine David. Attachée d'émission : Claire Poinsignon. Ni morale, ni critique, une « pensée radicale ». Rendre au monde son étrangeté, l’appréhender avec un regard séducteur, telle fut l’entreprise de Baudrillard. Sociologue, philosophe, poète ? Baudrillard est inclassable, et s’est toujours tenu à la marge des institutions académiques, créant son propre style. Ni morale, ni critique, il ne conçut jamais sa pensée comme édificatrice. En revanche, concepts féconds, réflexion visionnaire, il a toujours été un observateur hors norme de notre temps. Au risque de l’hostilité, de la polémique, il s’est emparé d’événements historiques aussi délicats que la Guerre du Golfe ou les attentats du 11 septembre.
Reconnu comme une icône, un gourou à l’étranger, traduit dans une trentaine de langues, il est méconnu en France. Cet épisode de « Une vie, une œuvre », traque les traces de celui qui a toujours cherché à les effacer et à faire de la pensée un jeu de piste.
Invités :
Marine Baudrillard, épouse de Jean Baudrillard.
François L’Yvonnet, professeur de philosophie et éditeur.
François Cusset, historien des idées, professeur de civilisation américaine à l’Université de Nanterre.
Sylvère Lotringer, philosophe français, professeur à l’université Columbia de New York.
Robert Maggiori, philosophe, journaliste à Libération.
Jacques Donzelot, maître de conférences en sociologie politique à l'Université de Paris X Nanterre.
Thèmes : Arts & Spectacles| Philosophie| Société| Jean Baudrillard
Source : France Culture
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