AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
EAN : 9791092444506
1256 pages
l'Atelier contemporain (17/08/2017)
3.83/5   6 notes
Résumé :
« Les Corps vulnérables » a été composé par Jean-Louis Baudry entre 1997 et 2010.
1200 pages pour dire l’amour, le deuil de l’être aimé. Par « corps », outre le sens habituel, il faut entendre ces corps d’ombre symboliques et spirituels que les poètes, visiteurs des enfers, ont rencontré, mais aussi le corps de la mémoire et ceux, aléatoires, de nos sentiments.
Ce travail a répondu à la nécessité de rassembler à la mort de la femme aimée tout ce qui, j... >Voir plus
Que lire après Les Corps vulnérablesVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (4) Ajouter une critique
Dans la liste de la masse critique, j'avais hésité à cocher ce livre, 1200 pages, ce n'est pas rien. A la réception, j'étais paralysée par la mise en page, les caractères, 1200 pages de ce graphisme, j'ai failli regretter mon choix.

J'avoue avoir eu à me contraindre à la lecture pour arriver à son terme dans le délai des 30 jours avec une certaine contrariété, cet ouvrage n'est pas de ceux qui peuvent sans dommage être confronté à un marathon de lecture, il faut savourer cette lecture et laisser les mots cheminer en nous, les laisser résonner en écho à notre propre histoire.

Les corps vulnérables, c'est le choix d'un écrivain qui, au décès de sa bien-aimée, souhaite garder vivace ses souvenirs et consacrer sa dernière oeuvre à conter, explorer, disséquer 10 ans d'un amour peu commun.

Cette oeuvre raconte d'abord cet amour, ces indécisions, ses non-dits, ces zones d'ombre et de lumière. Un peu à la manière d'un journal. Tout nous est dit de cet amour jusqu'aux détails parfois les plus insignifiants pour le lecteur que nous sommes. Je ne sais si l'auteur destinait cet ouvrage à la publication. Ecriture thérapeutique qui amène monsieur Baudry à revisiter les lieux, interroger les émotions, reconsidérer les liens qui le liaient à celle dont l'amour le hante.

Marie développait un regard poétique sur le monde, la palette de son vocabulaire exprimant les mille nuances que les cieux, les flots, les prés peuvent prendre selon l'heure du jour, la lumière et les vibrations de l'instant.

Ce regard poétique nous est intégralement transmis par l'auteur qui nous relate randonnées, balades, concert, corridas, expositions.

Travail ardu de mémoire également et métalangage dans la mesure où l'auteur se confronte aux défis de la mémoire et en même temps à la manière dont elle se construit, se transmet, se dérobe et nous trahit parfois.

Je vais maintenant revenir à certains passages, réécouter le concerto de Schumann, lever les yeux vers le ciel pour en savourer les couleurs, m'accroupir pour identifier une fleur car l'atout principal de ce livre est un legs : Marie savait savourer le présent. Les regrets, la culpabilité que ressent parfois l'écrivain ne disent-il pas à leur manière : Vivez, je vous en conjure !

De l'univers de ces amants, une seule expérience me semble contraster… et celle-là je n'ai aucune envie de la partager : c'est la corrida, les mots de monsieur Baudry la décrivent comme un expérience sensorielle, sensuelle, comme un fête aux fortes émotions collectives, n'empêche, je n'arrive pas à comprendre… et je referme cette parenthèse que j'ai pensé importante parce que, à chaque fois que l'on retrouve une féria, une corrida dans le livre, cela m'a dérangée.

Un autre bémol : d'assez nombreuses coquilles orthographiques ou graphiques parsèment l'ouvrage, explicables sans doute par le volume de celui-ci, combien de temps faudrait-il à un correcteur pour le parcourir avec l'attention nécessaire ?
Commenter  J’apprécie          51
Lorsque Marie meurt, brutalement, d'une embolie pulmonaire, l'homme qui l'aimait et qu'elle aimait, l'écrivain Jean-Louis Baudry, sait alors que le reste de sa vie déjà avancée sera consacré à recueillir « les souvenirs qu'il gardait d'elle sans en omettre aucun. »

« Je voulais revivre la vie que nous avions vécue. »

De la relation de ces amours souvent contrariées et compliquées, de brouilles en retrouvailles toujours passionnées, naît donc ce livre, massif, impressionnant, de 1 247 pages imprimées en très petits caractères. Dix ans d'écriture obstinés et doux-amers, pour relater presque autant d'années de « je t'aime, moi non plus ». Un véritable monument de mots. Un tombeau au sens littéraire. Une folie.

Une folie également pour l'éditeur, dont le courage est infini et à qui le lecteur doit une grande reconnaissance. En effet, il n'est pas exagéré de dire que ce vaste journal-roman-poème est une merveille, de celles qu'on n'oubliera jamais et que l'on reprendra mille fois jusqu'à la fin de sa propre vie.

De quoi est-il en effet question ici ? Quel peut être l'intérêt de suivre les déambulations de Marie et Jean-Louis dans Paris, en Provence et ailleurs ? Les anniversaires, les cadeaux ? Ces événements ne relèvent-ils pas de l'intime ?

C'est que Jean-Louis Baudry se livre à un travail sur l'amour, le deuil et la mémoire d'une ampleur sans précédent. Virgile déjà dans le livre 6 de l'« Énéide » et à sa suite Dante avaient tenté de retrouver aux Enfers les personnes aimées et ils s'étaient heurtés à ce brouillage des visages et à ce sentiment de ne saisir que du brouillard.

Seuls les mots peuvent être un rempart contre l'oubli, la désolation et la mort. Par eux et à travers eux se profile un double du corps presque ressuscité, de façon mystique. Les affects, les sensations, les paysages parcourus à deux sont ainsi recréés et deviennent une autre réalité tout aussi émouvante que la première fois où ils ont été vécus.
Souvent à la manière d'un peintre qui use du repentir, l'auteur reprend une scène et lui redonne d'autres couleurs.

En ce sens, Jean-Louis Baudry fait oeuvre littéraire et il expérimente le pouvoir des mots comme rarement cela a été fait, si l'on excepte Proust auquel il fait référence.
« Les corps vulnérables » sont aussi un journal d'écriture. le lecteur assiste à l'oeuvre en train de s'écrire, au fil du surgissement des souvenirs et « des suggestions affectives de la subjectivité ».

Et puis, et puis, ces 1 247 pages sont un roman d'amour, une ode à la sensualité la plus pure, aux baisers, aux marches partagées, aux plus petites choses de la vie, comme un repas improvisé vers les Gorges du Verdon, tomates et jambon achetés au marché. Et cela est un trésor.

Merci à Masse critique et aux éditions L'Atelier contemporain. Il faut que ce livre magnifique trouve un public. On n'a pas le droit de passer à côté de lui.








Commenter  J’apprécie          50
Allons-y! Et tambour battant!...

Les Corps vulnérables, c'est 1247 pages de formol. 1247 pages d'un texte mort (caractères 10) pour conserver une morte adorée.

Le livre, un monument de et à la volonté d'emprise des hommes sur les femmes de leur vivant mais aussi après leur mort - tour de force de l'auteur -, révèle dans son fond obsessionnel et sa forme obsessionnelle tout l'impensable et l'insupportable pour cet écrivain (figure littéraire et intellectuelle parisienne des années 1960 et 1970) de ce qu'il était incapable d'accepter : l'altérité de sa compagne, finalement attestée par sa mort mais pas pour autant dès ce moment par lui actée.

Le livre est l'interminable autopsie maladive d'une « relation » (et c'est presque un abus de langage) où tout, depuis la recontre jusqu'à la fin et parfois au jour le jour, est méticuleusement, scrupuleusement, religieusement, remémoré, repalpé, regoûté, épluché, trituré, désossé, retourné, sucé, scruté de toutes les façons possibles…

Comment posséder celle qui n'est plus et ne s'est jamais laissé posséder ? Armé d'une bibliothèque de carnets intimes dans lesquels il avait consigné la relation (contrôle oblige), l'auteur s'y sera essayé quotidiennement avec la rédaction de son texte-fleuve (pavé-mare) durant 10 ans ! (Chapeau pour la performance.)

1247 pages qui, en fait, ne disent pas un traître mot d'« elle » et sature le lecteur de ses représentations à « lui ». Rien de neuf sous le soleil: le désir masculin invisibilise la femme.

Pas tout à fait 1247 pages, car la litanie s'interrompt soudain à la page 1177, moment pourtant idoine durant la rédaction, au vu de ce que l'auteur découvre à ce moment-là, pour qu'il remise son manuscrit dans un tiroir (ou le jette à la poubelle):

« Je discerne bien que si au lieu d'avoir pris ce parti -une relation chronologique par écrit de toutes les restitutions de la mémoire- je m'étais confié aux pouvoirs de la création romanesque, en la présentant sous la forme d'un personnage et en usant de l'empathie du romancier, j'aurais eu la possibilité de pénétrer sa personnalité, de donner vie selon les circonstances aux variations de sa sensibilité et d'exprimer ses pensées. Dans ces mémoires, je n'ai voulu que parler d'elle et je suis resté enchaîné à moi-même, je n'ai pu me quitter. » (Et ces derniers mots, lumineux, disent le secret de son écriture asphyxiante qui tue le livre. )

La révélation est venue! Alors, pourquoi publier tout de même s'il a échoué à parler d'elle: parce qu'il aime avant tout parler de lui! Finalement elle n'aura été qu'un prétexte. Effacée par son souci de lui seul, elle meurt une seconde fois, dans son usine à mot-miroir, d'un féminicide symbolique.

Avec la complicité de la maison d'édition et, j'imagine, au nom de la "Littérature": une ode au narcissisme parfois obscène de l'homme quand il lui faut à tout prix l'exhiber devant les autres pour, dans le même mouvement, le choyer, le faire légitimer et en être absout. N'y a-t-il pas là une manière de perversion typiquement masculine et acceptée dont les femmes font tous les frais ?

Toute proportion gardée, cette publication m'évoque l'argumentation de la défense qui, dans un procès pour féminicide, réel cette fois, ferait valoir des circonstances atténuantes: "Comprenez, Monsieur le Juge, mon client a tué parce qu'il aimait et surtout il reconnaît qu'il n'aurait pas dû!" Et il faudrait l'en admirer.

Un cas d'école que chaque homme devra méditer. Que celui qui n'a jamais péché...
Commenter  J’apprécie          20
Ouvrage que j'ai consciencieusement dévoré. une des plus belles et longues déclarations d'amour à un être disparu qui m'ait été donné de lire.
Sous forme de journal intime, on apprend à découvrir cette femme, épouse de l'auteur, ce couple si uni, si fusionnel et pourtant si pudique dans l'élancement des passions.
Déclaration délicate, récit d'une vie à deux, que l'auteur refuse de voir se clore, que l'auteur veut poursuivre par le passage de la vie au papier, j'ai été ému du début à la fin par tant de sincérité et de joliesse.

Ouvrage édité à titre posthume je ne suis pas certain que l'auteur aurait souhaité qu'il soit édité, je ne sais pas à vrai dire certains passages laissent penser l'inverse.

C'est le premier texte que je lis de cet auteur que je ne connaissais pas du tout, la lecture est facile même si cela demeure long. le style est très classique, académique mais il sert de cadre à des émotions parfois écorchées parfois trop timides. Ce style permet ainsi un équilibre, une fondation solide.

Un livre d'une grande émotion et d'une beauté certaine.

Merci à Masse critique.
Commenter  J’apprécie          61

Citations et extraits (22) Voir plus Ajouter une citation
Témoignage d’Anne Baudry, fille de l’écrivain :

Par la fenêtre de sa chambre, de grands arbres et le ciel. En face du lit, un secrétaire où s’entassent les tirages papiers de ses textes, de ce livre-ci, Les Corps Vulnérables, qui pèse son poids et en ploie l’abattant.
Son lit, proche de la fenêtre, m’apparaît au centre de la pièce comme l’espace privilégié de l’intimité avec soi-même. J’imagine un radeau, non, pas un radeau, une île plutôt, cernée de livres comme un refuge pour l’occupation solitaire de l’écriture.
À moitié allongé, le dos calé contre des oreillers, les genoux repliés pour y adosser une planche en bois, il écrit. Il adopte cette posture il y a longtemps pour vaincre un mal de dos obstiné. Elle devient la position même de l’écriture. Elle renoue avec les poses de l’enfance, lorsqu’ à moitié allongé on s’abandonne à la lecture, au rêve qui l’accompagne.
Il lève le nez vers la fenêtre, il observe sur une branche la pie qui fait son nid, il me raconte plus tard l’incessant ballet des brindilles, le méticuleux et patient ouvrage de l’oiseau, il surveille la couvée, s’inquiète de la naissance des petits puis de ce qui les menace, se réjouit de leur premier vol – il écrit.
Commenter  J’apprécie          30
VII

(28 avril 1998)
Marie est morte il y a juste un an. J’aimerais pouvoir jeter un regard panoramique sur le temps, comme par exemple sur le paysage que nous apercevions de la terrasse d’Arles. Une année, dit-on, s’est écoulée et je ne la vois pas. Depuis sa mort, le temps vécu n’est pas un temps de vie. Hier soir j’essayais de donner plus de substance à l’image que je poursuis avant de m’endormir. On ne peut s’empêcher d’espérer qu’elle s’emplisse de la chair qui ferait apparaître devant nos yeux celle qu’elle est dite représenter telle qu’elle était vivante. Je me suis dit que le deuil était accompli à partir du moment où l’on consentait à l’oubli (j’évitais les mots que je ne suis pas sûr de comprendre, et que par conséquent je repousse, de “travail du deuil”). Ce moment serait similaire à celui où un écrivain décide de terminer c’est-à-dire d’abandonner le roman sur lequel il a travaillé durant des années. À cet instant il sait que l’ensemble de ses facultés peuvent se tourner vers un autre travail. J’ai su quand elle est morte que j’allais lui consacrer le reste de mes jours. Elle serait celle sur laquelle je n’en finirais pas d’écrire. Ce n’était pas une promesse que je me faisais, ni sans doute une injonction à laquelle j’obéissais, je me trouvais plutôt devant une proposition que je recevais comme une évidence. C’est pourquoi elle pouvait m’apparaître excessive sans que je fusse inquiet. Elle engageait une perception interne mais point ma personne tout entière, et d’ailleurs l’aurais-je pensé, je n’en aurais éprouvé que de la joie. J’apprends aujourd’hui qu’une année n’a pas suffi à l’effacer. Ces pages que je lui destine, je constate cependant qu’elles agissent sur moi et me transforment comme serait transformée une personne qui, sans croire en Dieu, passerait à prier autant de temps que j’en passe à écrire. En nous attelant à une tâche que nous savons devoir poursuivre longtemps, nous lui assignons un but. Je me l’étais formulé ainsi : lui construire un monument. Mais l’effectuation de cette tâche a sur nous des effets que nous n’imaginions pas. Au cours de cette année j’ai défendu contre des intrusions que je jugeais dangereuses une fidélité qui n’était rien d’autre que le temps et les dispositions d’esprit qu’il me fallait pour continuer à écrire ces mémoires. Il est alors surprenant et paradoxal que tout ce que j’ai cherché durant ma vie, cette apparente unité de soi qu’on se représente par l’adéquation des buts et de la volonté, alors que mon amour pour Marie semblait m’en éloigner, sa mort m’en aura rapproché. Il est douloureux, il est insupportable d’avoir à reconnaître que dans cette concentration sur soi, dans l’union intime entre le souvenir et l’acte d’écrire qui m’est donnée par sa mort, je trouve ce que j’ai voulu atteindre tout au long de mon existence. Je dois bien sûr reconnaître que la puissance de sa mort est dans l’emprise qu’elle exerçait sur moi, que je nomme amour. Mais n’est-ce pas, plutôt que mon amour, sa mort qui m’oblige à une fidélité dont ma solitude témoigne ? Si je n’ai pas refusé de rencontrer des femmes, il est clair que je refuse de leur accorder ce qu’elles ne peuvent qu’exiger. Pardon, ce territoire, ce n’est pas qu’il vous est interdit, c’est qu’il vous est inaccessible, vous n’avez pas les moyens de l’atteindre, je n’ai pas non plus les moyens de vous l’ouvrir. Et comme l’amour coïncide presque toujours avec une manière de possession, d’occupation du territoire, je les vois s’éloigner. Je n’avais pas envie de les retenir.
Commenter  J’apprécie          00
V

Quand nous faisons l’amour avec une femme que nous aimons, il nous arrive d’être poursuivis par une question insidieuse, si dérangeante que nous préférerions ne pas nous l’être posée : qu’est-ce qui peut nous donner à penser que nous l’aimons, elle, si rien ne distingue les plaisirs qu’elle nous donne de ceux que nous éprouvions quand nous étions avec des femmes qui nous plaisaient et parfois même avec des femmes qui, ne nous plaisant pas, n’en étaient pas moins à l’origine de plaisirs et de désirs qui nous surprenaient ? Devais-je penser, lorsque Marie et moi nous échangions des caresses et que nos mains et nos yeux s’arrêtaient sur ces parties du corps que nous avions cru, à l’époque des rendez-vous sans suite, nous être à jamais interdites ou dont nous avions craint après nos disputes être à jamais privés, que, tout à l’action sexuelle qui nous était prescrite, concentrés sur la sorte d’attention qu’elle réclamait, ou l’esprit occupé par les images, par les figures plutôt (les fantasmes ont en effet l’aspect attendu des figures de rhétorique) qui nous aidaient à poursuivre son incertaine et inévitable fin, nous avions si bien perdu l’amour que nous espérions au même moment mieux saisir, que l’aveu que nous en faisions, s’il nous arrivait de le prononcer ou de le recevoir, nous apparaissait déplacé et sonner comme une mauvaise réplique ? Et, en effet, quand nous faisons l’amour, si nous aimons, nous craignons toujours d’avoir perdu l’amour. J’en recherchais pourtant la preuve. J’aurais dû me dire que dans la mesure où je la recherchais elle m’était déjà donnée : je n’aurais pas eu l’idée de la rechercher si je n’avais déjà aimé Marie. Cette conscience de l’amour, j’essayais alors de la ranimer en m’efforçant, après avoir été trop près d’elle, de revoir son visage et de faire coïncider les sensations du plaisir et son image. Je me redressais, mais elle me ramenait contre elle. Et puis nous nous arrangions autrement, de telle sorte qu’elle était au-dessus de moi. Je pouvais ainsi ne plus la quitter des yeux ou alors, comme pour vérifier que c’était bien elle, que la réalité ne me trompait pas, je me tournais vers la bibliothèque toute proche, sur un rayon de laquelle j’avais posé une carte postale représentant une femme allongée, dont le corps était tout à fait semblable au sien et je me disais que le regard que je posais sur elle ne devait pas être très différent de celui du musicien qui, tout en continuant de jouer de l’épinette, s’était à demi tourné vers la blonde déesse souriante et nue. Et puis elle se laissait retomber sur moi. Elle avait besoin d’une pause ; elle reprenait souffle, retenant encore en elle le plaisir et, aspirant l’air, l’empêchant d’échapper. J’imagine que si j’avais continué à la caresser, à la serrer contre moi, elle aurait aussitôt replongé au sein de ce fleuve féminin qui la portait comme les filles du Rhin au gré de ses ondes. Je la laissais se reposer et j’en profitais pour me reposer aussi. Le repos n’était cependant qu’un prétexte. Je comprends maintenant que je ne voulais pas tant prolonger la durée de nos plaisirs que, de toute la matinée, faire une matinée consacrée à l’amour.
Commenter  J’apprécie          00
IV

Quand le petit déjeuner était prêt, avant de l’apporter dans la chambre j’allumais la radio ou, si le morceau qu’on y jouait ne convenait pas, je mettais un disque. J’espérais que la musique dont j’avais réglé le volume, diffusant dans la chambre par deux haut-parleurs, après ma sortie du lit et les bruits venant de la cuisine, achèverait de la réveiller. Et en effet dès que j’entrais portant le plateau, elle tournait le visage, me souriait, puis se dressant à demi elle appuyait sur le bouton de la manette actionnant le moteur qui soulevait la tête du lit et le transformait en siège pullman. Lorsque je laissais la radio, si j’étais souvent incapable de donner le titre de l’œuvre, je reconnaissais presque toujours après quelques mesures le compositeur qui l’avait composée et, sous la forme d’une devinette, je demandais à Marie : « De qui est-ce ? ». Au lieu de dire qu’elle ne savait pas, elle restait silencieuse et baissait la tête. La plupart du temps, cependant, je préférais protéger ces moments des hasards de la programmation radiophonique et, avant de mettre un disque, je lui demandais ce qu’elle aimerait entendre. Excepté les matins où elle réclamait la musique russe qu’elle m’avait offerte après son voyage à Saint-Pétersbourg, elle m’en laissait le choix. Il se portait sur des œuvres accordées à notre petit déjeuner (autant, quoique d’un tout autre esprit que les concerts de kiosque des stations thermales à l’heure de la promenade), susceptibles de nous tirer de l’autisme du sommeil et des rêves et surtout de nous préparer aux moments qui allaient suivre. Musique de chambre ou de piano que je voulais tout à la fois alerte et grave, pudique et passionnée, rêveuse, mélancolique et allègre, qui nous aurait aidés à croire au vieux rêve d’une concordance de la musique et de la volupté. Faire l’amour alors, mais comme on fait de la musique, de la même manière que, dans le plaisir qu’elle nous donne, nous entendons tout autre chose que le plaisir, et que son mouvement nous emporte vers la destination d’un lieu dont elle nous laisse seulement pressentir l’existence. Je percevais d’ailleurs dans le plaisir de Marie d’autres analogies avec la musique. Comme arrivé à son terme il recommençait, le temps semblait se diviser comme dans une sonate, un concerto ou une symphonie, et les mouvements se différenciant les uns des autres autant qu’un andante d’un presto, un adagio d’un allegro, chacun était une partie irremplaçable de l’œuvre. Ce n’est évidemment pas que la musique nous impulsait son rythme et nous faisait aller, comme une fanfare les soldats qui défilent. Nous demandions à nos caresses tout comme à la musique qu’elles nous révèlent, avec le plaisir qu’elles nous donnaient, le lieu indécis de l’amour.
Commenter  J’apprécie          00
XIV

La représentation de Peter Grimes à laquelle nous avions assisté en ce soir du 25 mars semblait vouloir contredire mon opinion. Tout ce qui touchait aux perceptions, le souvenir que je gardais d’un décor, les places que nous aurions occupées, tout cela se réfractait à l’intérieur d’un milieu peu clair qui embuait les contours, tandis que l’impression produite par le chanteur, à laquelle je n’avais jamais repensé, m’avait inspiré un rapprochement (et pour formuler nos impressions nous ne pouvons nous passer de rapprochements ou de comparaisons). La douloureuse solitude de Peter Grimes enfermé en lui-même, en butte à l’hostilité des villageois, rappelle bien le sort de Florestan dans l’opéra de Beethoven, détenu dans une forteresse, persécuté par la cruauté de Pizarro.
Au cours de ce mois de mars je me rendais souvent seul ou avec Marie dans les jardins du Palais-Royal ou aux Tuileries. Par un après-midi d’un des premiers beaux jours du printemps, je pris des photos des bourgeons des marronniers et, encore couvertes d’un duvet jaunâtre de poussin, des feuilles naissantes qui s’ébrouaient. Je montais sur les chaises en métal ajouré pour m’en approcher. Ces photos venaient à la suite de celles que je prenais des branches, des feuilles, des surfaces et des matières plus ou moins transparentes ou réfléchissantes, des cieux à la fin du jour, des nuages et leurs irisations, de l’eau et ses mobilités, enfin de tout ce qui jouant sur les registres de la lumière, interprétant ses intensités et ses douceurs, contribuant à en multiplier les nuances, à lui faire parcourir la gamme des teintes et l’échelle des valeurs, laissait apparaître la lumière comme le seul motif que j’avais cherché à fixer. Je souhaitais photographier la lumière, mais je n’avais pas plus d’espoir d’y parvenir que si j’avais voulu photographier Dieu. Se tenaient à ma portée du moins les habitants qui, avec faste ou humilité, en proclamaient la joie et la beauté : les monuments, parmi lesquels se distinguaient surtout ceux qui glorifient Dieu, ou les fleurs qui déploient bien des arguments pour nous persuader qu’il n’est pas improbable. Marie, si sensible aux fleurs et séduite par la plus humble d’entre elles, mais mécréante, ne se laissait donc pas convaincre.
Commenter  J’apprécie          00

autres livres classés : romanVoir plus
Les plus populaires : Littérature française Voir plus


Lecteurs (8) Voir plus



Quiz Voir plus

La guerre des clans Tome 1: "Retour à l'état sauvage"

Qui est le mentor de Nuage de Jais

Coeur de Lion
Etoile Bleue
Griffe de Tigre
Poil de Souris

11 questions
356 lecteurs ont répondu
Thème : La guerre des clans, Cycle I - La guerre des clans, tome 1 : Retour à l'état sauvage de Erin HunterCréer un quiz sur ce livre

{* *}