De toutes les auteures françaises actuelles,
Emmanuelle Bayamack-Tam alias
Rebecca Lighieri est à mes yeux la plus fascinante et la plus audacieuse.
Fascinante et audacieuse par sa langue, capable de mêler dans une même harmonie un vocabulaire recherché aux termes les plus crus et les plus triviaux. Je ne vois pas un seul écrivain aujourd'hui qui entrelace avec un si évident talent les circonvolutions de la langue classique aux fulgurances de l'argot, un argot qui, sous sa plume, loin d'apparaître plaqué ou artificiel, insuffle une vitalité et une authenticité inouïes au récit. Elle me fait penser au compositeur de musique électronique Thylacine, qui mixe avec aisance les rythmes syncopés de la techno avec les symphonies lyriques de Verdi ou de Beethoven. La musique est d'ailleurs omniprésente dans l'oeuvre de Bayamack-Tam, où sans surprise, l'opéra dialogue avec le rock n'roll et la pop music. Mais ce qui traverse toute son oeuvre, plus encore que la musique, c'est la poésie et son équivalent populaire : la chanson.
La poésie est bien davantage qu'un agréable passe-temps pour les personnages de ses romans, elle est ce qui les aide à vivre, ce qui leur permet de supporter la laideur ordinaire du monde. Dans
Si tout n'a pas péri avec mon innocence, la jeune Kim tente, en vain, de partager son amour naissant pour la poésie, en particulier pour
Baudelaire, avec son obtuse famille. Dans
Je viens, Charonne la mal-aimée trouve le salut dans sa rencontre ave le fantôme du poète héroïnomane Coco de Colchide. Et dans ce roman-ci, la poésie est placée au coeur de la théologie et de la liturgie de la secte de
la Treizième Heure, qui termine chacune de ses célébrations par ce sonnet de
Nerval :
« La Treizième revient… C'est encor la première;
Et c'est toujours la seule, ou c'est le seul moment ;
Car es-tu reine, ô toi! la première ou dernière ?
Es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant ?… »
La beauté est ce qui confère au monde sa suprême valeur, la poésie est ce qui l'incarne le mieux, elle agit comme un guide spirituel, au même titre que la foi, dans l'existence de ceux qui ont la chance d'être touchés par elle :
« Tout est dit, tout est là, et il n'y a qu'à ouvrir
Les Fleurs du mal pour trouver des façons d'exister. »
Mais si la beauté est une raison nécessaire, elle n'est pas une raison suffisante pour assurer le bonheur, ou, à défaut, une vie à peu près digne d'être vécue. Ce qui permet aux êtres de grandir et de s'épanouir vraiment, c'est l'amour. Or, l'amour est précisément ce qui fait gravement défaut aux familles disséquées de livre en livre par Bayamack-Tam. Les jeunes héros et héroïnes de ses romans sont le plus souvent en butte à une mère incapable d'aimer et à un père qui s'efforce tant bien que mal de pallier aux insuffisances maternelles. Ces enfants et adolescents en manque d'amour se heurtent de surcroît à l'indifférence ou au rejet de la part de leurs camarades d'école, quand ils ne sont pas harcelés, ou maltraités.
Parfois, ces enfants mal-aimés grandissent, puis tombent follement amoureux. Et c'est à la fois ce qui les perd et ce qui les sauve. L'amour chez Bayamack-Tam est incandescent, absolu et indissociablement lié à la sexualité, une sexualité décomplexée et solaire, qu'elle décrit comme tout le reste, de cette façon incomparable qui fait entrer en résonance l'image et la métaphore avec le vocabulaire le plus cru :
« Je ne verrais aucun inconvénient à baiser Nelly tout en pensant à Hind, à la fleur ouverte de ses aisselles, au renflement de ses seins, à sa cambrure duveteuse, à la perfection de ses fesses – et à sa verge grossissant dans ma bouche quand elle me laissait la sucer. »
Mais d'autres fois, ces enfants mal-aimés trop doux, trop tendres pour survivre à la cruauté de notre monde, meurent dans la fleur de l'âge. Ce sont toujours les garçons qui meurent. Les filles, elles, développent une force intérieure inexpugnable qui leur confère une aura hors du commun, aidées en cela par l'amour qu'elles savent dénicher là où on ne l'attend pas : chez de très vieilles dames retirées du monde, dans un camp de gitans où l'on vit d'expédients, ou encore dans une secte qui célèbre l'amour tout en récitant du
Ronsard.
La secte fait pour la première fois son apparition dans l'oeuvre de Bayamack-Tam avec
Arcadie. Elle offre à Farah, jeune adolescente intersexuée, un cocon hyper protecteur dans lequel l'amour règne sans partage, mais duquel elle doit s'extraire pour mener une vie autonome et adulte. Dans
La Treizième Heure, nous retrouvons une adolescente hermaphrodite du nom de Farah, placée dans un contexte différent. Élevée par son père, Lenny, qui prépare sa communauté de croyants à l'imminence de la fin du monde, elle est issue d'une filiation extrêmement embrouillée. Sa mère, Hind, l'a abandonnée à sa naissance, mais qui est cette femme, au fond? Est-elle bien sa mère? D'ailleurs qui est la mère, à une époque où le concept de mère est brouillé par l'évolution des pratiques culturelles et scientifiques? Et Lenny, cet homme qui l'aime plus que tout et prend soin d'elle depuis sa naissance, est-il bien son père? Car dans ce roman plus que dans tout autre roman de Bayamack-Tam, les êtres ne sont pas clairement assignés à un genre.
En questionnant, à travers le personnage de Farah ou de Hind, la transidentité, l'auteure perpétue un questionnement qui traverse, me semble-t-il, toute son oeuvre : qu'est-ce que la normalité ? En mettant en scène des personnages qui, par certaines de leurs caractéristiques physiques — handicap, obésité, extrême vieillesse, vulve ou bite atrophiées… — raciales ou autres — beurs, gitans, gays, lesbiennes, queer, trans…— n'entrent pas dans le cadre normé communément admis, elle nous amène à penser à rebours de la pensée dominante. Sous sa plume, l'anormal a l'air d'être la norme ou plutôt, apparaît plus aimable et désirable que la norme, la transgression nous sauve de la normalité morose et du conformisme sclérosant.
Au fil de son oeuvre, tour à tour solaire et crépusculaire,
Emmanuelle Bayamack-Tam alias
Rebecca Lighieri, « soignant ses images et serrant de près le sens dans le langage » , nous adresse encore et toujours le même message : cultivez vos singularités, tâchez d'être un esprit libre, même si le prix à payer est la solitude. Cependant, même si son énergie, sa force de conviction m'ont paru intactes dans
La Treizième Heure, j'y ai décelé, affleurant ça et là, un profond découragement.
« Qui sera là ? Personne. le désastre aura eu lieu. Et je ne parle ni des méga-feux, ni des cyclones, ni même des virus qui menacent de nous décimer, vague après vague, variant après variant. Non, je parle du saccage de l'innocence, je parle du programme de destruction massive de la pensée, je parle de la persécution à grande échelle de tout ce qui est beau, sauvage et libre. »
Aussi, lisons cette auteure étonnante au message profondément humaniste qui sait si ardemment nommer les choses, et célébrons avec elle tout ce qui est beau, sauvage et libre.