Le titre de l'ouvrage tend à laisser penser qu'il s'agit d'un exercice de style « ludique » dans lequel l'auteur s'amuse à proposer une autre solution à l'énigme policière posée par
Agatha Christie dans un de ses romans les plus connus,
le meurtre de Roger Ackroyd. Cet aspect-là est bien présent, mais ce n'est pas le seul, et ce n'est pas ce qui m'a le plus intéressé dans le livre.
Après nous avoir résumé le roman,
Pierre Bayard, s'attaque aux principes de base qui permettent aux romans policiers de fonctionner. Son analyse n'est sans doute pas originale (elle s'inspire en particulier de van Dine), mais elle met en évidence, d'une manière synthétique et claire, ces principes. Il insiste en particulier sur la manière dont l'auteur de romans policiers dissimule la vérité au lecteur, tout en ayant l'air de la mettre devant ses yeux, en lui donnant l'illusion qu'il aurait pu trouver la solution.
Agatha Christie y est, d'après lui, passée maître. Pour y arriver, différentes techniques existent. On peut déguiser la vérité ou un élément essentiel de cette vérité, c'est à dire la rendre méconnaissable. Par exemple en semblant ôter à l'assassin la possibilité d'avoir commis le meurtre, ou en le rendant insoupçonnable du fait de sa fonction, ou de quelques propos ambigus du détective.
Pour empêcher le lecteur de prêter attention aux éléments qui pourraient l'amener à la solution, l'auteur peut tenter d'attirer son intérêt sur des faits, des objets, ou des personnes qui semblent désigner un autre coupable, ou qui n'ont aucun intérêt pour l'enquête, c'est le détournement.
Pierre Bayard en arrive à conclure, qu'au final, la mécanique du roman policier vise à empêcher le lecteur de penser, de former des idées précises, en l'égarant. En le noyant sous des éléments nombreux et non pertinents, et en dissimulant d'une manière ou d'une autre les seuls qui sont vraiment essentiels. Une sorte de jeu entre l'auteur et le lecteur.
L'auteur dispose d'un puissant levier pour induire en erreur son lecteur : l'omission. Comme le docteur Sheppard, le narrateur du Meurtre de Roger Ackroyd, il n'est pas obligé de tout dire. Ce procédé reste toutefois délicat à manipuler : il faut que l'omission passe inaperçue, ou qu'elle ait une raison valable, sinon le lecteur risque de trouver que l'auteur triche. Dans le cas où c'est le narrateur qui s'avère être le meurtrier, elle devient justifiée : il est normal que l'assassin cache des choses.
Ce jeu de pistes nombreuses dont beaucoup sont fausses, d'omissions, d'éléments pertinents présentés de manière à ce qu'ils passent inaperçus, provoque chez le lecteur une tentative de donner du sens, même si l'auteur essai de l'empêcher de penser efficacement, autrement dit à interpréter les données fournies par l'auteur pour résoudre l'énigme. Au point de pouvoir aboutir à des interprétations délirantes. Psychanalyste, en plus d'être professeur de littérature,
Pierre Bayard développe cet aspect des choses, et en arrive à accuser Poirot de finir par fournir ce type d'interprétations. La question est délicate et dépasse le cadre du roman policier. A un moment, on en vient à se poser la questions du caractère délirant des interprétations littéraires elles-mêmes (sans oublier l'interprétation délirante qui pourrait être consubstantielle à la psychanalyse). L'auteur tente de ramener la raison, et trouve un point d'appui chez
Tzvetan Todorov, qui distingue deux sens au mot « vérité » : la vérité-adéquation, qui fonctionne en tout ou rien, et la vérité-dévoilement, qui fonctionne en plus ou moins. Une grande partie de textes littéraires, et de leurs interprétations relèveraient de la vérité-dévoilement. D'une certaine manière on pourrait dire que ce qui serait délirant, ce serait de considérer la majorité des contenus littéraires ainsi que leurs interprétations comme des vérités-adéquations.
Ce qui autorise, d'une certaine manière, l'auteur, à fournir sa propre résolution du meurtre de Roger Ackroyd, différente de celle d'
Agatha Christie. Qui, à mon avis, est encore plus problématique que celle de la reine du crime, même si
Pierre Bayard pointe quelques faiblesses indéniables dans la raisonnement de Poirot à la fin du roman. Compte tenu de ce qui a été dit précédemment sur les procédés des romans policiers, ces faiblesses sont inévitables : enchevêtrements des pistes, les subterfuges pour ne pas permettre au lecteur de soupçonner le vrai coupable, finissent par produire des éléments qui ne colleront finalement pas complètement dans le tableau final. Même si à mon sens,
Agatha Christie est peut-être l'écrivain qui réussit à produire les textes les plus cohérents et les plus solides. Les plus convaincants en tous les cas pour un « vrai » lecteur, qui cherche dans sa lecture, un distraction, un plaisir avant tout.
En réalité, ce qu'un lecteur de romans policier cherche, ce n'est pas à mettre en déroute et à démasquer un meurtrier. Car celui-ci n'existe que dans le cerveau et le texte rédigé par l'auteur. Non, je crois que le lecteur se mesure à ce dernier, et essaie de trouver avant le moment choisi par le romancier pour révéler « la vérité », à trouver la solution de l'énigme imaginée par l'écrivain. A démasquer sa logique, à écarter les pistes trompeuses, à repérer malgré toutes les astuces pour qu'on ne les voit pas, les éléments signifiants. A être plus malin, non pas que le meurtrier, mais que l'auteur-démiurge dont il est une créature. C'est pour cela que l'on pourrait considérer que la tentative de
Pierre Bayard de donner une interprétation alternative du crime de Roger Ackroyd, est un essai de prendre la place de l'auteur, un acte symboliquement très fort.
Un livre qui ouvre des pistes intéressantes, et qui est souvent assez amusant en plus. A conseiller aux amateurs des romans policiers certainement, mais en réalité à tous les amateurs de la littérature.