Les gens comme moi, ceux qui ne voient pas les couleurs, ont une particularité peu connue, c’est qu’ils sont capables de déjouer la plupart des tentatives de camouflage. Pendant la Seconde Guerre mondiale, on nous employait dans les bombardiers. Nombre d’entre nous sont très forts pour repérer les oiseaux et les serpents dont les couleurs sont mimétiques. La raison en est que, justement, la couleur ne nous égare pas. À la place, nous nous concentrons sur les différences de tons et de formes. C’est pourquoi je vois très bien l’homme dans la Mercedes, enfin pas si bien que ça, mais assez pour le reconnaître. C’est le type chauve que j’ai vu bavarder avec Knob tout à l’heure.
Il passe et repasse en faisant rugir son moteur en signe de puissance, et je distingue nettement son profil qui m’aide à comprendre un peu mieux : non seulement je l’ai déjà vu, mais je l’ai photographié à son insu plusieurs fois.
En vérité, je n’ai jamais couché avec une femme mais si je ne l’ai pas dit carrément c’est que je préfère éluder la question pour ne pas entrer dans le jeu des confidences. Elle s’est beaucoup dévoilée ce soir, elle m’a montré de quoi elle était capable, de manipuler les gens, de nouer des alliances par opportunisme, elle peut agir sous l’empire de la colère, de l’ambition, de la soif de reconnaissance. Quant à moi, je suis sûre de ne pas avoir montré que mon meilleur profil non plus. Mais je me rappelle soudain l’un des préceptes de ma prof d’arts martiaux, Rita Reese : Ne jamais présenter son visage tout entier à l’adversaire.
Il prétend qu’il a vingt ans, mais on lui en donnerait dix- sept. On dit que le vice fait vieillir avant l’âge, Tim est la preuve parfaite du contraire. Sa beauté immaculée est son capital dans l’existence. Sa peau est couleur crème, ses joues sont fraîches, il représente pour ses clients l’adolescent idéal. Il m’a confié qu’il voulait faire le tapin quelques années encore, mettre de l’argent de côté et arrêter. Il a ajouté, après une pause, qu’il avait déjà réuni cinquante mille dollars. Quand je l’ai regardé, incrédule, il m’a souri de manière énigmatique.
Aujourd’hui, je me dis que ce jour-là, d’une façon très subtile nous étions en train de faire l’amour, lui le modèle, moi la photographe, nous étions en symbiose, engagés dans la même danse d’amour. Aucune parole échangée. Juste des mouvements qui s’épousaient parfaitement. Dans ses poses il semblait deviner ce que je cherchais, et moi mon appareil était attentif au moindre signal de sa part. Tout cela signifiait à peu près : « Oui, c’est ça, embrasse-moi là, et là aussi. » Le déclencheur claquait comme un coup de langue, comme un baiser à l’endroit choisi.
...je pense plutôt à mon infirmité, à mon incapacité de voir les couleurs et à toutes les légendes qui s’y rattachent. On prétend, par exemple, que seuls les garçons en sont atteints et qu’ils héritent cela de leur mère. En fait, le gène responsable, comme dans le daltonisme, est plus fréquent chez les hommes, et la mère peut le transmettre par son chromosome X. Si la mère est porteuse et si le père est affecté par l’anomalie, alors leur fille peut très bien hériter du gène anormal par ses deux chromosomes X et développer l’anomalie à son tour.
William Bayer nous parle de sa famille d'écrivains.