Certains soirs me manque mon âme telle qu'elle est vraiment, grivoise, malsaine et pourtant régie par sa morale à elle, préoccupée, en veille comme au repos, par cette science de la jouissance et les façons d'apporter ma pierre à ce bel édifice turgescent - le monstre que je suis certains soirs me manque.
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Une femme ou une pute, pour un homme qui se retrouve seul face à elles, ce sont les mêmes créatures mystérieuses au visage desquelles on voudrait bien accrocher un sourire.
Elle a oublié qu'en chaque client sommeille un homme aspirant à devenir plus qu'un monsieur qui a payé.
"Mais... c'est légal, ici ?
- Tout est légal. La prostitution, les bordels, les escort-girls...
- Mais, dis-moi, c'est le paradis !"
Près de deux ans dans un bordel n'auront rien fait pour m'insuffler cette audace que je leur envie. Deux ans immergée dans un monde où elles se reniflent sous toutes les coutures, et je rougis encore lorsqu'une fille m'embrasse sur la joue.
Je pense chaque fois, voilà des femmes qui sont vraiment des femmes, qui ne sont vraiment que ça. Voilà des êtres éminemment sexués qu'on peut définir sans aucun mal.
Peut-être que je suis trop vivante pour cet endroit. Peut-être que ne vois pas comment le sexe, qui est la grande joie sombre et claire de la vie humaine, devrait être glauque sitôt qu'il est tarifé.
La vie d'une pute au quotidien ne se trouve pas améliorée, ni même adoucie par un joli papier peint ou un point de lumière judicieusement placé ; mais parfois la cage est si coquette qu'on en viendrait presque à oublier le reste. On s'endort comme de vieille chattes, fuyant paresseusement dans les coins sombres lorsque le maître est d'humeur douteuse.
Mais lorsque je vois ce que cette même société juge acceptable, j'aime encore mieux recommander une bière bien fraîche à la santé de toutes les putains du monde.
"Tu sais, le pire, quand on a une femme, des enfants et une maîtresse, ce n'est pas d'être amoureux de quelqu'un avec qui on ne pourra jamais passer plus de deux heures d'affilée. Ce n'est pas que cet amour soit unilatéral ou condamné d'avance. Le pire, c'est de devoir rentrer chez soi en portant sur ses épaules un monde écroulé et de faire en sorte que ça ne se voie pas. Trouver la force, Dieu sait où, de sourire et d'être normal, alors qu'à chaque seconde de cette comédie, ce monde écroulé s'émiette encore, inlassablement. Le pire, c'est que ce soit possible. Et faisable. Et qu'on le fasse. Des jours, des semaines, des mois entiers, avec ce trou béant dans le coeur."