Régimes amoureux et sexuels, et politique du fantasme
(attention, cette critique dévoile des éléments de l'intrigue)
" Quand je pense que tu as cru toute ta vie qu'il te fallait un autre amant que moi ! Réfléchis un peu. "
(page 218)
Odile l'été, que des critiques peu regardants pourraient, hâtivement, classer du côté du simple récit érotique voire pornographique, est une assez belle réussite. Celle d'une écriture, et celle d'une littérature, sans pour autant être à thèse, d'idées et de pensée, puisque ce texte prend part à une collection, Fauteuse de trouble, qui se propose de faire entendre d'autres voix et d'autres regards sur la sexualité et le désir.
L'écriture est fine, et la composition, particulièrement ouvragée, à partir de cette histoire d'une relation, née dans l'enfance, mais qui révèle, plus tard, qu'elle n'en a pas vraiment la candeur, et qui s'avère, bientôt, glauque, parce que déséquilibrée et abusive... Avec Odile, c'est assez « à la papa », que ça se trame, dans un jeu de reproduction des schémas de domination, sûrement issus des modèles parentaux d'une époque, d'une classe, et d'une culture, plus ou moins consciemment patriarcaux et machistes. Assez troublant, certes... mais vite insupportable.
Comme si le principe de domination, inévitable, venait, très tôt, et malgré tout, s'imposer à ces deux êtres, au-delà de leurs premiers jeux et de leurs explorations, qui ne manquent pas d'effusions érotiques, en tant que principe issu de la domination sociale masculine, ce que le texte ne manque pas de critiquer, comme les fantasmes - si importants, dans une relation amoureuse et désirante, tout autant que les récits faits à l'autre - qui s'y forment, sont frappés d'une forme de masculinisme hétéronormé, consommateur, consumateur, permanent et triomphant...
Et cela dure une grande partie du récit, sans véritablement évoluer, sauf à se creuser, avec le détachement et le départ d'Odile, l'abandon de la narratrice, au bout de l'humiliation et de la soumission, leurs expériences respectives... jusqu'à sa réaction, au sortir d'un cauchemar, et à sa décision, au bout d'un marasme, de retrouver Odile, des années plus tard... Enfin, serait-on tenté de dire.
Jusqu'à cette fin, sublime comme une chute, à valeur d'avènement, qui révèle qu'elles accèdent à cette révélation, par la médiation de fantasmes échangés, partagés, jusqu'au paroxysme, que leur relation, leurs désirs, leurs plaisirs peuvent échapper à cette configuration et à cette perversion masculinistes, surplombantes... Jusqu'à ce dernier geste d'Odile, révélateur, quand elles s'apprêtent à sortir, ensemble, le dernier soir de cette histoire (soit plus de vingt ans après l'invention de leurs jeux et la découverte du plaisir), qui rattache ses cheveux, alors que la narratrice lui a demandé de les relâcher, et qui se trouve ravissante, sans ça, en ayant ces derniers mots, délicieusement complices, dans leurs regards qui se saisissent, enfin, en un miroir : « Pour quoi faire ? Il n'y a pas d'hommes, ce soir. »
Et leur(s) amour(s) de pouvoir, enfin, exister librement... d'en tenir, finalement, la promesse, en tout cas, avec cette fin ouverte, hors de cette chape et de ce contrôle, en une dialectique du Sujet et de l'Objet...
Et c'est la force, à l'oeuvre, d'
Emma Becker de jouer de l'art du récit, et de son écriture, admirable de justesse, ni légère, ni grave - gravitationnelle, par la composition, jusqu'à cette libération, où le fantasme se trouve, enfin, être le ferment du désir, d'un désir partagé et assumé, libéré - sauf à interroger, conjointement, et c'est la faiblesse de cette oeuvre, la question de l'indépendance : point de ce récit et de cette histoire évoqué, à plusieurs reprises, mais jamais mis en perspective, et finalement laissé en plan, presque aveugle. On pourra le regretter, quand on sait son lien, social et politique, avec la question de la liberté... et ce récit amoureux, non sans trouble à l'ordre sexuel établi, certes, de passer à côté d'un vaste pan, resté figé, à un niveau, finalement, très conservateur, de la situation de son propos et de son objet... sans trouble à l'ordre capitaliste de la domination économique et financière patriarcale et masculine. Et Odile de demeurer, le jour, pas question d'en changer, une de « ces femmes bien mariées », à la « vie bien ordonnée » - indépendante ? on peut en douter.