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Critique de Kiyoaki


Première chose : Honte à moi d'avoir mis si longtemps avant de lire Fin de partie. Je ne sais ce qui m'a retenue, ce qui m'a empêchée, ce qui m'a fait hésiter -dirait Beckett. J'ai toujours été une grande amoureuse de la littérature (et donc du théâtre) de l'absurde ; j'ai toujours été une grande amoureuse de Beckett lui-même, par suite. Sa belle figure, si caractérisée, si contrastée, parfois peut-être, plus expressive que ses récits sans queues ni têtes (parce que lui, déjà, il en a une de tête). Je me rattrape tout de même sur l'intensité et l'envie que j'ai ressenti dans ma lecture vorace et rythmée de cette pièce. Après tout, comment lire Beckett autrement qu'en le dévorant ? J'aurai mangé la couverture si elle n'était pas si belle. Avaler du Beckett, c'est pas bien dur, ça passe tout seul (quand on est déjà préparé à ce que peut être du Beckett ; quand on est novice c'est autre chose : c'est amer et ça gratte le fond de la gorge). On est même pas tout à fait rassasié une fois la pièce consommée, on en redemanderai encore s'il y avait un peu de rab'. La beckettoboulie n'est pas donnée à tout le monde, c'est une maladie qui se mérite. Pour cela, il ne faut pas compter les calories. Avaler sans compter. Lire sans rechigner. Toutes ces phrases collées les unes aux autres, se balançant d'une bouche à l'autre dans un rythme jamais entraînant, toujours empêché, toujours hésitant, encore tremblant : il faut le supporter. L'estomac ne doit pas être trop fragile, sinon c'est le drame (il pourrait avoir régurgitation -et si l'on est allergique : tremblements). de mon côté, tout va bien, je suis infectée depuis longtemps. Les mots de Samuel rebondissent avec légèreté en mon intestin grêle, j'en ferai presque une sieste. Après quelques minutes de digestion déjà, après coup, je me sens repue. La pièce est bien faite, jolie à voir et à manger : les mots sont encore chauds en moi et je peux sentir leur odeur singulière de lucide désespoir (celui qui nous donne le rictus, ou même le fou rire). C'est comme un relent de pêche trop mûre au soleil, avec une pointe d'acidité, ou bien, parfois, un remugle de caféine. J'adore lire du Beckett. Ça se voit d'ailleurs : après une bonne lecture comme celle-ci, je me traîne, en pleine digestion, dans l'appartement, le sourire au lèvres, le ventre en plein ravissement et l'esprit, oui, presque, dans une sorte d'extase. Probablement ais-je l'air un peu idiote à ce moment-là. Comme toute personne sortant du restaurant, trop gavée, soûlée d'une nourriture délicieuse, les mains collées sur une grosse bedaine bien remplie.

Il faut bien expliquer, a minima, pourquoi j'aime tant l'aliment-Beckett. Faisant partie de mes plats préférés (les cyniques, les sceptiques, les désespérés, les extralucides, les obscènes, les railleurs, les tordus, etc.), il est évidemment toujours le bienvenu dans mon assiette, et quelque soit sa forme du jour (Beckett-amer, Beckett-absurde, Beckett-fou, Beckett-dangereux, Beckett-cynique, Beckett-joueur, Beckett-tricheur...). Les phrases sont incisée, entrecoupée de monologues fous et dépressifs, de soliloques incompréhensibles, de mots lâchés soudainement, sans raison, et de soupirs. S'il y en avait deux, comme lui, je serai en surpoids. J'en mangerai sans cesse, sans m'arrêter, irraisonnablement.
Il semblerait que ce soit une fois parvenu dans mon gros intestin que Samuel me soit le plus profitable, d'un point de vue pratique. J'en viens à ce stade de ma digestion, à penser, réfléchir, retourner, embrasser, recoller, rechercher, stopper, sur le texte même qui marmite en mon sein. Vous voyez où je veux en venir : c'est le moment où Beckett nous redonne quelque chose. Jusque-là, des phrases absurdes, scintillantes d'une beauté esthétique et sombre. Un bonheur pour toute personne légèrement (ou totalement) atteinte de dépressivite (dépression rapide et souvent accompagnée d'une poussée d'hormone de bonheur, complètement stupide, absurde dirait-on). Après ces beaux mots (des mots purs, innocents, presque), après l'ingestion, vient la macération, la décoction du texte et des idées. Bon, je sais, je ne suis pas censée parler d'idée ou de sens (certainement pas de concept) ici. Mais, même si l'absurde répugne au sens, il nous en donne un certain : celui de ne pas en avoir. le sens du rien, le sens du tout, le sens d'un joli mélange un peu fou-fou. Un sens peut-être brisé, rompu (on suppose la fin d'un temps, la fin de la terre, l'apocalypse, le plus rien, la suite de la vie, dans cette pièce -ou alors juste la folie). C'est un peu Les bas-fonds de Gorki, le côté social en moins. Ici, pas de distinction de classes, aucun statut, pas de dénomination claire. S'il y a domination de l'un sur l'autre (Hamm sur les trois autres personnages surtout), on ne sait même pas pourquoi, au nom de quoi il serait le dominant. Tout comme Clov, qui tente désespérément de trouver en lui le courage de se rebeller (de partir). Ce serait bien, ce serait beau, ça aurait drôlement de sens, mais il ne le trouve pas, ne sachant où chercher, ni pourquoi il le chercherait. Et d'ailleurs, quand il s'en va pour de bon (à la fin de la pièce ; fin de la partie, qui a gagné ?), l'objectif même de sa fuite a perdu tout son sens. A quoi bon ? Se répète-t-on. D'accord, s'en aller, mais, diable, Clov, pour aller où ?

M'enfin, bon, bref. Tout cela pour dire que j'adore Beckett. Que je le digère lentement, et que je savoure bien cette digestion. D'ailleurs, ceci, écrit-là, est probablement une partie du résultat de cette belle marinade. En même temps, je ne prévois rien de particulier, comme Beckett (ou ses personnages surtout), je ne laisse rien au sens ni à la providence. Je fais un gros legs au hasard, au gré du vent, qu'il se débrouille avec tout cela. Comme dit Ki-Taek dans Parasite de Bong Joon-ho (oui, ça fait un peu "surfeuse de la vague" mais je me le suis remis hier soir, il est donc en train de se mélanger dans mon tube digestif avec Samuel...) : "Ki-woo, tu sais quel genre de plan ne rate jamais ? Ne pas avoir de plan. Pas de plan. Tu sais quoi ? Si tu fais un plan, il n'aboutira jamais".
Lien : https://jusdereglisse.blogsp..
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