Une vie de moche

Nous ne naissions pas égaux. C’était la loi de la nature, dans le règne animal, il y avait des distinctions. Il y avait des crapauds et des coccinelles. Chacun fuyait les uns et cherchait les autres.

Evidemment, les parents trouvent toujours que leurs enfants sont les plus beaux du monde, par le fait d'une heureuse coïncidence. C'est mieux comme ça.
C'est une illusion que se donne l'animal pour garantir assez d'amour aux nouveaux-venus.
Mais peut-être vaudrait-il mieux qu'ils soient doués de lucidité et qu'ils préviennent leurs enfants :
- Tu vois, mon petit, le monde est divisé en deux, et comme tu n'es pas tombé dans la bonne catégorie, il faut que tu saches que ça ne sera pas facile… Ce sera parfois brutal, il y aura des jours de peine et d'aigreur.
(p. 31)

Moi, issue de la classe moyenne, mon physique me parachutait dans la classe moyenne inférieure. Elle faisait baisser mon capital social.
Partant de là, je préférais éviter de me mettre sur le marché libéral du travail, où règne la prime au physique. Sans parler de promotion canapé, un employeur aimerait toujours mieux s'entourer de jolies plantes qui le réhaussent aux yeux des clients.
J'ai opté pour un concours de la fonction publique. Au moins les belles plantes n'y sont pas favorisées. La fonction publique, c'est la chance des moches.

On est toujours le monstre d'un autre.

Beaucoup de gens vivent comme ça. Et l’amour ne vient jamais. Et ils s’en accommodent. Certains trouvent même que la vie sans cet espoir est plus légère.

L’assignation à la beauté est un mot d’ordre libéral
L’injonction à la fécondité est une manœuvre patriarcale
Je me donne le genre que je veux
Le genre, c’est pas du tout mon genre

J'ai rasé les murs,
j'en ai adopté la couleur .

Mon nez était bien un nez, avec deux narines. Mes yeux étaient bien des yeux. Et mes joues, et ma bouche. Qu’est-ce qui, dans mes yeux, mon nez, ma bouche, oeuvrait à ma disgrâce ?

Une femme sans homme n’était pas viable. Je n’étais pas viable.

Le temps joue pour les moches. La vieillesse est la grâce des disgracieuses. Elle prend sur elle leurs défauts.