Les raisons qui m'ont poussée à lire cet ouvrage me sont devenues obscures, deux ans après. D'ailleurs, il est probable qu'il n'y en ait jamais eu.
Après avoir été longtemps un disciple forcené de Badiou, Mehdi se désolidarise du maître comme on retire d'un coup sec le pansement collé sur une plaie encore vive. C'est la révolte de s'être laissé subjuguer par une outre vide qui, pourtant, et à condition d'appuyer sur les bonnes touches, produisait une agréable mélodie.
S'il est certes légitime de s'éloigner des maîtres qui furent, à une époque, nos plus grands inspirateurs, la charge de la véhémence que le disciple lui adresse nous laisse penser que la rupture n'est pas aussi nette qu'elle prétend l'être. Par ailleurs, comme l'avait bien compris
Oscar Wilde, « les tragédies des autres contiennent toujours des éléments de médiocrité infinie. » La compassion devient alors nécessaire pour se glisser dans la peau de la tragédie d'un autre, mais j'en possède bien peu.
Il m'aurait semblé raisonnable de critiquer Badiou pour son nihilisme, c'est-à-dire pour sa croyance absolue en des valeurs purement immanentes. Mais sa crédulité de vieille bique politico-mystique ne semble pas rendre Mehdi d'humeur chafouine et bien plutôt, il renchérit, approfondissant le nihilisme dans la plus totale ivresse :
« Pour ne pas tourner trois paragraphes autour du pot de chambre : ma conception de l'événement se démarque entièrement de celle de Badiou, bien plus encore que de celles de Heidegger et Deleuze. »
Ainsi donc, l'objet de la discorde serait-il si futile ? Facebook nous renseigne pourtant parfaitement sur la définition de l'événement : il s'agit d'un regroupement de personnes à une date et à un lieu donnés, autour d'une thématique définie à l'avance. Depuis le mois de mars 2020, tous les événements physiques sont devenus bannis. Aussi les consommateurs se réunissent-ils par l'intermédiaire de logiciels de visioconférences et se regardent mutuellement regarder leurs ordinateurs.
Mehdi reproche en outre à Badiou de n'avoir pas suffisamment tenu compte de la question du Mal avec une majuscule. Mehdi étend ce drame à l'ensemble de la philosophie qu'il rend ainsi plus ou moins responsable des péripéties tragiques du siècle passé.
« La philosophie n'ayant pas relevé la lettre du Mal immanent ; elle a joué, comme à sa déplorable habitude, à l'autruche, ou bien au Matamore anabolisé : au « surhomme » et à « l'inhumain ». »
Nous pressentons déjà que Mehdi est attiré par le Mal bien plus qu'il ne le serait souhaitable pour en devenir un adversaire triomphant. La question du Mal ne fascine-t-elle pas les individus qui s'en sentent le plus d'affinités ? Elle permet en tout cas à Mehdi de se différencier dans ce vaste champ de la branlette que l'on nomme philosophie :
« […] analyser la dialectique générale d'engendrement du Mal, édifier son Système. Voilà pour mon compte la seule définition que je sache d'une modernité philosophique digne de ce nom. »
Mehdi crache enfin le morceau : il est progressiste. Badiou ne l'était-il pas déjà ? Peut-être ne l'était-il pas suffisamment. En « jeune » philosophe de la modernité, Mehdi affirme qu'il ne conçoit pas la sexualité ni la lutte politique de la même façon que le vieux schnock qui lui a servi de gourou pendant des années. le privé et le public sont considérés comme des objets politiques d'égale valeur : dis-moi comment tu baises, je te dirais comment tu « luttes ». Dans le champ de la transparence, des ébats politiquement corrects garantissent la légitimité du droit positif – et le politiquement correct n'est autre que le progressisme. Ainsi Mehdi, par lui-même défini comme un philosophe rebelle, nous présente la tarte à la crème de la libération sexuelle avec ses jouets en plastique et ses déguisements en latex. Heureusement, nous pourrons ensuite lire
Philippe Muray pour nous laver l'esprit.
« […] je tiens, et d'évidence, le SM pour une des singularités historiques les plus passionnantes philosophiquement de notre temps, exactement au même titre que l'amour courtois au Moyen Age. »
Décidément bien gourmand, Mehdi se tape ensuite la tarte à la crème de l'éloge de l'art – l'art pour tous, de la maternelle à l'EHPAD, en ingurgitation forcée du café à la verveine. Mehdi est un bon petit zozo de notre époque.
Que vous dire de plus, si ce petit exposé de connerie pour les nuls n'a déjà pas suffi à vous convaincre de passer votre chemin ? Non seulement Mehdi n'attaque pas Badiou pour les bonnes raisons, mais en plus il en rajoute, se précipitant encore plus profondément dans le nihilisme. Si Mehdi rejette Badiou comme une greffe gangrénée, ce n'est que pour nous présenter, dans l'orgueil le plus entier, « son » petit système, qui ne lui semble exceptionnel que parce qu'il est sien, et qui nous semblera, à nous qui ne connaissons pas suffisamment Mehdi pour l'aimer au-delà de ses prétentions intellectuelles, nul.
« […] j'ai senti dès l'achèvement de L'esprit du nihilisme en 2007 que ce que je n'osais encore nommer à haute voix « mon » système n'avait plus grand-chose à voir avec celui de Badiou. Entendons : rien. »
Mais d'ailleurs, quel est-il ce système ? Souhaitez-vous le connaître dès à présent pour ne pas devoir lire cet ouvrage ? Je vous livre donc en exclusivité les quelques lignes qui le définissent :
« La transgression précède la législation et pas le contraire. le Mal nécessite l'idée réparatrice du Bien et pas le contraire : le Mal n'est pas l'ombre ontologique imparfaite d'un Bien archétypique, mais le Bien éthique qui n'arrive qu'après le Mal a été fait dans le dos de la Science. le bien se déduit de la connaissance décillée du Mal et pas le contraire. »
Plongez donc hardiment dans le mal, chers amis, puisque plus personne ne comprend le bien. Plongez donc bravement vos mains dans le purin philosophique de Mehdi s'il vous prend des envies de rénover l'irrénovable. Badiou, Mehdi, même combat, le match est nul.
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