Il y a quelques années, l'un des sujets de l'agrégation d'histoire (le sujet de géographie) était "Géographie des conflits". Parmi les thématiques explorées par ce sujet figuraient précisément les conflits liés à
l'aménagement du territoire : de nombreux chercheurs démontraient dans les manuels que cette question de l'aménagement suscitait de vives oppositions entre les décideurs (pouvoirs publics, entreprises privées chargées des travaux) et les citoyens qui voyaient leurs modes de vie bouleversés qui par une voie de chemin de fer, qui par une autoroute, qui par un aéroport ou par l'apparition d'un centre commercial.
Aurélien Bellanger fait de cette question, essentielle dans l'histoire contemporaine de la France, un roman foisonnant, encyclopédique, presque un roman noir dont la narration, hélas, connaît un aboutissement un peu décevant.
Toute l'action se passe dans le département de la Mayenne, dans la petite ville d'Argel. Ancien bourg rural rattaché à l'agglomération de Laval par la progression urbaine, Argel est le noyau familial de trois familles qui vont s'affronter : la famille Taulpin, à la tête d'un groupe international de BTP auquel on trouverait des ressemblances avec le groupe Bouygues ; la famille d'Ardoigne, aristocrates désargentés détenant le titre de marquis et reconvertis dans l'esotérisme ou la politique ; la famille Piau, anciens paysans qui ont connu la transformation de l'agriculture en industrie agroalimentaire, et dont les rejetons seront chacun les pions manipulés au coeur de la partie. A côté de cela, d'autres personnages joueront un rôle essentiel, sans être affiliés à l'une ou l'autre de ces familles : Roland Peltier, ancien Préfet de la Loire-Atlantique et grand penseur de
l'aménagement du territoire à l'échelle de la France et Clément, un jeune archéologue qui apportera un éclairage essentiel à l'énigme posée par l'existence d'une mystérieuse grotte sous le château d'Ardoigne. La structure du roman repose sur l'enchaînement, chapitre après chapitre, de l'évocation de ces ces personnage ou de leurs actions ; ainsi Bellanger ménage-t-il le suspense et parvient-il à construire, peu à peu, un livre résolument ambitieux.
Ce qui met le feu aux poudres, c'est l'arrivée prochaine de la LGV au coeur du territoire mayennais. En réalité, la LGV ne fait que passer : il s'agit de raccorder Rennes, et donc la Bretagne, à Paris, selon le bon vieux système radial qui fait de la capitale l'origine et la destination de tous les grands axes de circulation en France, et ce malgré le timide effort opéré depuis quelques années pour établir des lignes qui font communiquer les provinces entre elles. Cette vision parisiano-centrée ne doit rien au hasard : ici apparaît concrètement, éventrant les forêts et perçant les montagnes, le jacobinisme de l'Etat français. Au nom du progrès, c'est la Mayenne, ici, que l'on dépèce. La Mayenne, département aujourd'hui loin des préoccupations économiques ou touristiques des Français, forme pourtant avec la Sarthe l'ancienne province du Maine. Entre la Normandie, la Bretagne, l'Anjou et l'Orléanais, cette province est ce que l'on appelait, du temps de Charlemagne, une Marche, c'est-à-dire une zone tampon, ligne frontière s'étalant sur des dizaines ou des centaines de kilomètres, séparant un Etat d'un autre jugé dangereux, sauvage : c'est ici la Bretagne, dont la Mayenne serait le verrou et la porte d'entrée. C'est sur ce point que vient se jouer l'un des grands thèmes du roman : l'indépendance ou le rattachement de la Bretagne à la France, officiel depuis 1532, se joue sur cette terre mayennaise et la LGV, symbole du progrès à la française, fleuron de la technologie nationale et orgueil de technocrates y voyant le transport 100% sécurisé, devient alors un monument à détruire, une cible d'attentat, un tremplin pour l'indépendance de la péninsule bretonne.
Il y a quelque chose d'extrêmement stimulant, intellectuellement parlant, à lire
Aurélien Bellanger. On éprouve régulièrement l'envie d'ouvrir une encyclopédie, son navigateur internet ou une carte routière pour constater la véracité de ses propos. Car Bellanger, pour donner une densité et une profondeur peu commune à ses réflexions, emprunte ici autant à la préhistoire (la révolution du Néolithique), à l'histoire (notamment celle de Roland, préfet de la Marche, ou celle de la France rurale ou celle, bien-sûr, des grandes politiques nationales d'aménagement), à la géographie (physique, humaine ou politique), à la sociologie ou même à la mécanique. Loin d'être une simple liste de connaissances, le roman ouvre des pistes de réflexion qui mènent à interroger des notions telles que le progrès (le TGV, symbole d'une certaine fin de l'histoire, trace en vérité une nouvelle géographie en même temps qu'il défigure les paysages qu'il traverse et les rend, en un sens, stériles : en fabriquant un paysage entièrement artificiel, le TGV enterre définitivement les traces du passé, renonce à la nature et détruit des écosystèmes), le rapport à la nature (au fur et à mesure, les hommes se détachent de la terre qui les a enrichis, et la dissimulent même sous le béton ou le macadam), le sens de l'histoire (y en a-t-il un ? l'histoire est-elle seulement cyclique ? tout peut-il être, en ce sens, prévu ?) ou encore sur le remplacement final de Dieu par l'Homme lui-même, qui décide, crée, légifère, autorise, détruit et tue aussi dans une expansion presque sans limites. Tout cela est confronté aux thèses complotistes et à celles de l'extrême-droite, qui interrogent, malgré parfois leur absurdité, notre rapport à l'histoire qui, rappelle Bellanger, ne se veut une science objective, et non plus un appareil de propagande pour le(s) vainqueur(s) que depuis le milieu du 19ème siècle.
Ce qui est sûr, néanmoins, c'est qu'à travers ses romans
Aurélien Bellanger apparaît comme un décrypteur. Il traque ainsi, page après page, les signes, les signes invisibles de la destinée et du sens, les signes qui nous donnent à comprendre ce qu'est vraiment la France. Signes invisibles parce qu'ils dépassent l'homme, limité géographiquement et temporellement : il s'agit ici de détricoter, pour mieux l'exposer au regard du lecteur, le canevas de l'histoire et d'étaler une carte si grande qu'elle se confond avec le territoire physique. En d'autres termes,
Aurélien Bellanger nous donne, plus que des clés, des possibilités de réflexion quant à notre place. A défaut de parler au coeur, car la trame narrative devient laborieuse dans la dernière partie,
Aurélien Bellanger parle à notre intelligence : on serait fou de regretter qu'il le fît.