Herzog (tome 1)

Moses E. Herzog est un intellectuel dont les travaux universitaires ont fait un temps autorité. Jadis. Mais il a abandonné le prestige et la sécurité d'un bon poste dans l'enseignement pour aller s'enterrer dans les Berkshires, y acheter une demeure absurde avec l'héritage paternel, poussé en cela par sa seconde et jeune épouse, qui lui a demandé en sus d'y trouver une situation pour le meilleur ami de ce dernier, Valentin Gersbarch. Résultat, la belle, une hystérique finie, s'en est allée avec l'ex-meilleur ami, laissant le pauvre Herzog le bec dans l'eau, dans une demeure inhabitable. On peut se hisser aux sommets de l'intellect et être d'une naïveté qui dépasse toute mesure, affligé qu'on est d'une immaturité psychoaffective rédhibitoire. C'est donc la crise de la quarantaine pour le pitoyable Herzog, après le naufrage de ce second mariage, et la séparation forcée d'avec les enfants de ces deux unions, l'heure de la remise en question et du bilan, ébauche de diagnostic sur tout ce qui a lamentablement échoué dans son existence.

Le roman prend la forme originale d'un récit à la troisième personne entrecoupé d'amorces de lettres, d'interpellations vindicatives d'Herzog à des personnes qui ont émaillé sa vie ou à des philosophes dont la pensée a nourri son idiosyncrasie, tentative de saisir le réel par les mots, de se reprendre et d'enfermer toute ce monde sur le papier, afin d'empêcher sa fuite. C'est à bien des égards le roman le plus autobiographique de Bellow et un de ceux qui a le plus nourri l'oeuvre de Phillip Roth : on y découvre que les Portnoy et les Zuckerman, héros éponyme de livre de ce dernier, sont les noms de personnages anecdotiques du présent volume. À ce jour, le roman de Bellow préféré de l'auteur de cette modeste critique.

Moses Herzog devient-il fou? Pour y répondre, il faudrait savoir ce qu'est la folie et comment elle s'empare de nous. Mais peu de monde en est revenu avec un discours audible, alors... peut-être lire ce livre de Saul Bellow?
Herzog est un professeur brillant de quarante-sept ans, reconnu dans son domaine, respecté dans son entourage. Un peu prétentieux, membre éminent de la communauté juive newyorkaise, il est exaspérant. Petit à petit, il devient un peu étranger à lui même, il perd ses repères au fur et à mesure. Pour tenter d'y voir clair, il écrit des lettres à tour de bras, lettres qui, dans la majorité des cas, Herzog n'envoie pas...Il les adresse aux personnes qui ont compté dans sa vie.
Quel fut le déclencheur de son désarroi? Certainement le fait que sa femme, Madeleine, l'ait quitté pour un de ses amis, Valentin, hâbleur extraverti affublé d'une jambe de bois. Tout le contraire du beau Moses. Tous deux partent vivre à Chicago avec la fille de Madeleine et Moses,. Herzog les suit un moment là-bas, mais il finit par se retrouver seul dans sa maison de campagne du Massaschusetts, où il se morfond et perd pied, définitivement. Cette profonde solitude le ronge, il finit par tout confondre et à perdre le contrôle...
C'est écrit avec beaucoup d'érudition. La narration prend la forme d'une immense nappe de mots et de pensées liés à l'état cérébral de Herzog et d'où surgit, à de nombreuses reprises, la beauté du style de Bellow.
Un extrait qui résume bien la psychologie de ce personnage: “Une brute aimante-un homme malin, gâté et aimant. A qui pourrait-il être utile? Il meurt d'envie d'être utile. Où a-t-on besoin de lui? Indiquez-lui le moyen de se sacrifier pour la vérité, pour l'ordre, pour la paix. Ô mystérieuse créature que ce Herzog maladroitement bandé que son frère Will aide à enfiler sa chemise froissée”.
Les plus beaux passages sont ceux de ses lettres imaginaires où il appelle à l'aide des personnes avec lesquelles aucun lien, aucun dialogue rationnel n'est plus possible. En dehors de ces missives imaginaires, Herzog ne vit plus guère...
J'aime bien aussi ce mélange du présent et du passé très entremêlés dans le récit, un peu comme Jaume Cabré le fait dans Confiteor. Ce mélange passé/présent est sans doute le germe de la folie vers laquelle Herzog glisse lentement.
Ce livre met en scène et décrypte le mécanisme que nous connaissons tous: la propension à réinterpréter les actes de notre passé afin de réécrire un roman présentable de notre vie, ou comment expliquer et justifier à nous mêmes nos actes manqués. C'est cela le message de Bellow à travers ce Herzog peu sympathique au premier contact. Peu de livres nous confrontent à cela, Bellow le fait avec simplicité et virtuosité...
A lire ? Oui, comme tous les grands classiques, on sent l'importance de ce roman dès les premières lignes. A lire et à re-lire, même.