Aux villes saintes de l'Islam, suivi de Notes de mon voyage à la Mecque

Le mot hajj ou hâjja désigne à la fois le pèlerinage à La Mecque et toute personne qui a fait ce pèlerinage. C'est à la fois le lieu de naissance de Mahomet et la cité qui abrite la Pierre noire (abritée par la Kaaba) ; cette dernière est un bétyle, partie d'un météorite. Celle-ci mesure environ 30 cm de diamètre, et sa surface a été polie par les mains de millions de pèlerins. On sait que le pèlerinage à La Mecque est antérieur à la naissance de l'islam.

Aujourd'hui il est impossible que tout le monde puisse embrasser la pierre (de plus sept fois) et il est d'usage pour les pèlerins de simplement tendre la main dans la direction de la pierre à chaque tour de la Kaaba. Son importance n'est pas autonome et un hadith raconte que le second calife Omar (donc après Abu Bakr) posa sa bouche sur la pierre au début du VIIe siècle. Ce dernier déclara qu'il n'embrassait la Pierre noire que parce que le Prophète avait fait de même et que si cela n'avait pas été le cas il n'aurait porté aucun intérêt à celle-ci.

Si avant le début de la Seconde Guerre mondiale, le nombre de pèlerins ne dépassent pas annuellement les 50 000 pèlerins par contre leur nombre croît de manière incommensurable après 1945 et aujourd'hui on l'estime à environ quatre millions. Lorsque notre narrateur Mohamed Ben Cherif fait son hadj en 1913 les Maghrébins constituent une part importante du nombre des pèlerins puisque ils constituent un ensemble de 8 000 personnes.

En fait ce pèlerinage, quasi obligatoire pour tout musulman (en bonne santé physique et financière) dure habituellement sept jours et le dernier jour se passe autour des trois stèles de Minâ. Mina est à cinq kilomètres de la Mecque ; il s'agit de l'endroit où les pèlerins jettent des pierres, commémorant l'opération que fit le prophète Abraham en ces lieux lorsque le diable lui apparut. Aujourd'hui les stèles sont en béton armé, mais à l'époque de notre narrateur elles étaient en pierre. Voici ce qu'il rapporte :

«  Partout des têtes aux yeux hagards, des bras lançant des pierres. Un petit nuage entoure la pierre maudite que des milliers de pèlerins lapident sans trêve. Les anathèmes lancés contre Iblis, l'esprit du Mal, forment une clameur assourdissante qu'amplifie l'écho des montagnes. Ce moment est le plus pénible du pèlerinage. À chaque instant, il faut mettre les poings devant la poitrine pour pouvoir respirer. Je parviens enfin, retenu par ùon voisin, à lancer avec des gestes étriqués, mes cailloux un à un ». (page 124)

Si l'évocation de pèlerins saisis par la mort ne surprend que par le nombre supposé (« À chaque instant on voit passer un cadavre porté à bout de bras parmi la foule »), d'autres détails sont plus surprenants comme la nombreuse présence de médiums (page 125). Cet ouvrage est un précieux document non seulement sur les circonstances dans lesquelles s'accomplit le pèlerinage avant que La Mecque ne tombe dans les mains de la dynastie wahhabite ne s'empare des lieux saints en 1924 mais aussi évoque la forte présence d'exilés algériens en Syrie autour d'ailleurs d'Abd el-Kader (en exil à Damas), si ce dernier est arrivé en 1855, d'autres sont arrivés plus tard. Cette communauté est forte de six mille membres à la veille de la Première Guerre mondiale. Si aujourd'hui l'Algérie apparaît comme le médiateur idéal dans la crise syrienne, c'est aussi en raisons de l'antériorité des liens entre les deux pays.

Le narrateur de ce récit remanie après-guerre le rapport qu'il avait adressé début 1914 au gouverneur de l'Algérie pour en faire un récit lisible par le plus grand nombre. Mohamed Ben Cherif est un ancien officier indigène devenu caïd, il rappelle que l'islam d'alors était peut-être plus compatible qu'aujourd'hui avec les valeurs de la République française. Si cette dernière avait donné aux Algériens les droits qu'avaient tous les citoyens de la métropole, un islam proche des valeurs de la Nahda (portée d'ailleurs par des gens du grand espace syrien) y aurait gagné une force considérable.

Etrange coïncidence : alors que j'étais plongée dans le récit de Mohamed Ben Cherif, en cette veille du début du Ramadan, a eu lieu à La Mecque, un mouvement de foule faisant plusieurs blessés. M'est alors revenue cette phrase de Ben Cherif, se sentant là-bas "comme un grain de sable dans un tourbillon". Et le récit de Ben Cherif est quelque part aussi une sorte de tourbillon : certes le pélerinage à La Mecque est sa destination principale mais son voyage est un enchaînement de moyens de transports, de lieux, de mise en quarantaine comme un World Tour des Villes Saintes. Et dans cette agitation, et cette excitation d'accomplir le Grand pélérinage, il y a la beauté, la méditation, la contemplation, la rêverie. Ben Cherif alterne donc des descriptions très factuelles de son voyage et du pélerinage à La Mecque, "la cité mystérieuse" avec son organisation, ses rites tel le Circuit sacré, les sacrifices et la Prière du soir, avec des envolées lyriques dans un style totalement poétique, pouvant parfois même rappeler le style des Mille et une Nuits : "C'est l'heure du crépuscule doré de la Mecque".
Et le récit du voyage de 1913 rejoint encore l'actualité sur un autre point : celui de la crise syrienne. J'ignorais totalement qu'il y avait eu un grand exil et donc une grande communauté algérienne en Syrie, liés à la présence colonisatrice française en Algérie. Et j'ai donc compris pourquoi, dans les tentatives de résolution de la crise syrienne, on évoque l'Algérie comme interlocuteur privilégié et acteur idéal pour tenter une médiation.
"Aux villes saintes de l'Islam" est un récit passionnant, encore totalement moderne et d'actualité. Grande Histoire et petites histoires mêlées, Comme "Mahomet, transporté en songe de la Mecque à Jérusalem", nous suivons Ben Cherif dans son road movie des villes saintes, de la Mecque à Jérusalem. Et comme Ben Cherif qui nous dit "Après l'accomplissement du plus grand acte de la vie, les âmes sont légères" ; nous, lecteurs, après la lecture de ce récit, nous sommes enrichis intellectuellement et humainement.

J'ai trouvé cet ouvrage très intéressant à plusieurs égards.
Tout d'abord, il s'agit du récit d'un pèlerin qui se rend dans le Hedjaz pour réaliser le grand Hadj (grand pèlerinage – 7 jours). Tout comme les chrétiens, les musulmans doivent réaliser au moins une fois dans leur vie le pèlerinage. Dans ce compte rendu de Mohammed Ben Chériff, nous découvrons donc les sensations et les remarques faites par ce personnage tout au long des différentes étapes de ce pèlerinage. Nous en apprenons plus sur les rites qui rythment le grand Hadj.
Ensuite, nous suivons un pèlerin venant du Maghreb. Cela nous permet d'appréhender les relations entre les différents peuples musulmans. Nous en apprenons plus d'ailleurs sur le contexte historique par la même occasion, notamment le contexte de colonisation. J'ai découvert un phénomène d'exil du peuple algérien que je ne connaissais pas jusque-là.
Dans l'ensemble, c'est un contenu très enrichissant, d'autant plus avec la présence des notes de Mohammed Ben Chériff et de Luc Chantre.