Citations sur La Fille quelques heures avant l'impact (28)
La crise et les délocalisations des chantiers avaient éjecté toute une partie de la population de cette zone de la ville, et là-bas ne restaient à présent à tourner que trois pauvres ateliers de réparation de voiliers de plaisance qui ne tiendraient pas longtemps. Les grèves, il y a quelques années, avaient jeté dans la rue des manifestants désespérés et qui, à force de doutes et de plans sociaux foireux, faute de savoir où cogner, s'étaient ralliés aux discours qui leur affirmaient que l'ennemi venait d'ailleurs, que leur malheur, c'était à cause des autres. Que les derniers arrivés leur avaient volé leur travail, le bien-vivre et l'avenir. Les autres ? Toujours la faute des autres. Le genre de chanson que chantaient à gorge déployée le père de Fabien [le maire-adjoint] et la clique de crapules qui l'accompagnaient dans ses meetings. La majorité de la ville s'était engouffrée la-dedans. Plutôt la haine que rien du tout.
(p. 177-178)
Ma mère faisait des réussites pour se cacher de tout de qu'elle avait l'impression d'avoir raté. Des parties de "solitaires" parce qu’elle l'était devenue. Une mécanique infernale de cartes à jouer comme une ivresse, une addiction.
Dans une avalanche, aucun flocon ne se sent jamais responsable.
- Voltaire
- Quand il y a la guerre, faut pas se gourer pour choisir son camp, Pelissanne, lance Fabien. Toi, je peux te dire que t'as du bol d'être à la colle avec Sébastien. La nana d'un pote, c'est sacré. Mais t'as vraiment de la chance.
- A la colle ? Tu te crois chez Leroy Merlin ? Laisse ton pote de côté, ça me fera des vacances. Et puis non, c'est pas la guerre, c'est un cours de français, pauvre rigolo ! Toi, t'adores ça, la guerre, et moi je veux juste qu'on me fiche la paix.
- Soif d'amour... fait-elle d'une voix sourde. Est-ce que cela évoque quelque chose pour l'un d'entre vous ?
Une majorité de crânes plonge davantage dans le ruisseau des pages, histoire de se faire oublier. De rares visages se lèvent pour la fixer, étonnés qu'elle ose leur poser à nouveau la question et de manière si personnelle. Elle rêve ou quoi, la prof ? Leurs sentiments profonds sont ici classés secret défense. Elle n'imagine tout de même pas qu'ils vont lui ouvrir leur coeur, raconter leur vie amoureuse ou leurs espoirs devant tout le monde ? Bosser 'Le Diable au corps', OK, si ça lui chante, après tout, c'est elle la prof ; mais faut pas pousser l'intimité au-delà. Enoncer un avis trop personnel sur un sujet pareil, ça serait prendre le risque de choper une honte absolue - et un commentaire bien senti, dans l'heure, sur Facebook. Ce qui galope le plus vite dans ce bahut, ce ne sont pas les meilleurs sprinters des cours de gym mais les rumeurs, les réputations et les cariatures assassines qui vont avec.
(p. 21-22)
Elle regarde ses élèves [de 3e] penchés sur leurs feuilles.
Elle les aime bien. Ils l'épuisent, et plus encore en ce vendredi d'un mois de mai caniculaire, mais ils la sauvent. Elle les trouve aussi beaux que ridicules, aussi égoïstes que généreux, presque tous. Ils se déplacent en clans, certains gravitent autour de quelques élus comme des satellites autour de leur planète, mais elle n'était pas plus percutante à leur âge.
Ils sont solitaires aussi, inquiets, perdus et passionnés souvent, même quand ils haussent les épaules, le ton ou les yeux au ciel. Elle va les perdre à la fin de l'année scolaire, et elle ne sait pas leur dire qu'ils lui manqueront, même si d'autres élèves prendront le relais dès septembre. [...]
Oui, elle les aime, et elle supporterait mal d'être à leur place. On leur demande de réfléchir lentement, intelligemment, tout en exigeant qu'ils consomment vite et beaucoup.
(p. 40-41)
- Tu dois manger le matin, le midi et le soir.
Ne pas ajouter « comme n'importe quelle personne saine ». Surtout ne pas ajouter cela.
- Comme une femme normale ? C'est ça que tu veux insinuer ? Oui, tu penses que je suis folle !
Eviter ce genre de discussions [avec ma mère]. Elles menaient aux cris, aux larmes, aux portes qui claquaient, à rien de bon. Déjà vécu ces scènes, et beaucoup trop souvent à mon goût.
- Folle ? Je ne sais pas ce que ça veut dire... Folle de tristesse, oui, folle de rage et d'inquiétude, certainement.
- Tu penses que je suis folle... a-t-elle résumé.
- Maman, ça suffit, je t'en prie. Je pense que tu déprimes, que tu sombres dans trop de mélancolie. Je pense que j'aimerais que tu ranges un peu.
(p. 141-142)
Ce ne sont pas les hymnes nationaux qui rassemblent les foules, mais les concerts de rock.
Ce soir, j'ai voulu croire que je possédais le monde entier en moi. Ce n'était pas de la vanité, plutôt une tentative de légèreté. J'arrivais même à m'imaginer belle en m'observant en douce dans les reflets des vitrines.
Est-ce que les mauvaises herbes qui réussissent à se dégager du bitume se prennent pour des baobabs ?
Il pense « perforation thoracique » ou « hémorragie interne », mais à quoi sert de savoir diagnostiquer de quoi on va mourir quand on ne sait pas pourquoi ?