Citations sur Quelqu'un en vue (10)
Les temps changent, avait-il dit. Fini la mécanique, vive l'électronique. Les temps changent, c'est ce qu'ils disaient tous, les Bisontins de la génération de son père.
C'est sans doute ça, la vie. On croise un voisin dans le RER, on échange quelques mots anodins. On se fait confiance, sans rien savoir les uns des autres, on s'invite. On fait connaissance. C'est comme un jeu, sauf que lui ne sait plus jouer.
Soir après soir, l’exaspération devient addiction. Il ne peut plus s'arrêter, et ce qu'il ne peut pas voir le met hors de lui. Il ne supporte pas les angles morts, l'absence, la perte. La distance implacable entre les deux façades, les murs qui arrêtent son regard, la lumière qui s'éteint. C'est intolérable. Il piège à vue, mais il est piégé. Et il exècre sa condition minable de voyeur, sa solitude irréductible, son pouvoir qui n'est qu'un leurre, la magnificence dont il est le témoin insignifiant.
Rien n'était plus important à l'époque – s'affranchir des règles, défier les institutions, détester les nantis… Imposture ! L'éclat éphémère de sa jeunesse s'est dissous dans la nuit, la longue nuit qui l'a conduit derrière les murs.
La réalité est faite de paroles. Quand on doit se la boucler, comment fait-on pour prendre part ?
Il feuillette les pages. Fleur. Lorsqu'il a écrit Fleur, il a vu le champ de colza derrière la maison de Palente, un pétale velouté, échoué sur la table en Formica, il a respiré le bouquet du printemps, puis il s'est roulé dans les pleins et les déliés de l'encre suspendue à la rugosité du papier, il s'est lové dans l'étreinte du e, a plongé entre les jambes du u, il a regardé jusqu'à ce que les courbes ne veuillent plus parler, qu'elles ne soient plus qu'un enchevêtrement sans voix. Alors il a écrit un nouveau mot pour recommencer le voyage, un mot dans lequel chavirer encore. Grâce. Un traître mot, doux comme une promesse et injuste comme les hommes. Peine. Le mot le plus triste de son répertoire.
Depuis le début, les mots sont ses amis. Enfant, il était bavard – il se souvient du maître d'école s'extasiant auprès de sa mère, votre garçon, il a toujours son mot à dire. Jeune homme, il a été fort en gueule, furibard, incorrigible. Puis il y a eu de la casse et la vie s'est chargée de lui clouer le bec. Mais les mots sont restés de son côté, en silence, à présent qu'il a la bouche cousue. Derrière les murs, il a noté des mots dans son carnet, parce que dans chaque mot brille une lumière..
Devant la fenêtre il se sent puissant, à prendre possession d'images qui ne lui sont pas destinées. Il l'a à l’œil cette famille sans paroles, il la tient entre ses paupières. Ce qu'il voit est à lui. Les images appartiennent à ceux qui ont les yeux pour voir.
Tout le monde a le droit à une deuxième chance.
« Les images, on le sait, ont une double fonction : montrer et dissimuler. »
Jean GENET