La fin de En vespa, première partie de Journal intime, conduit Nani Moretti, sur la musique de The Köln Concert de Keith Jarett, sur la plage d'Ostie, lieu où Pier Paolo Pasolini a été assassiné et où se trouve un monument érigé à la mémoire de l'écrivain, poète, journaliste, scénariste et réalisateur italien. Cette séquence est probablement l'un des plus beaux hommages rendus par le cinéma à Pier Paolo Pasolini.
La mort de Pasolini a longtemps été attribuée au seul Giuseppe Pelosi, jeune prostitué âgé à l'époque de 17 ans. Par la suite, d'autres pistes et implications dans la mort de Pasolini ont commencé à émerger et notamment la piste politico-économique.
Dans Pédé, et c'est tout. Pétrole ou les dessous cachés du meurtre de Pasolini*, Carla Benedetti, spécialiste internationalement reconnue de l'oeuvre de Pasolini, et Giovanni Giovannetti, journaliste et auteur de plusieurs enquêtes sur la mort de Pasolini, reprennent l'enquête sur la mort de Pasolini. Ils démontrent - documents à l'appui - que la mort violente de Pasolini est lié à son roman Pétrole: dans ce roman, Pasolini revient sur la mort dans ce qui est établi comme un attentat aujourd'hui d'Enrico Mattei, président de l'ENI, dans laquelle son successeur Eugenio Cefis serait impliqué. Les deux auteurs montrent que la tentative de faire passer la mort de Pasolini comme une affaire entre « Pédé[s], et c'est tout » n'est pas crédible et que « l'assassinat de Pasolini a fait l'objet d'une double mystification. D'une part on a voulu détourner l'onde la magistrature, de l'autre on a voulu la dissocier de ce que Pasolini écrivait pendant les dernières années de sa vie. Dans un cas comme dans l'autre, quelque chose a été occulté : d'un côté des preuves, des indices et des témoignages , de l'autre quelques contenus clé du roman » (p. 18). Il faudra près de 17 ans pour que le roman Pétrole, inachevé à la mort de Pasolini, soit publié mais sans certains passages et documents - c'est notamment le chapitre formé d'un titre et d'une page blanche, "Note 21 Éclairs sur l'ENI", dans toutes les éditions de Pétrole - qui incriminaient Cefis dans la mort de Mattei et que Pasolini considéraient comme décisifs dans son roman. Pour les auteurs, « la séparation que l'on a voulu instaurer entre les écrits de Pasolini et son homicide » (p. 22) n'est ce faisant pas tenable.
Documents à l'appui, Carla Benedetti et Giovanni Giovannetti démontent la thèse du crime sexuel et montrent dans un texte court mais très intense les raisons de l'assassinat de Pasolini. La CIA, la mafia, la loge P2, l'Armée italienne, l'industrie italienne et bien d'autres acteurs - Silvio Berlusconi fait une brève apparition - jouent un rôle dans cette espèce de tragédie italienne ; les relations de connivence entre ces différents acteurs, la financiarisation de l'économie, la corruption du monde politique et les liens troubles avec la criminalité organisée sont par ailleurs analysées dans le cadre de la mort de Pasolini. À travers cet essai, Benedetti et Giovannetti racontent également une histoire de l'Italie récente : « Pasolini et Hrovatin, deux martyrs de l'histoire politique et criminelle italienne qui, depuis le massacre de Portera della Ginestra** en Sicile (sanguinaire réplique au succès de la gauche unie aux élections régionales siciliennes : neuf pour cent en plus par rapport à l'élection de l'Assemblée Constituante) déflagre à travers la stratégie du massacre et le crime d'État. Soixante-dix ans de vérités refusées aux Italiens, dans un pays constamment exposé à la culture meutrière du Pouvoir » (p. 138).
Lors des obsèques de Pasolini, Alberto Moravia avait dit : « Une société qui tue ses poètes est une société malade ». Dans la partie intitulée « le "chef d'oeuvre" de Pasolini » - c'est ainsi qu'un critique littéraire qualifiait la mort de Pasolini - de leur essai, Carla Benedetti et Giovanni Giovannetti reviennent sur la réaction de la culture italienne, de son milieu, au meurtre de Pasolini. Textes à l'appui, ils discutent les attaques, les travestissements de sa pensée et les rejets dont Pasolini a été la victime de la part de ses détracteurs et également de ses sympathisants. D'une certaine façon et indépendamment des idées de Pasolini, le poète a été en partie tué par son milieu, pas uniquement par ses assassins.
Une critique à l'encontre de cette édition française de ce Pédé, et c'est tout. Pétrole ou les dessous cachés du meurtre de Pasolini est à faire selon moi. Sur les trois discours d'Eugenio Cefis de l'essai en italien, seul « Ma patrie s'appelle multinationale » est reproduit car jugé comme le plus significatif d'entre eux par les traducteurs ; de même, les « notes matinales » publiées dans l'Espresso des 4 et 11 août 1974 ne sont pas reproduites. Même si les traducteurs mentionnent ces espèces d'escamotage, il est dommage et étonnant que, dans le cadre d'un livre portant sur l'escamotage de documents, une partie des documents le soit également. Il eut été plus judicieux de laisser le lecteur décider de la pertinence des différents matériaux proposés plutôt que de décider pour lui.
Au-delà de cette légère critique, l'essai de Carla Benedetti et Giovanni Giovannetti constitue un excellent essai littéraire et policier sur celui qui n'était pas qu'un "Pédé, et c'est tout".
* Cette version est une nouvelle édition augmentée par rapport à la version originale de 2012.
** "Le Massacre de Portella della Ginestra est un des actes les plus violents de l'histoire criminelle et politique de la République italienne, ayant eu lieu en Sicile le 1er mai 1947, durant les festivités de la Fête du travail et dans la frazione de Portella della Ginestra à Piana degli Albanesi. On dénombre un total de 11 morts et de 27 personnes gravement blessés pour une soixantaine de personnes touchés (hommes, femmes et enfants confondus). Les responsables de ce massacre furent les membres de la bande criminelle et mafieuse de séparatistes siciliens dirigé par Salvatore Giuliano. Les motifs et intentions réelles de ce massacre sont actuellement un sujet de controverse et le massacre reste encore aujourd'hui classé parmi les secrets d'État italiens." (Entrée Wikipedia sur le Massacre de Portera della Ginestra).
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L'histoire de Pasolini est celle d'une longue lutte contre son Pays, contre ses formes spécifiques de pouvoir et contre sa culture y compris anthropologique. Une lutte à laquelle même sa mort n'a pas mis fin- la preuve en est que son homicide est toujours l'objet de simplifications, de manipulations rhétoriques et d'instrumentalisations des vérités, comme celles que nous décrivons ici.
Le "Chef-d'œuvre" de Pasolini- p. 43
Pasolini considère donc que les paroles de Cefis [successeur d'Enrico Mattei, mort dans un attentat, à la présidence de l'ENI] ("que la télévision [...] s'est bien gardée de diffuser") étaient révélatrices de ce qui advenait à l'époque en Italie, et dont l'opposition de gauche avait du mal à prendre toute la mesure, à savoir le passage d'un pouvoir de type clérico-fasciste à un nouveau pouvoir, multinational, tolérant et criminel mafieux : une sorte de "mutation anthropologique" qui touchait non seulement, le peuple, mais aussi la classe dirigeante.
Introduction. Double mystification - p. 16
Il y a très longtemps, j'ai entendu un critique littéraire dire que le chef-d'œuvre de Pasolini fut sa mort. Puisque les chefs-d'œuvre figurent généralement parmi les travaux des auteurs et non pas dans leur biographie, ce critique énonçait, à l'évidence, un paradoxe dont il était tout à fait conscient. Sans doute, dans cette audacieuse affirmation, y-avait-il aussi un soupçon de malignité, presque une dépréciation de l'œuvre de l'écrivain. Comme si on disait : Pasolini a réussi à faire avec sa mort ce qu'il n'a pas su réaliser avec sa poésie. Mais, à bien voir, cela ne fait que la rendre plus significative encore, car même ceux qui n'appréciaient pas l'écrivain ne pouvaient s'empêcher de voir dans sa mort le signe d'une grandeur. En effet, le meurtre de Pasolini, dans sa tragique anomalie, a profondément frappé l'esprit de ses contemporains. Pour un grand nombre d'intellectuels, ce meurtre est devenu un signe qu'il fallait interpréter, comme si c'était un texte poétique. Comme si c'était une œuvre de Pasolini, la dernière et la plus singulière : son chef-d'œuvre, justement.
Le "chef-d'œuvre" de Pasolini - p. 25