Monstrueux roman de 1967, coup d'envoi d'une oeuvre exceptionnelle.
Écrit dans sa première version en 1951, publié en 1967, traduit en 1989 en français aux éditions de Minuit dans une version remaniée intégrant les derniers éléments encore censurés auparavant par le régime franquiste, le premier roman de l'Espagnol
Juan Benet, «
Tu reviendras à Région », appartient au club pas si fourni que cela des romans contemporains fondamentaux, posant d'emblée, au plus haut niveau d'exigence littéraire, les fondations d'une oeuvre majeure, en seulement 400 pages.
« Région » est un terroir fictif d'Espagne, sauvage et mal dompté, élaboré au fil de l'ensemble des huit romans de l'auteur, à partir du cadre ici initialement tracé. La carte détaillée au 1 :150 000 en sera d'ailleurs fournie en 1983, avec le premier tome des « Lances rouillées ». le lecteur, même lorsqu'il croira avoir acquis quelques repères fugaces, ira toujours de découverte en découverte dans « Région », à la fois immuable et arriérée, engoncée dans son climat si rude, ses montagnes si inhospitalières, ses innombrables secrets fuyant aux limites du fantastique (depuis ses bergers mercenaires offrant contrôle et renseignement… - à quels maîtres ? – jusqu'à Numa, énigmatique gardien d'un maquis sacré, réputé immortel, dont le fusil tonne rapidement et définitivement sur l'audacieux ou l'imprudent), malmenée, rompue et transformée par la Guerre Civile, puis par ses longues séquelles, peinant toujours et encore à se hisser dans une modernité qu'elle ne devine pas nécessairement désirable.
L'écriture est ici d'une rare densité. Les narrateurs multiples, grands maîtres en digressions insensées et emboîtées, virevoltent, personnages ou auteur, ne semblant pas toujours se soucier les uns des autres, pour charger leur discours, leur pensée, ou même leur dialogue apparent, de précisions, de technicités, de réalités épaisses et crues, dont l'ingénieur des Ponts et Chaussées Benet, concepteur et réalisateur de barrages et autres ouvrages hydrauliques pendant trente ans, féru de géologie, de géographie, de biologie, d'histoire et d'art militaire, a le secret, et n ‘hésite jamais à mobiliser pour des effets déroutants, subtils et profondément jouissifs.
Dans «
Tu reviendras à Région », la remarquable traductrice et exégète de Benet,
Claude Murcia, n'hésite pas à préciser le fil chronologique du roman dans sa préface, tant il est vrai que l'auteur enveloppe les récits de ses principaux personnages, brillant docteur de campagne qui fut amoureux transi et audacieuse jeune femme qui disparut soudainement, jadis, comme par magie, dans des nuages fumigènes que parcourent à loisir et à mystère officiers républicains improvisés, mineurs taciturnes, joueurs de cartes effrénés, batelières charonesques en diable, ou encore militaires rebelles et néanmoins méthodiques…
Une fresque complexe et magnifique, déroutante et précieuse. Et une énorme et belle révélation.