Combien désespéré renaissait à chaque printemps mon amour pour le prince Louis Ferdinand, aux pieds de qui poussaient les premiers crocus, les premiers narcisses ! Un cours d’eau qui me séparait d’eux me les rendait aussi inaccessibles que s’ils avaient été placés sous une cloche de verre. Telle est la froide beauté sur laquelle s’appuie toute noblesse princière, et je compris pourquoi Luise Von Landau, qui avant de mourir fréquentait le même cours que moi, avait dû habiter quai de Lützow, presque en face de cette parcelle sauvage qui confie aux eaux du canal le soin de ses fleurs. Je découvris plus tard de nouveaux coins ; j’en appris davantage sur d’autres. Mais aucune fille, aucune expérience, aucun livre ne surent rien me dire de neuf sur celui-ci. Aussi quand trente ans plus tard un connaisseur de l’endroit, un paysan de Berlin, me prit sous son aile pour, après une longue absence commune, revenir avec moi dans la ville, sa route sillonna-t-elle ce jardin en y jetant la semence du mutisme. Il me précédait sur les sentiers, suivant une pente qui pour lui était toujours descendante. Ils descendaient, sinon vers les mères de toute existence, du moins vers celles de ce jardin. Ses pas éveillaient un écho dans l’asphalte qu’il foulait. Le gaz jetait une lueur équivoque sur le pavé. Les petits escaliers, les porches soutenus par des colonnes, les frises et les architraves des villas du Tiergarten – nous les prîmes pour la première fois au mot. Mais surtout les cages d’escaliers, encore vitrées comme autrefois, même si bien des choses avaient changé à l’intérieur des appartements. Je sais encore les vers qui après l’école emplissaient les intervalles des battements de mon cœur, quand je marquais une pause en montant les escaliers. Ils surgissaient confusément de la vitre, où une femme flottant entre ciel et terre comme la Madone de la Chapelle Sixtine sortait de la niche une couronne à la main. Les pouces glissés sous les bretelles du cartable pour soulager mes épaules, je lisais : « Le travail est la parure du citoyen / La bénédiction le prix de la peine. » La porte d’entrée, en bas, se refermait avec un soupir, comme un fantôme redescend dans la tombe. Dehors, il pleuvait peut-être. Une des vitres multicolores était ouverte et c’était au rythme des gouttes que se poursuivait l’ascension. Mais parmi les cariatides et les atlantes, les putti et les pomones qui m’avaient jadis regardé, celles que je préférais à présent étaient les figures empoussiérées de la race des gardiens des seuils, qui protègent l’entrée de la vie comme celle de la maison. Car elles savaient attendre. Il leur était donc égal d’attendre un étranger, le retour des anciens dieux où l’enfant qui avec son cartable était passé à leurs pieds trente ans plus tôt. Sous leur signe, le vieil Ouest était devenu l’Ouest antique, d’où les vents viennent aux mariniers qui remontent lentement le Landwehrkanal avec leur barge chargée de pommes des Hespérides, pour accoster près du pont d’Hercule. Et, comme dans mon enfance, l’Hydre et le Lion de Némée prenaient à nouveau place dans le territoire sauvage qui entoure la Grande Etoile.
Et je regardais la pluie insatiablement. J'attendais. Non qu'elle cesse. Qu'elle se déverse en un bruissement toujours plus puissant, toujours plus abondant. Je l'entendais tambouriner contre les carreaux, dévaler les gouttières et s'engouffrer en bouillonnant dans les descentes. Sous cette bonne pluie, j'étais parfaitement à l'abri. Elle me murmurait mon avenir comme on chante une berceuse auprès du berceau. Comme je comprenais que la pluie fait grandir!
En ce temps-là, se dressaient encore dans toute enfance quelques tantes qui ne quittaient plus la maison, qui étaient toujours en train de nous attendre lorsque nous allions leur rendre visite avec ma mère, qui nous accueillaient toujours depuis la même bergère, portant la même coiffe noire et la même robe de soie, devant la même fenêtre en encorbellement. Comme des fées qui exercent leur pouvoir sur toute une vallée sans y être jamais descendues, elle commandaient à des enfilades entières de rues sans jamais y paraître. L'un de ces êtres était tante Lehmann.
Par Delphine Minoui, grand reporter, lauréate du Prix Albert Londres 2006
Tout public, à partir de 10 ans
« Lumières pour enfants », c'était le titre donné par Walter Benjamin aux émissions de radio destinées à la jeunesse qu'il assura avant la montée du nazisme. Ce titre, Gilberte Tsaï l'a repris pour les Petites conférences qu'elle programme depuis 2001 dans différents établissements culturels.
Elles reposent sur le pari que ni les grandes questions, ni les espaces du savoir, ne sont étrangères au monde des enfants et qu'au contraire elles font partie de leur souci, formant un monde d'interrogations restant trop souvent sans réponses.
La règle du jeu en est la suivante : un spécialiste d'une matière ou d'un domaine accepte de s'adresser à un public composé d'enfants mais aussi d'adultes, et de répondre à leurs questions. À chaque fois, il n'est question que d'éclairer, d'éveiller : en prenant les sujets au sérieux et en les traitant de façon vivante, hors des sentiers battus.
Programme de la Petite conférence #2 – « Raconter la guerre, dessiner la paix, 25 ans de reportages au Moyen-Orient » par Delphine Minoui :
Rien ne prédestinait l'enfant timide, née à Paris d'une mère française et d'un père iranien, à devenir reporter de guerre. Quand elle s'envole pour Téhéran, en 1997, c'est avec l'envie d'y raconter le quotidien des jeunes de son âge, épris d'ouverture. Mais l'après 11-septembre 2001 chamboule tout. Elle se retrouve en Afghanistan, puis en Irak, pour suivre l'invasion américaine et ses conséquences sur la région. Depuis, les soubresauts s'enchaînent : révolutions du printemps arabe, attentats de Daech, crise des réfugiés syriens, putsch raté en Turquie, retour des Taliban à Kaboul. Mais Delphine ne perd jamais espoir. Sensible à l'humain au milieu du chaos, elle navigue entre ses articles et ses livres pour faire parler la paix, encore et toujours, en racontant le combat des héros anonymes croisés sur son chemin.
Entre anecdotes et confidences, la conférence donnera à voir les coulisses du reportage, où le journaliste n'est ni un super héros ni un agent du « fake news » au service d'un grand complot, mais un témoin d'exception, porteur de lumière, même au coeur de l'obscurité.
Le terrain est la colonne vertébrale de son écriture. Correspondante au Moyen-Orient pour France Inter et France Info dès 1999 puis pour Le Figaro depuis 2002, Delphine Minoui a consacré la moitié de sa vie à cette partie du monde synonyme de révolutions, coups d'État et conflits.
À lire – « Les petites conférences » sont devenues une collection aux éditions Bayard.
Delphine Minoui, L'alphabet du silence, l'Iconoclaste, 2023
Les Passeurs de livres de Daraya, Seuil, 2017
Je vous écris de Téhéran, Seuil, 2015
Conception et programmation : Gilberte Tsaï – Production : l'Équipée.
+ Lire la suite