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EAN : 9788845921315
417 pages
Adelphi (01/10/2006)
5/5   1 notes
Résumé :
Oelze era un industriale di Brema, molto colto e molto devoto a Benn, che non aveva però occasione di incontrare. Benn lo scelse, in anni dolorosi e difficili, fra il 1932 e il 1956, come cassetta di sicurezza dei suoi pensieri, dei suoi umori e delle sue emozioni più nascoste. Le lettere che gli scriveva diventarono così una sorta di ininterrotto, rovente monologo, dove Benn sperimentava con la prosa, con i versi e con le immagini quello che andava cristallizzandos... >Voir plus
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Citations et extraits (18) Voir plus Ajouter une citation
18.1.45 Landsberg-sur-la-Warthe

Cher Monsieur Oelze,

Merci, un grand merci pour vos remarques à propos des poèmes que vous avez
dû supporter en dépit de vos propres contrariétés intérieures et extérieures. Soyez
assuré que je songe souvent à tout ce temps que vous me consacrez et que je n’ignore
pas quel stimulant, quel moteur vous êtes pour moi. Tout ce que vous me dites
est exact. Les nouveaux poèmes concrets pourraient aussi trouver leur place dans
un recueil d’essais, et je me suis longtemps demandé si leur place n’était pas là
en effet. Si j ’ai au départ renoncé à cette possibilité, c’est parce que, intégrées dans
un tel recueil, ces figures poétiques signifient autre chose et prennent une direction différente de ce qui était dans mes intentions premières. Entre deux formes
de lyrisme, l’une confirmée, l’autre neuve, elles doivent dire : ceci est aussi du
lyrisme. Tel est même principalement le lyrisme d’aujourd’hui, le lyrisme authentique, c’est-à-dire la réalité mise en ordre et exprimée d’une façon telle qu’elle
devient plus fantastique encore que la prétendue fantaisie. Par exemple « 1886».
Tandis que « Chopin» est bien davantage de la vieille poésie encore, vous le ressentez vous-même avec raison, pour son style d’abord (...), davantage un poème
dans le sens lyrique du terme. Vous trouvez des choses semblables chez les romanciers américains (par exemple Dos Passos) : soudain au beau milieu du texte une
biographie, biographie se suffisant à elle-même, une expression et une courbe, rien
d’autre, une évolution en vrille (à l’instar de toute vrille ’). On pourrait presque
dire poème statistique. Je tiens beaucoup à « Clemenceau » à cause du dernier vers
que je trouve grandiose : «Sur ma tombe 2...»
Mon poème préféré est « Ach das ferne Land » (« Hélas, le pays lointain »). Quelque chose d’intime, d’éphémère. Dans « September » (« Septembre ») se trouvent
des éléments orphiques dans la mesure du moins où ils sont supportables
aujourd’hui et où ils passent dans le langage. Vous remarquez d’ailleurs bien, même
sans que je vous le donne à entendre, que je me suis attaché à faire entrer des
motifs nouveaux, de nouvelles réalités dans le fade lyrisme allemand, refusant toute
émotion, tout sentiment envers des objets et cherchant à remplir ceux-ci de leur
propre image. Voilà qui répond aussi à la question que vous me posiez à propos
de ce qui a inspiré « Nasse Zäune » (« Palissades humides ») et « September » (« Septembre »). Ce n’est ni un Altdorfer ni un Breughel. Je n’en ai pas ici. La palissade
se trouve devant ma fenêtre rue Lehmann et je la contemple tous les jours; et
«September», c’était dans les petits jardins et dans les champs à cinq minutes
de chez nous, «juste derrière» comme nous disions. C’est là qu’étaient les balsamines et les citrouilles ainsi que les compagnons maçons qui travaillaient aux fondations d’une maison.
Et puis j ’aime aussi « Leukée, die weisse Insel des Achill » (« Leukée, l’île blanche d’Achille »), « Überblickt man die Jahre » (« Si l’on embrasse les ans du
regard ») est une caricature de la G.B. en 1928, une caricature mélancolique. Je me suis demandé ce que l’on pouvait faire encore aujourd’hui du huitain auquel j ’attachais tant de prix autrefois et qui a trouvé tant d’imitateurs. Eh bien, pas
grand-chose. Une hébétude et une tristesse qui aujourd’hui ne pèsent pas lourd.
Peut-être puis-je évoquer une chose encore : tous mes efforts, mes aspirations n’ont
de cesse que soit travaillée telle figure poétique jusqu’à ce qu’éclate au grand jour
la loi fondamentale que voici : l’être, l’existence que nous sommes, n ’est honnêtement parlant relié à plus rien, à absolument plus rien, rien de passé, rien de futur,
nous sommes seuls, silencieux, mais aussi tremblant au plus profond de nousmêmes. C’est cela qu’il faut faire passer dans chaque vers, dans chaque ligne, dans
chaque phrase. Eux aussi doivent se suffire à eux-mêmes et porter tout. Il n’est
rien qui les soutienne encore, nulle relation, nulle foi, nulle espérance, nulle illusion. Quelque chose est là qui cherche et trouve à s’exprimer, et puis s’achève.
Alors apparaissent d’autres lois, d’autres phases de l’existence (...) qui me sont
étrangères, qui sont très éloignées de moi. Ainsi chaque phrase doit reposer et trembler et se taire et rester close. Que d’éléments du passé et du futur Nietzsche n’at-il pas appliqués à lui-même. Tout, en fait ! Chez nous, rien. Voilà ce qui est nouveau ! Voilà ce qui est définitivement nouveau chez nous. Être tels que nous sommes et ne pouvoir faire autrement que travailler, que créer une expression, une
expression étrange, enfantée dans les souffrances; mais ainsi en est-il.
Reconnaissons-le.
(...)
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9.3.41 Berlin

Cher Monsieur Oelze,

Le dimanche se termine, la grisaille d’un jour de fin d’hiver, une pluie presque
incessante. Je suis allé au jardin zoologique avec ma femme : les ours, les phoques, les jaguars et mon animal préféré : le puma, allongé immobile sur une branche, monomane, les yeux verts. Je dois avouer avoir été profondément impressionné
par l’animal, par son enfermement, sa monstrueuse sujétion à un incessant manège,
impressionné par ses contraintes répétitives lorsqu’il trotte, gratte le sol, s’aiguise
le bec, hurle, par la tension réflexe et neuronale devenue pour ainsi dire sensible,
tension qui ne peut se décharger que dans les muscles ; c’est là de toute évidence
la toute première ébauche de la conscience, sans trace encore de l’issue que nous
trouvâmes ensuite et qui consiste à se dissocier de l’objet. Une fois encore je compris quelle épouvantable détente cosmique, imperceptible à nos yeux de modernes, cette conscience fut pour l’univers après tant et tant de lunes durant lesquelles
nous restâmes prisonniers de nos stimuli et de notre moelle épinière. Cette époque
à laquelle s’est opéré ce redressement, ce passage soudain des muscles à la pensée,
fut sans aucun doute une époque sinistre et cruelle entre toutes, et puis cette agitation inquiète et cette charge vinrent se répandre dans une image et dans l’image
contraire. Il n’est pas étonnant que la terre après cette éruption soit devenue plus
calme, qu’il y ait eu de plus larges couches géologiques sans volcan, que davantage de continents aient été habitables, que le climat se soit adouci après que la
planète eut trouvé cette nouvelle issue qu’est le monde de l’expression. Alors naquirent papillons et arcs-en-ciel et toutes les choses douces et fragiles. Alors se développa l’espèce qui, si l’on se conforme aux lois de la création, vit certes décroître
sa valeur physiologique mais en revanche augmenter sa valeur expressive, valeur
que sans doute il lui fallut d’abord conquérir. Et comme il est certain que depuis
cette époque il y a pour nous un intérieur et un extérieur, lesquels en revanche
n’existent sans doute pas pour le créateur qui représente, qui est la présence de
la chose tout autant que les concepts qui la réfléchissent, on est bien obligé de
concevoir le créateur comme un Dieu qui lentement s’affine. Lui non plus n’était
pas achevé, lui non plus aux premiers temps ne connaissait pas les papillons, et
c’est l’homme qui l’a délivré et non le contraire comme on persiste à le dire et
à le tenir pour vrai. Oui, c’est l’homme qui délivra la divinité, mais ce processus
ne prendra jamais fin et quelque chose d’autre la délivrera de nous, car il est sûr
que nous aussi sommes pour elle une épouvantable souffrance et que nous opprimons profondément la terre.
(...)
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17.1.36 Hanovre

jour anniversaire de l’Empereur

Cher Monsieur Oelze, merci pour votre lettre, pour la Nouvelle3 et pour le
Times. Tout cela est fascinant. Les liaisons postales sont remarquables. La Nouvelle a été postée entre 13 et 14 heures à Brême et était entre mes mains le jour
même à 17 heures 30. Cette bonne vieille poste, bien avant le Troisième Reich.
Le recueil de poèmes ne me touche pas. Il faut que je me force pour m’y intéresser. Il est vrai que j ’avais beaucoup à faire au bureau cette semaine, beaucoup
de vieilles histoires, tout un bric-à-brac accumulé, tout un arriéré qu’il a fallu
reprendre. Et puis on remarque à l’ombre portée que Hanovre aura cette année
un nouveau corps d’armée, deviendra siège de commandement en chef et qu’i
nous va falloir effectuer les travaux préliminaires. Ah ! l’ambition des hommes !
Le commandant ne rêve que du moment où il sera lieutenant-colonel et le général
de la première étoile qui ornera ses épaulettes. Et les femmes harcèlent et talonnent toujours davantage leurs maris. Samedi soir donc, il y avait bal au casino
de l’école de cavalerie. Service ! En grand uniforme. A droite, enroulée autour
du bras, l’épaisse fourragère ; toute la région de la rate ornée de décorations et
d’insignes. Un de ces messieurs avait en plus — je les ai comptées — six médailles
et quatre décorations sur la poitrine, c’en était un de la Marine, avec des médailles datant du soulèvement de la Chine et de la révolte des Boxers. Donc, on danse
à nouveau la valse et la polonaise, et les messieurs portent des gants de chevreau
glacé blanc comme en 1900, à l’époque où j ’allais au cours de danse (à Francfortsur-l’Oder). C’est cela qui m’a le plus intéressé.
Hier j ’ai lu la Nouvelle, lentement, avec une rare attention, mot à mot. Et vraiment, cher Monsieur Oelze, juste un mot, peu importe le risque. Cette nouvelle
ne serait-elle pas légèrement ridicule? Tant de vie, d’activité, d’industrie pour
d’abord gagner puis seulement alors jouir, un prince et une princesse, un oncle
princier et un jeune page bien fait, un château qui donc pourrait en façade comme
sur l’arrière offrir de multiples, de remarquables points de vue. On fait un signe
avec un mouchoir de poche, et un vaillant artiste, un arbre respectable et un oncle
vénérable entourent cette princesse qui avec une belle amabilité émet des observations
pleines d’esprit — en un mot tout ceci ne resssemble-t-il pas à une caricature ? Considérez l’ensemble : des animaux sauvages s’échappent d’une ménagerie, et tout se
passe harmonieusement. Le murmure d’un enfant apaise la nature. Certes le Sublime voit l’unité du Tout et trouve toujours une issue, mais dans ce cas ne s’agit-il
pas simplement de facilité? Cela ne nous ramène-t-il pas à un âge qui sans doute
— peut-être — fut autrefois, mais qui est à jamais perdu pour nous ? Et n’est-ce
pas cela même, le fait qu’il est perdu, qui fait le sens de notre vie ? Pourquoi se
livrer à ces sortilèges, à ces tours de magie, pourquoi laisser libre cours à ces radotages qui voudraient nous faire croire qu’il en va autrement ? Naturellement c’est
une œuvre imposante, qui ne manque pas de majesté, mais n’est-ce pas en fait
vraiment trop simple ? Si je considère l’ensemble comme un moyen de nous conduire à un merveilleux poème, à un poème inhumain, qui joue avec la démesure,
un poème d’une divine grandeur, eh bien oui, le poème peut être extrême, non
humain, extraordinaire, le poème peut vagabonder dans les sphères olympiennes,
il est toujours pensé comme étant dans son essence même imposture et sacrilège.
Mais que dire du contenu de cette nouvelle ? Le point décisif, la ruse typiquement
goethéenne, cette infernale adjuration que ce vieillard voudrait nous faire accroire,
c’est la phrase par laquelle se termine le livre, la phrase du lion : «Certes non
pas comme celui qui a été vaincu, mais bien comme celui que l’on a apprivoisé,
comme celui qui s’est abandonné à sa propre volonté de paix». Et nous y sommes ! Le lion est un animal paisible, au fond. Tout est paisible, au fond. Il suffit
que vienne un enfant jouant de la flûte. Mais voilà, il ne vient pas ! Nous ne le
voyons pas venir. Bavardage que tout cela, bouffonneries, confort dans lequel se
complaît Monsieur le Conseiller privé (la maison du Frauenplan1). Il en va de même pour le style. Quel besoin d’équilibre, quel désir constant de remplir, d’aplanir, d’ouater mots et structures ! Aussi direct que l’écume! Univers doré, vernis
mordoré, tout est «en douceur». Une fois de plus, Monsieur Oelze, tout ceci est
gigantesque, mais n’est que pourriture. Et à présent je comprends certaines choses. Des générations de publications issues de cette nouvelle : 90 % de l’Inselverlag, y compris M. Carossa et votre cher M. Schröder, et aussi Hofmannsthal en
découlent. Voilà la dernière révélation. Une divinité coiffée d’un chapeau mou
et des lunettes de débutant stagiaire, voilà quels sont leurs emblèmes. Au diable
tous ces eunuques ! Arriveront-ils à quelque chose, ces Allemands, alors que ceux-là
mêmes qu’ils vénèrent leur présentent de la vie une image si harmonieuse, si bon
enfant, et au fond si gentille, si sage, si symbolique. A présent je comprends les
mots de Nietzsche : «Dieu, ce Dieu insidieux, piège des poètes 1 ». En vérité c’est
cela, un piège, un piège très insidieux. Un chien, en fait, ce Goethe ! Il savait bien
qu’il nous abusait et que c’est uniquement parce qu’il aspirait au repos et voulait
garder ses distances qu’il traitait ainsi du démoniaque. Je vous l’ai déjà dit : c’était
un malin. Il ne supportait pas la vue d’un corbillard, je le savais. Mais qu’il fasse
entrer les lions dans leur cage au son de la flûte, je viens seulement de l’apprendre ! Julius W olf 2 et son preneur de rats ne sont plus très loin. Je vous renvoie
ce petit livre impressionnant et vous remercie. Et où en est l’essai sur Pfitzner ?

Avec l’affection de votre Benn.
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16.9.35 Hanovre

Cher Monsieur Oelze,
Ce que vous me disiez à propos de Nietzsche m’a naturellement beaucoup impressionné. Cela m’a semblé extrêmement curieux. Premièrement ces paroles n’avaient
aucune raison d’être au milieu de la conversation, et deuxièmement j ’avais eu quelques idées analogues les jours précédents. Je m’étais dit que certaines choses étaient
éteintes pour nous, que d’autres étaient trop mêlées à lui-même, à sa vie ; parfois
un luxe dont on pourrait sourire, si l’heure était encore au sourire. Parfois un
manque de grandeur pour ce qui est de l’abnégation et du sacrifice, l’accent portant encore sur le sacrifice, sans discrétion, parfois avec grand tapage. Mais tout
d’abord son organisme était sans doute à l’époque vraiment blessé sous l’effet de
crises qu’il ne pouvait contenir, et deuxièmement les critères qui nous permettraient
aujourd’hui de juger à l’occasion, comme de derrière un écran, nous viennent
encore et toujours de Goethe et de lui seul, de la divinité physique, morale et créatrice qu’il était. Que n’y avait-il pas là de chance, d’inaccessible, d’incommensurable, presque d’accidentel accomplissement, à l’aune desquels juger, éprouver,
chercher à connaître les autres ne pourrait être qu’un manque de tact. D’un côté
une chance indiscutable, une chance qui quatre-vingts ans durant a été dirigée et
s’est dirigée elle-même. De l’autre la damnation, et au commencement était l’indigence, l’indigence d’où tant de choses allaient nécessairement naître, mais jamais
grâce à une métamorphose, toujours au prix de dommages, de froid et de blessures. Non, il était grand ; ce siècle n’a rien vu de plus grand qui ne fut d’ailleurs
pas plus grand que lui. C’est lui qui embrasse ce siècle. Est-ce le Rhin ou le Nil1 ,
cela m’échappe, ce vieux personnage barbu, tout foisonnant de vie, ce gisant le
long des membres duquel s’ébattent les variantes, voilà ce qu’il est pour nous tous
sans exception. Nous avons fait un pas de plus que lui, un grand pas en avant
selon moi, en direction de l’étape ultime, nous l’avons souvent évoqué, vous le
savez. Il n’avait pas encore séparé l’Histoire et la nature de l’esprit, il croyait encore
à un compromis, du moins à une relation entre eux, ce que bien entendu nous
ne faisons plus. (Voulez-vous s’il vous plaît réfléchir à nouveau à votre objection,
purement matérialiste en fait, selon laquelle l’esprit ne serait qu’un appendice de
la vie parce qu’il n’apparaît qu’avec elle.) Et maintenant, s’il vous plaît, vous qui
portez en vous-même tant de connaissances importantes, tant de lointaines aventures intérieures, dites-moi donc ce que Nietzsche voulait dire dans ces vers :
Quiconque a perdu ce que j ’ai perdu
Nulle part ne trouvera le répit 2.
Qu’avait-il donc perdu? Que cela pouvait-il donc bien être dont la perte agissait
ainsi sur lui ? Je me le demande souvent. Ma seule réponse est peut-être qu’il savait
toute communauté impossible. Peut-être aussi une connaissance bien particulière :
les peuples n ’ont nul besoin de leurs grands hommes. Donc nul besoin de lui non
plus. Ils ont bien davanta ge besoin des petits. Les grands ne sont que bouffons.
Des appendices de la vie? En effet, de la vie, sans aucun doute. Des bulles. Le
fétu de paille des radotages et le savon de la morve. Des bulles en suspension.
Pas même des poches des eaux. On ne peut plus stupide en fait si on voit les choses du point de vue de la vie et de l’Histoire. Certes, il était génial. Il ne pouvait
se satisfaire des corrélations culturelles dans lesquelles il pataugeait ni des morphologies au milieu desquelles il rampait à tâtons ; mais d’autre part, il ne pouvait
se séparer de son concept favori, celui de la « vie ». Tel était le sol sur lequel il
se tenait. Il s’est levé de ce sol, mais pour n ’être qu’une bulle à la surface d’un
marécage, de la morve, je veux dire : de l’esprit. L’esprit est au service de la vie
— tel est le dilemme —, de cette grande vie, de cette vie terrible, sauvage, dangereuse, cette bête blonde. L’esprit cependant ne songe pas à cela. Nietzsche l’avait
flairé, mais il n’avait ni le pouvoir ni le droit de trouver répit en lui-même. Ainsi
cette incurable antinomie s’est donc encore traînée quelques décennies en lui. La
bête blonde en 1900, et en 1935 l’homme qui se trouve soudain à la fin du temps
qui lui est imparti, qui retient consciemment sa semence, qui ne se reproduit plus.
Le sens de l’espèce s’est éteint en lui. La vie une fois encore s’est manifestée avec
force tambours et trompettes, maintenant elle est repoussée. D’abord la Badenweiler Marsch et à présent l’Apocalypse de saint Jean. En ce qui concerne cette
dernière, on voit à l’évidence aujourd’hui le linge avec les animaux impurs descendre du ciel. A la lecture de certaines nouvelles que nous apportent les journaux1 j ’ai eu toute cette journée une déjà très forte impression d’Apocalypse.
Vous vous souviendrez plus tard de l’idée que j ’ai exprimée, selon laquelle la vie
n’est qu’un avant-propos dans lequel les thèmes principaux ne préludent pas encore,
et qu’avec Evola je crois à une transposition d’une autre nature, et à la métamorphose des éléments.
Votre Benn
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24.11.34 Berlin

Cher Monsieur Oelze,
Les mots par lesquels s’ouvre l’Expressionnisme datent de l’an dernier, de
l’époque où il y avait encore tant de foi, d’amour et d’espérance. Aujourd’hui
je ne les écrirais sûrement plus. Aujourd’hui j ’écrirais : «la gueule d’un César
et une cervelle de troglodyte».
Si je vous écris aujourd’hui, c’est surtout à cause de Klages. Ne vous laissez
pas séduire par lui. De ce qu’un génie insère dans une proposition relative, lui
fait une conférence. Je suis allé l’an dernier écouter une de celles qu’il a tenues
ici afin de voir si se confirmaient ou non les impressions que me faisait son œuvre.
Elles le furent ô combien ! De retour à la maison je me disais : « Méphisto à l’extérieur, Frida Schanz à l’intérieur ». Lisez donc je vous en prie dans son Éros cosmogonique les passages où il s’exalte à son tour. Ils sont délicieux. Par exemple
page 98 : «Par une nuit d’été qu’embaumait le parfum des lilas... » etc. Voilà qui
dit tout. Voilà qui dit ceci : il a un niveau correct. Les associations dont il est
coutumier sont assez intéressantes et riches en perspectives. Mais quand il s’interpose, ses propos deviennent débiles. Ce qu’il a produit de meilleur, ce sont Les
Conquêtes psychologiques de Nietzsche , exégèse nietzschéenne et interprétation dans le bon sens du terme. Mais quand il se donne lui-même pour un penseur et
pour un créateur, cela devient agaçant. Du reste le problème qui l’occupe a depuis
longtemps continué sa percée. La vie et l’esprit. Comme vous le savez, cela est
déjà utilisé au Palais des Sports de Berlin, est déjà parvenu jusqu’aux ministres1.
La nouvelle formule à présent, eh bien c’est « l’esprit et rien d’autre. Tout n’est
qu’esprit ». La vie, chez Nietzsche déjà elle n’est que spasme, chez Bergson superficialité. Tout ce jeu d’antithèses n’est-il pas en fait peu à peu devenu qu’un vulgaire jeu d’idées, caché derrière un masque tragique ? Cela n’a plus rien de commun
avec les grandes heures de la pensée humaine, ce ne sont qu’états d’âme, amourettes fixées dans des livres, sermonnaires, passe-temps pour midinettes. Et voici
tous ces «penseurs» installés dans les cafés ou à Kilchberg près de Zurich2,
jouant les Diogène ou les Socrate, qui s’adonnent à leurs élucubrations, dans le
meilleur des cas à une somnolence hors du commun, mais la plupart du temps
simplement à leur névrose constitutionnelle ; et ils sont « malades » de leurs antithèses. Mais vient pourtant le moment où il n’est plus possible d’être malade. Quiconque le demeure ne l’est pas suffisamment, sinon il mourrait, et sa mort suffirait
à convaincre. Il m’arrive parfois d’avoir devant les yeux l’image de peuples et de
races qui au milieu de toutes ces bulles de savon, de ce verbiage, des abstractions
mystificatrices de ces prétendus penseurs, continuent à vivre sans être le moins
du monde touchés par tout cela, de toute évidence poussés par leurs tendances
et leurs instincts ; qui éclosent, pillent, procréent, plantent là au hasard leurs
mâchoires, leurs cris, leur sperme, labourent, mènent paître leurs bêtes, et disparaissent. Où dans tout ceci se trouve l’esprit ? Il est évident qu’il est encore loin
d’avoir trouvé sa place. Il est évident qu’il ne se trouve pas face à la vie, mais
en dehors d’elle, sans compromission aucune avec elle. Il n’est pas non plus malade
de la vie ; seuls le sont les prémices et les embryons. L’esprit ne trouvera sa place
que lorsque la vie désirera sa présence, lorsque la vie tentera de l’amener à elle,
et non pas s’il cherche à diriger et à maîtriser la vie. Telle est la faille de l’Occident. Seul existe l’esprit qui contemple et qui souffre. C’est là une formidable
connaissance. Il nous la faut imperturbablement défendre, avec fanatisme mais
aussi avec équanimité, conscients de toutes les conséquences qu’elle implique, prêts
à assumer toutes ses conséquences terrestres. C’est la mise à mort de l’Europe
moderne. « Impossible parmi les hommes 3. » Klages est trop lâche et trop bourgeois pour faire ce pas. Une chaire de professeur calme ses contradictions, pourvu
qu’il puisse jacasser ! Le grand amphithéâtre atténue ses béances. Laissons-le béant !
Fondons pour notre part un monastère. Seuls les moines, les vrais, sont dignes
de la vie. Fondons ce monastère en un séjour amène, Grenade ou la Toscane, et
cultivons nos roses.

Je portais un diadème et le pouvoir du monde
J ’avais mille noms illustres.
Une corbeille à présent est toute ma fortune,
Une corbeille de raphia, la serpette et le pollen des fleurs 1.
Passez un bon dimanche à Brême ou à Soest, cher Monsieur Oelze que j ’ai en
si grande estime et dont je suis le sincère et respectueux obligé.

Gottfried Benn.
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