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Critique de Presence


Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. Il comprend les épisodes 1 à 5, ainsi que le numéro spécial The Wake, initialement parus en 2016/2017, écrits par Marguerite Bennett, dessinés et encrés par Rafael de Latorre (par Juan Doe pour l'épisode The Wake), avec une mise en couleurs de Rob Schwager. le tome s'ouvre avec une introduction en texte, rédigée par Marguerite Bennett, évoquant sa mère, à la fois comme être humain ayant pris soin d'elle lors de son enfance, à la fois comme personne dont elle s'occupe. Il se termine avec les 25 couvertures alternatives dont celles réalisées par Kelsey Shannon, Michael Gaydos, Mike Rooth, Reilley Brown, Szymon Kudranski, John McCrea, Tony Harris, Kyle Strahm, Brian Stelfreeze, Francesco Francavilla.

À San Francisco, dans une clinique vétérinaire, Joe vient effectuer une opération de dératisation, sous les yeux d'Oscar, l'un des vétérinaires. Joe se fait agresser physiquement par des rats qui en plus lui adressent des injures avec des mots humains. Les 4 pages suivantes montrent différents animaux : un chien allant être euthanasié sur la table du vétérinaire, une vache allant être exécutée dans un abattoir, un ours polaire s'apprêtant à mordre dans un phoque, un iguane dans un vivarium, un coq s'accouplant avec une poule, un orque dans un parc maritime, un chat dormant sur le lit de ses propriétaires, des paresseux dans leurs arbres, des biches regardant passer des voitures, des pandas en train de manger des pousses de bambou, un rat se nourrissant, une jeune fille jouant à la baballe avec son chien. D'un seul coup ils acquièrent tous une conscience de leur geste, puis ils sont capables de parler.

Dans un appartement, Jesse constate que son chien Sandor est doué de parole et de conscience. Elle court avertir sa mère Shannon, alors que rentre son père Oscar (vétérinaire). Ils sont attaqués par un oiseau vindicatif. Sandor demande au chat Mittens de guider ces 3 humains sur le toit de l'immeuble, pendant qu'il assure leurs arrières. La vue dégagée leur permet de comprendre que tout le règne animal a acquis une conscience et le don de parole et se sont révoltés contre l'hégémonie de la race humaine. Des goélands fondent en piqué sur Jesse qui trébuche et tombe à la renverse dans le vide. Sandor n'hésite pas un instant à se lancer lui aussi dans le vide pour la rattraper et la sauver. le sort de l'humanité vient de basculer en quelques instants, avec l'éveil des animaux qui à eux tous sont de très loin plus nombreux.

Le lecteur est attiré par ce titre ingénieux, un jeu de mot associant le règne animal avec l'animosité, ainsi que par le nom de Marguerite Bennett, auteure de comics chevronnée. Il découvre un postulat intéressant : le règne animal dans son ensemble vient d'acquérir les moyens de faire reconnaître ses droits, face aux êtres humains, un peuple qui les a asservis, qui les extermine, qui se nourrit d'eux, qui leur fait subir des expérimentations cruelles et douloureuses. Rafael de Latorre est également le dessinateur de SuperZero de Jimmy Palmiotti & Amanda Connor, paru chez le même éditeur. Il dessine de manière réaliste et descriptive. Il utilise un trait uniforme très fin pour détourer les surfaces, leur donnant une apparence un peu fragile, un peu évanescente, compensée par la mise en couleurs naturaliste qui rend chaque élément plus substantiel. Il utilise également des aplats de noir pour densifier ses cases, mais avec parcimonie et à intervalles espacés. Il s'en suit des dessins faciles à lire, vite assimilés, sans être creux ou superficiels.

Les êtres humains disposent de morphologies et de proportions réalistes, avec des tenues vestimentaires adaptées à leurs occupations. Leur langage corporel est mesuré et plausible. Les expressions des visages sont justes, sans être forcées, sans être très nuancées. Néanmoins, l'artiste sait dessiner le visage d'un enfant dans son innocence et ses émotions franches, ce qui n'est pas donné à tous les dessinateurs. Rafael de Latorre fait le nécessaire pour que le lecteur puisse voir où se déroule chaque séquence. Les couloirs du cabinet de vétérinaires sont fonctionnels et très propres. Les rues de Los Angeles bénéficient d'aménagements urbains réalistes avec du caractère. La ferme investie par une communauté d'animaux dispose de plusieurs bâtiments, chacun avec leur aménagement propre. Rafael de Latorre dessine chaque race animale avec justesse et assez de précision pour que le lecteur puisse les reconnaître et y croire. Les postures animales sont fidèles à la réalité. Il fait de son mieux pour représenter avec conviction les moments les plus exagérés comme des koalas armés de fusil, ou des écureuils avec des armes automatiques calées sur les bois d'un orignal. Juan Doe (également dessinateur de American Monster de Brian Azzarello, publié par le même éditeur) réalise des dessins avec des formes plus épurées, des surfaces plus fluides, et plus d'aplats de noir. Il crée une atmosphère plus saisissante que Rafael de Latorre car ses simplifications lui permettent d'introduire un peu d'expressionnisme dans ses cases.

Ce tome commence très fort, avec l'introduction inattendue de Marguerite Bennett, puis cette attaque de rats intelligents doués de paroles, et un extrait de la Genèse (le passage où Dieu donne autorité aux hommes sur les animaux), complété par une estimation du nombre d'individus dans le règne animal (environ 20 milliards de milliards, toute espèce confondue). En 3 pages, la scénariste a bien défini le rapport de force. La suite est un peu plus étrange puisque tous les animaux acquièrent une conscience de manière instantanée, et le don de la parole une seconde plus tard, et de manière tout aussi instantanée. Il n'y a bien sûr aucune explication de ce phénomène, et le lecteur constate que tous les animaux parlent la même langue, celle des humains de Los Angeles, c'est-à-dire l'anglais. Il en déduit que cette évolution brutale est à considérer comme un phénomène surnaturel, sans fondement rationnel. D'une certaine manière, cela place le récit dans la famille des contes. Au cours de sa lecture, il apprécie que l'auteure insère de discrètes références au film Les oiseaux (1963) d'Alfred Hitchock, ou au roman de science-fiction Des fleurs pour Algernon (1966) de Daniel Keyes. Il s'agit de clins d'oeil rapides, donnant un peu de profondeur au récit.

Le nombre de personnages principaux est assez restreint : Jesse (la petite fille), ses parents Shannon et Oscar, son chien Sandor. Jese & Sandor croisent d'autres personnages secondaires, surtout des animaux. Marguerite Bennett prend le temps de nourrir la relation qui unit la fillette et son chien avec quelques retours en arrière, en se servant de l'amitié indéfectible qu'un chien peut porter à son maître ou à sa maitresse. C'est là le seul développement réel du caractère d'un protagoniste. L'histoire repose donc avant tout sur l'intrigue. le point de départ est bien trouvé, le lecteur se demandant tout de suite comment le monde va évoluer du fait du bouleversement de l'ordre naturel du règne animal. Ce récit comporte une dimension s'apparentant à un récit de survie, Sandor s'étant fixé comme objectif d'emmener Jesse saine et sauve vers le Sud pour qu'elle puisse rejoindre son frère né de l'union de sa mère avec son précédent compagnon. Sandor joue donc le rôle de protecteur inconditionnel pour la demoiselle. Chemin faisant, ils interagissent avec différentes races animales, et sont témoin de quelques mouvements sociaux. de ce point de vue, l'intrigue progresse régulièrement, et les rencontres de Jesse & Sandor avec d'autres animaux permettent de constater que tous ne sont pas farouchement antihumains, ou revanchards contre les oppresseurs de toujours.

Par contre, le lecteur éprouve des difficultés à rester immergé dans le récit. L'acquisition d'une conscience par les animaux exige une forte suspension consentie d'incrédulité, mais dans le cadre d'un conte, le lecteur y consent bien volontiers. À deux ou trois reprises, il éprouve des difficultés à suivre une péripétie ou ses conséquences. En particulier, à la fin de l'épisode 2, Oscar frappe violemment et à plusieurs reprises Sandor, au point que le lecteur le croit mort. Pourtant dès la page d'après, le chien présente un état de santé parfait, sans séquelles de ce qu'il a subi, ce qui semble peu probable même quelques mois plus tard. Par ailleurs, Marguerite Bennett joue comme ça l'arrange avec les conséquences de l'éveil d'une conscience dans chaque animal. Par exemple l'ours polaire est pris de remords à l'idée d'avoir tué un autre animal pour s'en nourrir, du coup il ne se nourrit plus que de cadavres. Ce choix remet en cause le bon fonctionnement de la chaîne alimentaire, risquant de provoquer la surpopulation de certaines espèces (c'est indiqué pour les lapins dans l'épisode 2), et par voie de conséquence la disparition d'autres.

Ensuite, il semble bien que toutes les espèces parlent la même langue de la même manière, et qu'en plus aucune ne rencontre de difficultés pour prononcer à haute voix une langue conçue pour les cordes vocales humaines. Ceci exige encore plus de suspension consentie d'incrédulité. de plus, tous les animaux acquièrent le même code moral judéo-chrétien, indépendant de leur espèce, de leurs habitudes comportementales, de l'endroit de la planète où ils se trouvent. Pire encore, la scénariste a décidé que toutes les espèces animales allaient se servir des outils développés par les humains. le lecteur voit bien qu'il y a des impossibilités de préhension, de morphologie, et même d'usage. On ne voit pas du tout pour quelle raison un bison souhaiterait séjourner dans une cuisine, ou quel animal pourrait avoir l'idée crétine d'accrocher des grenades dans les bois d'un élan, pour s'en servir plus tard. Enfin, même s'il est rapidement question d'une forme de gouvernance pour le règne animal, elle ne voit pas le jour, comme si une coexistence pacifique de toutes ces espèces allait de soi, indépendamment de l'existence de prédateurs.

L'ensemble de ces énormités empêche le lecteur de rester immergé dans le récit, malgré l'originalité et les promesses de son postulat de départ. En outre, il se souvient peut-être de Rover Red Charlie (2014) de Garth Ennis & Michael Dipascale, histoire dans laquelle la forme de conscience des animaux et leur langage étaient modelés par les caractéristiques de leur espèce, plutôt que par la culture humaine. Il se dit alors que ce récit prometteur manque de rigueur, et de cohérence interne.
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