Premier tome d'une trilogie de Fantasy aux couvertures aguichantes, j'ai trouvé ce roman plutôt bon, sans plus.
Dans la même collection, je pense à
La marche du Levant, de
Leafar Izen, qui avec ses propres défauts m'a davantage convaincu, autant pour l'originalité que pour le style.
Nous suivons la jeune Sancia Grado, qui évolue dans les quartiers miséreux de Tevanne, la cité où se déroule entièrement l'action.
Tevanne fait très Renaissance. Les patronymes sont italiens et la cité, avec ses nombreux canaux, évoque furieusement Venise. Les références historiques sont nombreuses aussi, à commencer par le terme d'enluminure. Si l'univers ne semble pas relié explicitement à notre monde, la culture, la sociologie, la technologie (métaux, inventions), l'économie (grands marchands)..., tout ressemble quand même beaucoup à ce qu'a connu l'Europe durant la Rennaissance.
Classer ce roman est plus difficile qu'il n'y paraît.
Pas de race exotique ici : exit les nains forgerons et les efles détenteurs du savoir ancestral. Non, uniquement des humains. Certes, les personnages se réfèrent souvent au passé et aux créatures quasi divines qui ont livré des batailles titanesques et laissé le monde tel qu'il est. Mais cela reste des légendes comparables aux grands mythes gréco-romains. du moins dans ce premier tome. Il y a bien un ou deux personnages dont la nature pose question, mais rien n'indique une essence non humaine.
La magie est clairement mise en avant dans ce roman. « Le meilleur système de magie de toute l'histoire de la Fantasy », nous vend-on.
J'aurais tendance à relativiser cette description. Mais quoi qu'il en soit, le « sytème » est tellement au coeur du roman qu'il mérite bien qu'on s'y attarde. Et comme il est expliqué dès les premières pages, ce ne sera pas du spoil !
L'auteur reprend l'idée ultra classique des runes (les fameuses enluminures) qui, gravées selon un certain protocole sur des objets faits de matériaux précieux, leur confèrent des pouvoirs magiques. C'est le cas par exemple de certains objets dans les romans de
Tolkien, à commencer par l'Anneau Unique.
Mais ce qu'il fait de cette idée est moins commun : il tente d'expliquer – avec force détails – les mécanismes qui confèrent à ces objets leurs propriétés surnaturelles. Et tout y passe : choix des matériaux, technique de l'enluminure, son alphabet, technique de fonderie, puis description des effets de ces « runes », pourquoi cela marche.
Je pense que dans la Fantasy, de manière générale, tenter d'expliquer la magie (et a fortiori y passer beaucoup de temps) est une erreur. Tout simplement à cause du paradoxe : la magie, par définition n'existe pas et donc ne peut s'expliquer. Ce n'est en rien un problème pour le genre en question, puisque le lecteur de Fantasy accepte facilement et tacitement cette entorse à la réalité. Mais l'auteur qui s'entête à expliquer la magie s'expose avant tout à la lourdeur et au contresens. La magie ne s'explique pas, elle s'accepte.
Mais le cas de Les Maîtres enlumineurs est plus retors. Car si on y regarde de plus près, contrairement à ce qui est vendu ou attendu, il n'y a pas de magie dans ce roman !
Plus précisément, il y a magie dans le sens où les objets enluminés se comportent d'une façon qui semble contrevenir aux lois la physique, au lecteur comme aux personnages.
Mais d'un autre côté, tout, dans le traitement fait par l'auteur de cette dimension, vise à remplacer le prisme de la magie par celui de la science :
- le vocabulaire : le mot magie n'est pas employé, non plus que son champ lexical. Plutôt que de « runes » (aux connotations druidiques et surnaturelles), on parle d' « enluminures », qui se réfèrent à tout un pan de notre histoire qui n'a rien d'imaginaire.
- Les acteurs : plutôt que d'une caste mystérieuse, crainte ou vénérée (les magiciens, druides, chamans), on parle d'enlumineurs : une profession comme une autre qui ne connais que les secrets... industriels.
- La technique : celle-ci est décrite en long et en large, elle est rationalisée en étapes, en corps de métiers. En un mot, elle fait l'objet d'une science. Certes, une science que ne maîtrisent ni ne comprennent totalement même les meilleurs enlumineurs. En cela ce sont peut-être davantage des artisans.
- La société : l'exploitation de la technique d'enluminure transforme radicalement la société, la remodelant ainsi que son environnement. C'est une révolution industrielle, guidée par la science.
En cela, R.
J. Bennett brouille magistralement les cartes (et les genres). Sa façon de travestir la magie, si chère à la Fantasy, derrière le rouleau compresseur de la science, en apparence du moins, rappelle irrésistiblement la célèbre formule « Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie. » qu'on doit au faiseur de SF Arthur C. Clarke.
Au passage, le thème des Tevannois qui découvrent, collectent et convoitent les artefacts « occidentaux », legs technologique d'une civilisation supérieure d'un autre âge, constitue un thème classique de la SF (Stalkers, le Déchronologue...).
Alors, s'il n'y a pas d'elfes, s'il y a plus de tôles que d'arbres, plus de science que de magie, où est la Fantasy ?
La Fantasy est en réalité très présente, et ce de manière typique, dans la forme du récit, les personnages, le worldbuilding, les intrigues.
Je dirais que dès les premières lignes du roman, le portrait fait de Sancia – une « voleuse » – signe à lui seul l'appartenance au genre.
L'écriture ne pose pas de problèmes. le style un très simple, rien de transcendant. le registre est un brin vulgaire, sous l'impulsion de l'héroïne principalement. Faut aimer. Personnellement j'ai eu du mal, notamment avec cette trouvaille de « curain », pourtant expliqué, mais qui m'a fait dérailler cent fois. Ça ne fait donc pas dans la dentelle, mais au moins ça se lit vite. Très vite même. C'est un point fort de l'écriture : l'auteur déroule le récit avec une aisance certaine, et bien que celui-ci soit archilinéaire, sans grand effet de suspense, avec quasiment pas d'alternance, on se surprend à dévorer les pages, ce qui n'est pas un luxe avec un tel pavé !
Les personnages sont des modèles types de la Fantasy. Je ne m'y suis pas spécialement attaché, à part le guerrier. Ils sont assez variés. Parfois des comportements peu crédibles.
Au bout d'un moment, on se retrouve à suivre une petite équipe (un des grands tropes de la Fantasy) qui se stabilise, mais cela sonne faux, un peu contre nature. Des caractères et des intérêts incompatibles qui comme par magie finissent pas s'accorder. de cette équipe transparait bientôt un esprit « bon enfant » qui tranche avec certains traits de caractère et avec la dureté de l'univers.
Le monde de Tevanne est purement urbain.
Quatre Maisons marchandes se partagent l'essentiel de la cité (chacune a son propre territoire).
Dans le reste s'entassent les miséreux et les voleurs, dans l'insécurité et l'insalubrité la plus totale. Sancia est issue de ce milieu.
Je trouvé ce monde à la fois très typique d'une Fantasy « Renaissance », et trop schématique, à peine esquissée. Des auberges, des fonderies, des habitations et des palais, c'est à peu près tout. J'attendais de l'action sur des bateaux, même pas. de plus, des quatre Maisons marchandes, seules deux sont mises en scène. Bon, on va dire que cela laisse de la matière pour les tomes suivants !
Avec cette opposition entre nantis et miséreux dans le worldbuilding, mais aussi avec le parcours de l'héroïne, éternelle révoltée issue des bas-fonds, l'auteur surfe sur les tropes de la dystopie. La critique de notre société et du capitalisme est récurrente et assez vive, ce qui est plus courant dans la SF.
Plus généralement, il revisite un peu tous les champs de l'intersectionnalité, concept en vogue ces dernières années.
L'exemple le plus saillant est certainement la touche « girl power » : les quatre personnages les plus valorisés sont des femmes. Dans cet exercice difficile, Bennett ne s'en sort pas si mal je trouve, même si on est loin de la démonstration d'un
John Scalzi dans L'interdépendance, ou de la finesse d'un
McDowell dans Les Aiguilles d'or.
Enfin, je signalerais le thème du transhumanisme, assez développé.
Le grand point fort du roman, pour moi, reste l'action. Même si la réflexion est présente, le divertissement reste toujours au premier plan, servi par l'écriture fluide.
Les actions sont nombreuses, variées et détaillées. Elles sont visuelles, logiques. Elles mettent en exergue les forces et les capacités spéciales des personnages, mais aussi leurs faiblesses.
Sancia a le pouvoir de faire parler les lieux et les objets enluminés (soit la plupart). J'ai adoré la voir en tirer parti, de façon différente selon les situations. Découvrir les fonctionnements détournés des objets enluminés est aussi très sympa. Mais cet aspect devient parfois un défaut : certains comportements tirent trop sur le côté « magique ». Je pense que l'auteur aurait dû restreindre davantage les possibilités de la technologie pour rester cohérent avec l'esprit « science ».
Parmi ces objets enluminés, Sancia en découvre un particulièrement puissant. Une clef nommée... Clef. Ça ne s'invente pas ! Clef semble doté d'une conscience propre, peut communiquer avec elle, et devient un personnage à part entière, rendant de nombreux services à notre héroïne.
Un clin d'oeil à la princesse Fantagaro et son fidèle compagnon... Pierre ? Pas certain, même si celles et ceux qui connaissent la référence incontournable de la Fantasy italienne feront le lien facilement :)