Il est difficile, aujourd’hui, de comprendre les incertitudes de l’époque. Nous étions tous déçus. Beaucoup estimaient que s’ils voulaient survivre, un changement devait s’opérer. Quelques années après les troubles, Lazar consacra plusieurs jours à la relecture de ses notes. Il fut étonné de l’écart entre la conception qu’il se faisait désormais de son passé et les événements de son passé réel, rapportés aussi fidèlement que possible de sa propre écriture. C’est peut-être que, se dit-il, à la longue, tout ce qui est arrivé à l’un est arrivé à l’autre. Il y a des gens qui racontent leur vie, et ils la racontent toujours de la même manière. Cela signifie que le souvenir a disparu. Seule reste une histoire que l’on récite par coeur. La conviction s’imposa à Lazar qu’il fallait aborder chacun de ces moments sans préjugés, les isoler des systèmes explicatifs construits autour d’eux.
On pouvait reprocher un certain nombre de choses à Lazar. Oublieux des gens qui l’entouraient, capable de se montrer insultant, grave : c’était l’image que le temps avait contribué à forger. Tous les témoins, cependant, auraient dû s’accorder sur le fait que Lazar constituait une unité plutôt accueillante et activement disjointe. Beaucoup de ceux qui éprouvaient de la méfiance à son égard diront que je me suis trompé. Peut-être produiront-ils des preuves pour contredire ma version des faits, mais toute histoire présente de multiples faces. Lazar pensait simplement que les phénomènes de l’esprit étaient pareils aux autres – des phénomènes qui n’avaient rien d’inviolable et que nous ne devions pas renoncer prématurément à comprendre – même si une meilleure compréhension de leur essence était susceptible de troubler ce que nous considérions comme le plus personnel dans ce qui fait de nous les personnes que nous sommes persuadés d’être. Je me rappelle être allé avec lui dans une boutique crasseuse au fond d’une cour. L’homme qui tenait cette boutique avait une armoire remplie de souvenirs nazis. Il développait une mythologie originale et parfois extrêmement artificielle, construite à partir d’échafaudages sophistiqués. En vérité, presque toutes ses citations étaient apocryphes et n’apparaissent nulle part dans les textes originaux. Murs, sol, plafond. Autour de nous, tout était nazi. Et cet homme construisait des choses. Il avait un liquide qu’on pouvait se verser sur le corps et enflammer sans que la peau se mette à brûler.
Ce soir-là, Lazar a prié avec nous. Il avait dîné quelque part, pas en notre compagnie. À la fin du shabbat, je l’ai aperçu de nouveau, à l’écart, recueilli. Ses doigts s’étiraient de manière délicate, des cils étrangement longs donnaient à ses yeux une expression lointaine.
Le magistrat avait vu des choses durant sa marche de l’après-midi, et ces choses, telles que rapportées par le langage qu’il tentait d’assimiler à travers les exposés des commentateurs, ces choses n’étaient pas ces choses. L’ascenseur ne fonctionnait plus lorsqu’il était revenu chez lui, et il avait monté l’escalier à la hâte, sans prendre garde à une fenêtre ouverte dont le verre s’incrusta dans sa tête. Sur l’écran, le Ministre s’exprimait face à des journalistes. Ses traits, son expression, avaient gagné cette souplesse, cette « paix » qui n’appartient qu’à ceux chez qui le renoncement a été totalement métabolisé. Il faut toujours se garder de scruter le visage d’un homme en ayant fait à l’avance son procès. Assis devant l’écran, le Magistrat songea : le meurtre du langage. Il aurait pu, pensa-t-il, regarder vingt ou cent vidéos sur lesquelles le Ministre s’exprimait, et, c’était peut-être ce qui le troublait le plus, il ne trouvait pour ne pas juger cet homme que cette carapace que le Ministre s’était forgée – au prix de quels efforts ? – et qui ne laissait transparaître qu’une chose : le souci de ne rien dire qui puisse l’amener un jour à ne plus avoir sa place au sein du vide. Son évidage de la langue avait si bien fonctionné qu’il n’était plus possible de blâmer cet homme pour une seule conviction au cours de ses décennies au sommet de l’Etat : dans sa bouche, aucune conviction n’en était une à proprement parler. Une conviction, dans la bouche de cet homme, semblait être, précisément, une série de mots agencés de telle sorte qu’aucune réalité ne puisse y être associée, et, de ce fait, lui être imputée. Si les choses tournaient comme il l’avait escompté, cette série de mots serait revendiquée comme porteuse d’une vision. Si elles tournaient autrement, les mots n’auraient qu’à être entendus que comme ils avaient été prononcés, circonstanciels et aléatoires. Voilà comment le magistrat se figurait celui dont on retrouverait le corps sur la chaussée. Un homme qui avait consacré son existence à désarmer le langage.
MAURICE GARREL donnera à entendre « ZIMMER »,
un monologue dOlivier BENYAHYA
mis en en scène par Vanessa MIKOWSKI au Théâtre des Petits Mathurins