Citations sur Ainsi parlait ma mère (68)
Bref, dès mon plus jeune âge, j'ai dévoré les bouquins comme d'autres les pâtes. Pour donner une réalité à des désirs enivrants. La quête d'une autre vie, en somme. Qui m'a toujours différencié de mes frères, tous happés très tôt par la nécessité de contribuer à la survie de la famille. Mon père est en effet mort quelques jours avant mes sept ans, écrasé par une palette de livres. Un destin qui ne m'a pas fâché avec la lecture. Juste avec les palettes. Et encore.
Vous vous demandez sans doute ce que je fais dans la chambre de ma mère. Moi, le professeur de lettres de l'Université catholique de Louvain. Qui n'a jamais trouvé à se marier. Attendant, un livre à la main, le réveil possible de sa génitrice. Une maman fatiguée, lassée, ravinée par la vie et ses aléas. La peau de chagrin, de Balzac, c'est le titre de cet ouvrage. Une édition ancienne, usée jusqu'à en effacer l'encre par endroits. Ma mère ne sait pas lire. Elle aurait pu porter son intérêt sur des centaines de milliers d'autres ouvrages. Alors pourquoi celui-ci? Je ne sais pas. Je n'ai jamais su. Elle ne le sait pas elle-même. Mais c'est bien celui-ci dont elle me demande la lecture à chaque moment de la journée où elle se sent disponible, où elle a besoin d'être apaisée, où elle a envie tout simplement de profiter un peu de la vie. Et de son fils.
Mes parents et moi nous avons vécu ensemble mais jamais en même temps. (p. 14)
Ma mère m'a demandé de tirer les rideaux pour voir danser les flocons. "Tu vois, mon fils, ces flocons? C'est les oreillers des anges...ils viennent me chercher", a-t-elle soufflé. J'ai souri. La poésie de ma mère m'étonnerait toujours, elle qui n'avait jamais écrit pouvait parfois sortir des phrases qui me laissaient muet. "Non, maman, ils viennent juste te bercer", lui ai-je répondu, pour masquer mon émotion.
Ma mère n'a jamais vraiment compris le français. Alors quand un médecin, ou un employé de la mairie, ou de la sécurité sociale, ou un professeur d'école, lui posait une question, elle a toujours répondu invariablement "oui", sans se soucier davantage des effets de ses réponses. Cela nous a valu des ennuis avec la terre entière : la police, les impôts, les services sociaux, la banque, les hôpitaux et toutes les administrations.
Ma mère n'a jamais vraiment compris le français.Alors quand un médecin ou un employé de la sécurité sociale ou un professeur d'école lui posait une question, elle a toujours répondu invariablement " oui" sans se soucier davantage des effets de sa réponse. Cela nous a valu des ennuis avec la terre entière, la police, les impôts, les services sociaux, la banque les hôpitaux et toutes les administrations .
"Ma plus grande richesse dans la vie est d'avoir pu l'aimer"
Elle n’avait jamais vraiment compris le français. Le simple fait qu’on lui adressait la parole était pour elle un honneur. Elle baissait toujours la tête avec respect. Réfugiée dans une parenthèse enchantée, elle oubliait tout ce qui avait façonné ses souffrances de petite immigrée mal dégourdie et de veuve élevant seule ses cinq enfants. Par sa parole, par sa présence, elle renvoyait ses fils à leurs origines marocaines. Aujourd’hui, elle a quatre-vingt-treize ans et elle vit encore à Schaerbeek avec le célibataire de la fratrie: un professeur de lettres qui lui fait sa toilette et lui lit "La peau de chagrin de Balzac". Cette mère qui ne sait ni écrire ni lire, a survécu à toutes ses morts hypocondriaques, a aimé ses enfants et ses patronnes, s’est produite sur la plus grande scène du monde: sa cuisine. Le malentendu est aussi vieux que le monde. Est-ce qu'une femme analphabète, seule, innocente, naïve, indulgente, « faite pour servir les siens » est une mère adorée pour ses faiblesses ou sa force?
On guérit d'un coup de lance mais on ne guérit pas d'un coup de langue.
Mon père est en effet mort quelques jours avant mes sept ans, écrasé par une palette de livres. Un destin qui ne m'a pas fâché avec la lecture. Juste avec les palettes. Et encore.