Citations sur Il est juste que les forts soient frappés (73)
Merde, me retrouver la vielle de Noël, dans un service post-réa (on vient de piger que ça voulait dire "réanimation" et, même si Théo s'est fermement accroché au "post", qui selon lui prouve qu'on est pas dans le service le plus lamentable de l'hôpital, ça ne nous a pas réjouis), avec une probabilité immense d'avoir développé un putain de cancer du ris de veau, une tumeur d'une taille apparemment très inquiétante et horriblement mal placée, alors que je suis enceinte de sept mois ?!
Mais bordel, même chez Dickens, ça ne passerait pas !
Ne me voyez pas comme une victime ou une malade.
Voyez ça comme ce que c’est, une histoire. Ce n’est pas parce qu’elle est vraie et dure par moments, ni même parce qu’elle finirait mal, que ce n‘en est pas une; toutes les vies sont des aventures extraordinaires, pour qui peut les voir dépliées devant soi.
Ça ne signifie pas qu’on doive applaudir aux grandes scènes ou espérer qu’une musique bizarre vienne souligner les passages drôles ou absurdes; ce que je demande, c'est que vous prêtiez la même attention aux mots qui vont suivre et que vous acceptiez d‘en goûter les couleurs éclatantes, en dépit de ce gris dont le réel granit voudrait tout recouvrir. Je sais que Théo aurait besoin que vous fassiez ça, et moi, en tant que morte, je vous le demande par respect pour les vivants.
Joli paradoxe, non?
C‘est drôle, parce que c’est cela qui m‘importe, qui m'atteint plus que tout le reste, finalement. p. 105
Je ne croyais pas que ça m’arriverait, et pourtant si.
Théo, comme souvent, m’a prise par surprise. En un peu plus de trois ans, on a franchi les étapes. Évolué dans nos boulots, mélangé nos amis, trouvé un trois pièces plus grand et lumineux, dans un quartier branché de Paris.
On est devenus un couple « solide » et, avec cette confiance qu'il place en lui et en nous, avec ses facéties de lutin, Théo m'a peu à peu forcée à la douceur. Je pars moins en vrille, c'est un fait. Il est rare à présent que je chope un de mes fameux coups de massue quand j'ai trop bu, ces chutes amères qui me laissaient divagante et en pleurs sur le pavé, à me débattre entre ses bras comme une cinglée, à passer du rire aux larmes pour finir par répéter en boucle : Je veux juste que ça s'arrête, je veux juste que ça s'arrête.
Soudain je veux lutter, et vaincre, et marcher, faire un miracle et regagner ma vie à coups de griffes dans le réel, et écraser quiconque se mettrait sur ma route! Je refuse qu'on m'oublie, je refuse qu'on me laisse crever!
La minute d'après, je prie pour que tout s'arrête et que le monde soit en paix sans moi.
Il est juste que les forts soient frappés
La phrase s'affiche tel un blason en lui. Et elle lui semble parfaitement logique, évidente - appropriée, là encore. Il est juste, oui, précisément parce c'est plus injuste que tout ce qu'on puisse imaginer, plus absurde, plus cruel, et donc plus éloigné de l'entendement des simples mortels, que lui et moi, qui sommes jeunes, pleins de vie, si forts, nous soyons frappés. Nous plutôt que d'autres, qui ne s'en relèveraient pas. (p116)
Accompagné, oui. C'est bien ce qu'elle fait. Ce miracle d'infirmière est en train d'apprendre à sa patiente à mourir, comme si elle-même avait fait ça toute sa vie.
Mourir s'apprend, finalement.
Malgré tout, l’une de ces pensées échappe au tourbillon, se détache du lot et vient perler jusque devant les yeux : demain, je serai une femme malade. Je sens une énorme quinte de toux monter, comme provoquée par cette idée.
Cette nuit, en vérité, est ma dernière avant la maladie. Avant le vent. Même si, bien sûr, la rumeur est là depuis un moment (trois mois ? Cinq ? Sept ?), à couver en silence à la façon d’un noeud de vipères caché sous un buisson… il n’empêche que tant qu’on a pas conscience des choses, elles n’ont pas d’existence - je dois pouvoir trouver une bonne dizaine de gars parmi mes philosophes pour attester de cette vérité-là.
« Tout ira bien », Benjamin. Ces mots-là, je suis soulagée d’avoir pu les prononcer. Pour les autres, tout ira bien. Pour les amis, la famille, tout ira bien. Pour Théo… Pour lui, je ne veux pas y penser. Par moments, je l’imagine dans les bras d’une autre femme, avec qui il élèverait nos enfants – et dans ces moments-là, je lui souhaite vraiment d’être heureux, libre, en vie à nouveau… mais pour être franche, ça ne dure pas. Cette image est trop dure. Trop violente. L’accepter reviendrait à m’accepter morte déjà, et je ne peux pas. Soudain je veux lutter, et vaincre, et marcher, faire un miracle et regagner ma vie à coups de griffes dans le réel, et écraser quiconque se mettrait sur ma route ! Je refuse qu’on m’oublie, je refuse qu’on me laisse crever ! La minute d’après, je prie pour que tout s’arrête et que le monde soit en paix sans moi. Je clignote en noir et blanc sans cesse, c’est épuisant. Mais là, face au visage franc et simple de Benjamin, je peux me payer le luxe d’être tranquille. De lui annoncer, depuis le lit où bientôt je vais mourir, de beaux présages de vie douce. Tout ira bien, Benjamin.
Généralement, à ce stade, l’échange se durcit et les répliques s’accélèrent. Le ton ne monte pas vraiment, mais il est clair que la discussion se tend. Et, à chaque fois, au bout de quelques phrases, Théo reprend l’avantage, comme au tennis - il ne joue jamais mieux que quand il est acculé, au bord de la défaite.
La vie n est rien d autres qu une métaphore. Le chemin, la route, la voie.. Peu importe la forme que cela prend, on aboutit toujours à la même idée.. Avancer dans une direction, se construire au gré des rencontres, devenir ce que l'on est.