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EAN : 9791032920817
L'Observatoire (01/03/2023)
3.88/5   149 notes
Résumé :
Léonard, vieil homme veuf et solitaire, est rejeté par ses enfants en raison de son passé, infidèle et grand buveur. Quand il fait un infarctus, il voit sa vie défiler sans espoir de salut. Ailleurs, Zoé, 10 ans, attend le retour de sa mère de l'hôpital. Celle-ci a sombré dans la catatonie. La petite fille enquête pour sauver sa mère. Les destins de Léonard et de Zoé s'entremêlent.
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En ce jour de juillet 2020, Léonard meurt seul dans sa cuisine, d'une soudaine attaque cardiaque que, par une sorte de dédoublement transitoire, avant de basculer dans l'oubli définitif, il se retrouve à observer. Il se voit, tentant de s'accrocher à l'évier, glissant irrémédiablement au sol, puis gisant sans vie sur le carrelage froid, dans cette maison rendue à l'état de chaos, où, depuis vingt-cinq ans, après une vie familiale imbibée d'alcool et de mensonges, son épouse enterrée et ses enfants fâchés – « Comment tu as pu nous faire ça, Papa ? Comment ? » –, il s'était replié comme une vieille loque infréquentable, réduite à la solitude. En ce moment de bascule qu'est le grand saut dans la mort, lui reviennent en désordre, comme en un crépitement de flashes stroboscopiques, les séquences les plus marquantes de son existence. Alors, dans un mélange doux-amer de tristesse, de regrets, et de tendresse aussi, il se revoit multiplier inconsciemment les mauvais choix, oubliant ses rêves, glissant peu à peu hors de portée de ce bonheur dont il découvre trop tardivement qu'il l'a laissé échappé, blessant les siens pour une vague quête d'aventures dont il ne reste au bout du compte qu'un pauvre goût de cendres.


Pourtant, la rédemption est peut-être pour lui encore à portée d'âme. Ni lui, ni le lecteur, ne savent encore ce qui le lie à cet autre personnage qui vient mêler au récit une seconde trame narrative. Zoé a dix ans. Pour elle, le grand saut est celui de la vie qu'elle a devant elle, à l'image de celui qu'elle accomplit avec appréhension, mais si fièrement, du haut du grand plongeoir à la piscine. Sa vie bascule aussi, lorsque sa mère, victime d'un choc catatonique inexpliqué, est internée après avoir sombré au fond d'elle-même. La petite-fille cherche désespérément comment la rappeler à la vie et pense trouver la clef dans un vieux coffre à secrets relégué à la cave. Une chose est sûre : un lien caché entre ces personnages nous échappe encore, que la suite du récit va se charger de nous dévoiler.


D'une histoire de famille comme il en existe tant, à partir du destin banal d'un homme ordinaire qui, voulant « vivre » plus intensément, a fini par perdre le fil de son existence, hypothéquant le bonheur simple qui l'attendait auprès des siens pour d'illusoires rêves pleins d'ambitions trompeuses, Thibault Bérard a tiré un roman original d'une grande poésie, où, l'émotion sourdant à fleur de mots sans que jamais ne se relâche l'intensité dramatique, il explore magnifiquement ce qui nous donne envie ou nous empêche de vivre, ce qu'est vivre et pourquoi souvent l'on se trompe, par peur, par illusion, par aveuglement, incapable de discerner l'essentiel et de s'en contenter, au risque, le grand soir venu, de se retourner sur son existence enfuie avec l'incommensurable regret de l'avoir gâchée. Et vous, qu'êtes-vous en train de faire de vos rêves et de votre vie ? Attendrez-vous, comme Léonard, qu'il soit trop tard pour éviter les remords ? Coup de coeur.

Lien : https://leslecturesdecanneti..
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Thibault Bérard est un orfèvre. Orfèvre de l'écriture. Orfèvre de la famille et des relations familiales. Orfèvre des personnages cabossés, que la vie n'a pas ménagés.

C'est son troisième livre. C'est celui que j'ai préféré.

Léonard est un vieil homme qui vit seul, dans une petite maison isolée en montagne. Un jour d'été, il s'effondre. La mort l'a rattrapé. Mais il ne disparait pas tout de suite, Il revoit en spectateur certains des moments clés de sa vie, et ils ne sont pas tous beaux; c'est le moins qu'on puisse en dire.

Zoé est une petite fille triomphante dans le premier chapitre. pour le sourire de sa maman, elle a osé sauté du plongeoir des dix mètres (ce que moi je n'ai jamais réussi). Elle est après une petite fille perdue, triste : sa maman est hospitalisée, revenue catatonique d'un week-end solitaire, dont personne ne connait le déroulement.

Les chapitres mettant en scène Léonard et Zoé alternent, les épisodes de la vie de Léonard arrivent dans un désordre temporel, mais peut-etre un ordre plus subtil, Zoé quant à elle essaie de toutes ses petites forces de faire revenir sa maman à la vie. Elle est sure que la solution est dans un mystérieux coffre à la cave.

La vie de Léonard n'a pas été celle qu'il aurait aimé. Faite de lâchetés, de fuites, de renoncements, à la poursuite de l'aventure aux dépens des siens, à la poursuite des mots qu'il aurait aimé écrire, de la musique parfaite qui surgit quand les mots s'alignent justement, les mots ou les sentiments...
La vie de Zoé a basculé un jour d'Octobre. Qu'a vu sa mère ce week-end là ? Pourquoi est-elle revenue ainsi ? Pourquoi cette petite fille doit subir les conséquences des erreurs du passé ?

Les personnages de ce roman nous touchent tous, on éprouve même de la sympathie pour Léonard, malgré toutes les erreurs commises. Et que dire de Zoé et de son papa, unis dans leur détresse.
L'auteur nous les raconte d'une écriture simple, directe, juste qui nous va droit au coeur, qui créé les émotions.

Et ne vous y trompez pas, malgré tout ce que je viens de vous raconter, même si Léonard partira définitivement, ce n'est pas un roman triste, étonnamment.

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Dans sa maison nichée en pleine montagne, Léonard porte soudainement la main sur la poitrine, glisse lentement vers le sol, ne réussissant pas à se raccrocher au plan de travail de sa cuisine. Il va mourir, il le sent, il le sait. Mais avant de passer l'arme à gauche, Léonard a le temps de se rappeler quelques visages, aujourd'hui malheureusement inconnus, notamment celui de son fils, Tristan. Mais aussi quelques événements importants qui ont chamboulé sa vie. Sa rencontre avec sa femme, Lize, mais aussi son décès. Ses rêves de jeune poète. La naissance de ses enfants. Son premier travail...
Zoé est toute fière d'avoir réussi à sauter du plongeoir de dix mètres, malgré sa peur, ses réticences. Elle voulait à tout prix faire plaisir à sa maman dont un grand sourire inondait de lumière son visage. Ce sourire, il a aujourd'hui disparu depuis ce lundi 1er octobre où elle est rentrée le visage figé, presque catatonique. Elle est tombée dans un gouffre si profond qu'il a fallu l'interner. Que s'est-il passé pendant le week-end ? Comment Zoé peut-elle aider sa maman à retrouver la lumière ?

Le jeune poète un peu fou, empli de rêves, amoureux, s'est perdu en route. Puisqu'aujourd'hui, c'est seul, tragiquement seul, qu'il meurt dans sa cuisine. Des événements-clés de sa vie qu'il parcourt avec, parfois des regrets, parfois des remords, et avec ce sentiment d'un certain gâchis, il tentera de comprendre comment il a pu en arriver là. Comment il a pu déraper, dévier de sa trajectoire alors que, il s'en rend compte bien trop tard, le bonheur était à ses pieds ? Comment il n'a pas su profiter de ce que la vie lui offrait au lieu d'aller chercher des aventures, alors bien plus excitantes et palpitantes à ses yeux ? de déceptions en regrets, Léonard fait le bilan, un peu trop tard, d'une vie au goût amer. Peut-il seulement espérer se faire pardonner ? En parallèle, l'on fait la connaissance avec Zoé, tout juste 10 ans, dont la maman ne prononce plus un mot, retranchée en elle-même. Petit à petit, l'on découvre les liens qui unit tous ces personnages. Tout en finesse et tendresse, Thibault Bérard nous offre un roman intimiste et délicat où s'entremêlent, petit à petit, des personnages cabossés, meurtris et attachants, notamment la petite Zoé, courageuse et prête à tout pour retrouver sa maman. Original de par sa construction, bouleversant de par son dénouement inattendu, le grand saut nous plonge, avec force et émotions, au coeur d'une histoire familiale émouvante.

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Splaaaatchhhhh ! ça c'est le bruit mon énorme plat après avoir fait un saut du haut du plongeoir de 10 mètres et qui a vidé une bonne partie de la piscine sur les spectateurs ahuris. Maaaaais euuh !!!
C'est pas ma faute d'abord ! c'est Anne-So qui m'a poussée !!!
Vi, l'excellente critique d'Anne-So @dannso m'a fait l'effet d'une poussée en haut du plongeoir, et je me suis retrouvée dans le vide, à faire le saut de l'ange, le bouquin à la main (j'avais l'air maline je vous jure). Immersion totale, grand bain. Même si j'ai encore les marques rouges sur le ventre, je n'ai pas regretté ma cascade, et en suis ressortie ravie.
Le thème ne s'annonçait pourtant pas comme des plus riants au départ : on assiste au décès, filmé au ralenti, de Léonard. Léonard qui rime avec con****, car on ne va pas se raconter d'histoire, Léonard on a juste envie de le pousser dans la piscine et le regarder se noyer : jeune coq préoccupé uniquement par lui-même, il arrive malgré tout à tomber amoureux de Lize (pour son plus grand malheur -à Lize), il n'aura de cesse de la tromper, même le jour de son enterrement. Léonard déroule devant le lecteur le fil de sa vie, qui assiste en spectateur aux scènes marquantes de celle-ci, avec Léonard en commentateur tantôt cynique, désabusé ou repentant.
À l'histoire de Léonard se mêle celle de la petite Zoé (dans le livre c'est elle qui saute du plongeoir de 10 mètres, mais là je disculpe AnneSo de toute responsabilité). Zoé, dix ans, a vu sa vie chamboulée lorsque son père a dû prendre la lourde décision de faire interner sa mère. Un « beau » jour sa mère est rentrée à la maison en état de choc, sans qu'ils arrivent à en déterminer l'origine. Depuis Zoé fait de son mieux pour ne pas encombrer son père, et réfléchit aux meilleures solutions pour sortir sa mère de son état léthargique, même si c'est parfois difficile quand on n'est qu'une petite fille.
« En fait, elle a envie de faire exactement le contraire de s'aérer : elle veut s'enfouir comme une taupe dans les vieux souvenirs, en respirer la poussière douce et chaude à s'en brûler les poumons. Elle veut rentrer sous la terre de sa mère et s'y blottir. (p.73) »
J'avais été emportée par la plume Thibault Bérard dans « Il est juste que les forts soient frappés », et j'ai retrouvé avec plaisir son écriture fluide, onirique et parfois poétique, assez proche dans ce livre de celle de Mathias Malzieu que j'apprécie particulièrement, même si les thèmes de la mort et de la maladie mentale ne sont pas des plus gais.
« À cette pensée, Zoé chancelle, parce qu'elle lui fait prendre conscience d'une réalité très triste : la gentillesse de papa n'a pas empêché que maman soit frappée. Il n'y a pas de justice, voilà la vérité. (p.141) »
J'ai commencé cette chronique avec un Splatch, je la terminerai avec un Splotch pour finir en beauté en citant Thibault Bérard.
« Ce jour-là, sur l'arbre de la pensée malheureuse de Zoé ont poussé des fruits noirs, pourris sur pied. Ils se sont détachés de leurs branches pour s'écraser au sol, un à un, avec des « splotch » dégueulasses, tandis que les infirmiers faisaient marcher une Maman apathique entre eux, un genre de spectre vivant. Maman ne s'est pas débattue comme dans les films dramatiques, et elle n'est pas revenue à la vie comme dans les comédies. Elle a seulement marché entre les infirmiers, à petit pas, tête basse. Vaincue. »
(p.77)

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Seul dans sa maison isolée, ce vieil homme qui nous parle s'écroule. Son esprit continuera à se livrer, et à revenir sur les périodes—clé de sa vie, qui ont abouti à cette solitude des derniers instants.

Mais qui est Zoé, cette petite fille prête à ressentir la peur de sa vie en s'élançant du haut d'un plongeoir, tout cela pour ne pas décevoir sa mère ? Et que s'est-il passé pour que celle-ci arrive figée, muette, en proie à une détresse immense ?


Les chapitres alternent, reconstituant peu à peu le puzzle d'une vie familiale faite de trahisons et de compromissions, avec en miroir, le visage attendrissant de cette fillette, que l'on voudrait à l'abri des conséquences de faiblesses des générations qui l'ont précédée.


Comme pour Il est juste que les forts soient frappés, Thibault Bérard a un don certain pour créer des personnages empathiques, malgré leurs failles, souvent blessés par les aléas de la vie. La famille, le travail, les amis, les amours, se déclinent à l'aune des attentes et des rêves de bonheur, qui se fracassent sur les désillusions du quotidien, et les caprices du destin.


Très belle écriture, qui prend aux tripes, et vous embarque au fil d'une rivière aux récifs piégeux

174 pages L'observatoire 1er mars 2023

Lien : https://kittylamouette.blogs..
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critiques presse (1)
LeFigaro
27 mars 2023
Léonard vit seul depuis vingt-cinq ans. Vingt-cinq années au milieu des montagnes. Ce jour de 2020, le ciel est d’un bleu insolent, le soleil joue à cache-cache derrière les sommets, mais lui ne voit rien de tout ça. Il est face à un évier bouché, une ventouse à la main, quand une douleur le saisit dans la poitrine.
Lire la critique sur le site : LeFigaro
Citations et extraits (24) Voir plus Ajouter une citation
Il en voulait à Lize de ne pas rêver à autre chose que des après-midi calmes avec les enfants. Elle n'avait donc pas d'ambition ?
Il se répétait souvent ça. Elle n'a donc pas d'ambition ?
Mais cette phrase n'aura jamais été qu'un leurre de plus. S’il en voulait à Lize, ce n'était pas d'être incapable de rêver à des horizons aussi vastes que les siens ; il lui reprochait surtout d'être pourvue d'une force qui lui faisait défaut. La force qui lui aurait permis de savourer son bonheur au lieu d'aller se gaver au calice trompeur de l'aventure.
Car bien sûr, l'aventure avait rapidement rétréci comme un costume mis à la machine. Trop vite, trop tôt était venu le temps des rendez-vous de convenance, des mensonges foireux et des arrangements sordides, des prénoms qui se mélangeaient, des ruptures pénibles et des recommencements sans éclat, des serments imbéciles qu'il n'honorerait pas, des scènes de ménage qu'il se surprenait à endurer de la part de femmes qu'ils n'avaient fréquentées que deux ou trois fois.
Et toujours la brûlure de la honte qui revenait par surprise, et toujours plus contrariant le sentiment d'avoir mis le doigt dans l'engrenage, en s'imposant d'innombrables tracas pour bien peu de compensation... L'ennui à la mesure du désir.
(p.86)
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(Les premières pages du livre)
Jour de ténèbres
12 juillet 2020.
Dans une grimace, Léonard porta la main à sa poitrine, espérant se raccrocher à quelque chose de solide alors même qu’il savait bien que sa vie ne contenait rien, absolument plus rien de solide.
Et sa vieille poitrine de fumeur de cigarillos encore moins.
Il commençait à glisser sur le carrelage de sa cuisine, un coude ripant contre le plan de travail, quand une pensée idiote lui vint : depuis combien de temps est-ce qu’il n’avait pas fait le ménage dans cette baraque ?
Ses jambes ne le portaient plus. Sur ses tempes, tout contre ses côtes et jusque dans la paume de ses mains, il sentait une sorte de bourdonnement chaud, impérieux, exerçant une très forte pression qui n’aurait pas été désagréable s’il ne l’avait immédiatement associée à l’empreinte de la Mort venant – enfin – faire son office.
— … me chercher, sale putain…
Jurer lui apporta un bref soulagement, l’air reflua dans ses poumons, mais Léonard n’était pas le genre de bonhomme à se faire des illusions. Il était foutu et il le savait.
Son regard s’accrocha au volet disjoint qui battait à la fenêtre, juste là, dehors, sous le soleil qui dansait entre les sommets des montagnes, face à l’évier bouché où, un peu plus tôt, il était en train de trifouiller avec une ventouse. À bien y réfléchir, songea-t-il en s’affaissant un peu plus vers le sol, c’était à cause de cet évier qu’il en était là, à crever tout seul dans sa cuisine comme un con, par un jour de grand beau. Il avait pris une suée et hop, en route pour l’enfer.
Car c’était bien là qu’il finirait ; aucun doute là-dessus.
À cause d’un évier bouché…
Mais à vrai dire, c’étaient des conneries. L’évier n’y était pour rien. Si Léonard en était là, à crever seul au milieu de ses montagnes, dans sa cuisine, par un jour de grand beau, c’était par sa faute à lui seul.
Au moment où il se croyait bon pour la glissade ultime, son aisselle se cala sur le plan de travail, interrompant la chute. Il hoqueta, hébété, pantin retenu par ses fils. Ça ne changeait pas grand-chose à l’issue mais, par une bizarre intuition, il devina que tant qu’il n’aurait pas terminé le cul par terre, il lui resterait un peu de temps avant de tirer le rideau.

Le premier visage qui revient, c’est Tristan. Dans un brouillard de coton. Ses yeux froissés, exactement comme du linge. Son nez long et un peu cassé, ses lèvres délicates. Sa bouche tordue dans un rictus de stupéfaction, mêlée – Léonard peut bien l’admettre – de dégoût.

— Comment tu as pu nous faire ça, Papa ? Comment ?
Même en cet instant-là, avec l’ivresse qui lui piquait les yeux et lui chauffait le visage, même face à la stupéfaction méprisante qui froissait le visage de son fils, Léonard n’avait pu s’empêcher de penser qu’il était beau, son garçon. Son garçon furieux, outré. Blessé, par lui.
Ça n’avait duré qu’une seconde, tandis qu’il tanguait, accablé par le poids des reproches, mais il avait eu le temps de se dire ces mots-là, qui paraissaient bien dérisoires dans toute l’avalanche de merde qui s’était écoulée dessus : Quel beau garçon j’ai fait.
En attendant, il avait surtout foiré, une fois de trop.
*
Ils sont dans la salle funéraire. Le cercueil de Lize rutile, cerné de terne, faisant valoir son bois tout neuf promis à finir en cendres. « Ce gâchis orchestré », pense Léonard en réprimant un relent âcre au fond de sa gorge.
Autour d’eux, l’assemblée s’est raidie. Léonard peut sentir sur ses épaules les regards de ses proches (à l’époque, on pouvait encore les désigner par ce terme), les vieux amis, les voisins, la famille au complet ; une pluie de flèches décochées par une multitude de têtes unies en une même grimace désapprobatrice. Il ne serait pas surpris si leurs lèvres, comme dans une de ces stupides comédies musicales que Lize aimait bien regarder pendant qu’il bouquinait sur le canapé, s’animaient brusquement pour lui adresser en chœur, sous forme de chant synchronisé, un hymne moqueur.
— Papa, mais regarde-toi ! Tu me fais honte !
Et comme il ne réagit pas, la main de Tristan claque brusquement sur la sienne, et la flasque qu’il tenait – il l’avait oubliée – se brise sur le sol, ensevelissant l’hymne moqueur sous une mélodie d’éclats de verre qui vont rouler sous les bancs, jusque dans les coins poussiéreux de la salle funéraire.
L’odeur du gin fend celle, clinique, qui flotte et imprègne les vêtements des tristes rassemblés.
Dans son hébétude, Léonard esquisse le geste de ramasser les bouts de verre pour éviter que quelqu’un ne se blesse, ce qui est tout aussi grotesque que paradoxal, vu le mal qu’il est en train de faire à tout le monde en ce moment même ; il s’abstient finalement, pressentant que le moindre mouvement risquerait de lui faire dégobiller son gin. Il est un navire chahuté sur un océan en furie.
Non, pas de poésie : il est rond comme une queue de pelle. Toutes ses belles images ne le sauveront pas, il le sait. Cette fois, il est allé trop loin. Depuis le temps qu’il se demandait quand ça arriverait…
Face à lui, Tristan s’énerve ; Léonard voit nettement la colère animer et déformer son beau visage. C’est étonnant d’ailleurs car, pour le reste, il ne distingue pas grand-chose. Le monde devient plus flou à chaque seconde, dans les brumes de l’alcool qui le noient et l’emportent…
Et voilà qu’il joue encore les mauvais poètes. Encore une manière de fuir la situation.
Il ne distingue presque plus rien, à présent – le visage de Tristan qui s’empourpre et se déforme, la foule brumeuse en arrière-plan…
Oh, qu’est-ce qu’il se sent mal. La bouche de son fils s’ouvre et se ferme à intervalles réguliers, il fait de gros efforts pour comprendre ce qu’il raconte, mais vraiment, il se sent trop mal. La nausée monte, il peut se figurer son propre cœur jaune et suintant comme une vieille éponge.
Il ne faut pas qu’il vomisse. Pas à l’enterrement de…
— Avec une de tes putes, en plus ?!
… de Lize. Son amour. Son amour qui se la coule douce dans son cercueil rutilant – elle, bordel de Dieu, n’est pas obligée de se cogner un sermon de son fils devant une foule brumeuse de petits chanteurs moqueurs ! Et en plus, il l’insulte ? Il a bien dit « pute », non ?
— Fais-la sortir, au moins ! Tu ne peux pas faire preuve d’un minimum de décence pour ta femme ? Et pour ta fille, et pour moi, après tout ce qu’on a traversé ? Pour tous les gens qui aimeraient, au moins une fois, que tu ne fasses pas tout foirer ?
D’un seul coup, la vue lui revient. Claire, impitoyable.
Cette grande salle morne au plafond trop haut, aux murs d’un blanc qui aurait tourné, aux arêtes dures. Lino imitation bois au sol, rangées de bancs, et tous ces gens. En plissant les yeux, il distingue Jean et Nicole. Yves et Fabienne. Et Guytou, assis seul. Et Éric, le frère de Lize, qui le fusille du regard, bras croisés. Et Monique, la mère de Lize… On dirait un pruneau, il ne l’a jamais aimée. Ensuite, quelques cousins.
Et puis bien sûr, au premier rang, Émilie.
Sa petite. Mine d’oiseau, teint pâle, cheveux clairs. Ado fragile logée dans un écrin de lumière. Elle ne le regarde pas, elle. Elle ne lui hurle pas dessus, elle. Elle ne s’est pas jointe au chœur moqueur ; sa tête est basse, prise dans ses deux mains qui lui font une nasse, et elle sanglote. Léonard voit le sillon des larmes sur ses joues, et en pensée il inflige à sa vieille éponge de cœur autant de coups de griffe que son enfant, à cause de lui, verse de pleurs.
Il s’aperçoit alors que Tristan a cessé de parler, lassé sans doute de s’adresser à un ivrogne incapable de tenir sur ses jambes, en plus d’être un lâche.
Hélas, c’est pour mieux passer aux actes : il l’empoigne par le coude.
— Maintenant, ça suffit. Personne n’a besoin de toi ici !
Dans l’élan, il le force à faire demi-tour, puis il le traîne derrière lui en marchant d’un pas vif entre les deux rangées. Léonard détourne le regard de son Émilie sanglotante et se laisse charrier sans résistance. Il a l’impression d’être un chenapan pris en faute par le curé dans une comédie des années cinquante.
L’image est plutôt amusante et, malgré la nausée qui remonte, il glousse, ce qui décuple la fureur de Tristan (Léonard le sent à sa poigne qui se resserre sur son coude). Comme il hoquette maintenant de rire, son fils l’envoie valser au fond de l’allée, où l’attend une femme beaucoup trop maquillée, avec une paire de nichons appréciables.
Léonard titube devant elle. Il n’est pas sûr de la reconnaître, même si son visage – assez quelconque, surtout par rapport à ses nichons – lui est vaguement familier. À la façon qu’elle a de s’adosser au mur dans une posture qu’elle voudrait digne, il peut dire qu’elle est aussi beurrée que lui.
Alors seulement, au fond de son cerveau vaporeux, les connexions se font et il se rappelle que c’est avec cette femme dont il ne saurait pas dire le nom qu’il a débarqué tout à l’heure, soûl comme un cochon, à l’enterrement de son épouse.
Ce qui, en soi, n’aurait jamais été qu’une autre de ses frasques si elle s’était produite un autre jour, ou s’il n’y en avait pas eu tant d’autres.
Il a sacrément foiré.
Eh bien, tant qu’à foirer, autant foirer en beauté : rassemblant toute son énergie pour ne pas vomir, Léonard adresse une révérence à son fiston, puis une deuxième au cercueil rutilant qui contient sa Lize chérie. Et comme il n’ose pas infliger le même affront à Émilie, il se contente d’un coup de chapeau imaginaire au reste de l’assemblée, très Cyrano de Bergerac. Soyons gascon, nom de nom !
Après s’être cogné le genou contre un banc de la dernière rangée, il part en titubant au bras de la nana aux nichons appréciables.

Comme son aisselle commençait à lui faire vraiment mal, Léonard ferma les yeux pour chasser la douleur – et le souvenir. Ce fatidique 13 mars 1995, il avait définitivement claqué la porte de sa vie à ceux qui s’efforçaient de continuer à l’aimer en dépit de tout.
Il avait « fait place nette ».
Il s’était débarrassé des siens.
Une pointe m
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Tout ça est assez abstrait pour Léonard. Il n'a pas l'intention de faire carrière dans le commerce d'art ancien. Même s'il est en train de découvrir que sa plume ne rapportera pas autant qu'il l'avait cru, et qu'en attendant, « il faut bien vivre ».
Parce que c'est ça, vivre. Payer le loyer, maintenant que le père ne l'aidera plus jamais. Acheter à manger, et puis de quoi boire un coup avec les copains. Draguer dans les bars, rentrer parfois seul, parfois accompagné. Se réveiller le matin et s'endormir le soir, dans un état plus ou moins alcoolisé.
C'est ça, vivre ? Juste ça ?
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Léonard regarde ce petit bout d'homme recroquevillé, ce petit bout d'homme qu'il a été un jour, et il n'a aucune envie de rire de sa naïveté. Non seulement parce que cette naïveté lui apparaît pour ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être - un trésor inestimable - mais en outre parce que la réalité, ce jour-là, avait effectivement revêtu la substance vaporeuse des rêves, laissant sa naïveté d'enfant remporter une victoire.
Comment avait-il pu oublier une chose pareille ?
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C’est vraiment drôle, cette façon qu’a monsieur Burlac de l’associer à son business. « On en a besoin », « notre chiffre ». Tout ça est assez abstrait pour Léonard. Il n’a pas l’intention de faire carrière dans le commerce d’art ancien. Même s’il est en train de découvrir que sa plume ne rapportera pas autant qu’il l’avait cru, et qu’en attendant, « il faut bien vivre ».
Parce que c’est ça, vivre. Payer le loyer, maintenant que le père ne l’aidera plus jamais. Acheter à manger, et puis de quoi boire un coup avec les copains. Draguer dans les bars, rentrer parfois seul, parfois accompagné. Se réveiller le matin et s’endormir le soir, dans un état plus ou moins alcoolisé.
C’est ça, vivre ? Juste ça ?
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Vidéo de Thibault Bérard
Durant l'automne 2023, les élèves de 4eB du collège La Carraire, à Miramas, ont écrit collectivement une nouvelle, accompagnés par Thibault Bérard, auteur. Cette nouvelle est en lice pour la 6e saison du concours littéraire Des nouvelles des collégiens. La remise des prix aura lieu pendant la 8e édition du festival Oh les beaux jours ! (22-26 mai 2024).
Lire les nouvelles du concours 2024 : https://ohlesbeauxjours.fr/des-nouvelles-des-collegiens/ma-classe-vote/ _____________________ le projet Des nouvelles des collégiens mené en collaboration avec l'Académie d'Aix-Marseille reçoit le soutien, en 2023-2024, du département des Bouches-du-Rhône et de la Fondation La Poste.
_____________________ Retrouvez Oh les beaux jours ! sur : acebook https://www.facebook.com/festivalohlesbeauxjours nstagram https://www.instagram.com/oh_les_beaux_jours/ witter https://twitter.com/festival_OLBJ eb http://ohlesbeauxjours.fr
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