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Michel Niqueux (Auteur de la postface, du colophon, etc.)Anne Misslin (Traducteur)René Misslin (Traducteur)
EAN : 9782868695437
Actes Sud (27/05/1993)
3.83/5   151 notes
Résumé :
Mieux vaut qu'on le sache : C'est moi qui souligne n'est pas une biographie ordinaire. On n'y trouve ni la complaisance narrative ni l'étalage présomptueux des sentiments à quoi ce genre littéraire expose ceux qui s'y Vautrent. Les amateurs de sensations fortes ne seront ici comblés que s'ils ont assez de finesse pour goûter celles de l'esprit. Car Nina Berberova, qui décrit avec une farouche discrétion les actes intimes de sa vie, est en revanche capable des excurs... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (9) Voir plus Ajouter une critique
"C'est moi qui souligne" offre un témoignage autobiographique passionnant sur les milieux intellectuels des émigrés russes pendant la première moitié du vingtième siècle. C'est à la fois un portrait riche en détails et observations psychologiques mais aussi une réflexion sur le sens d'une vie ballotée par les bouleversements historiques, en prise permanente avec la lutte matérielle pour survivre mais avant tout habitée par l'urgence créatrice, dans la perception grandissante de la fragilité des choses et de leur sens, de l'engloutissement irrémédiable dans lequel s'enfoncent les expériences de chacun.

Comme elle l'analysera plus tard en terme de dédoublement surmonté dans une fusion harmonieuse des contraires, Nina Berberova identifie dans ses origines familiales la trace agissante des interrogations qui l'ont habitée au long de sa longue vie alors qu'à l'automne de celle-ci, devenue professeur de littérature russe du XXème siècle dans de prestigieuses Universités américaines (Yale puis Princeton), elle s'interroge sur le sens de son existence.
«Conscience de soi aux prises avec le temps », son existence dont elle ne se plaint jamais fut souvent matériellement très difficile – car elle a beaucoup bataillé pour survivre, tiré le diable par la queue, vécu dans la précarité – mais aussi particulièrement riche en rencontres et créativement féconde.

De son enracinement russe à son déploiement en France puis aux Etats-Unis, la vie de Nina Berberova est marquée du sceau constant de l'amour de la littérature. Elle fut une protagoniste active des milieux créateurs de l'émigration russe en Europe entre 1922 et 1950, dont elle donne un portrait impressionniste : «cette histoire de l'émigration russe, faite de gloire, de misère, de folie et de boue ». Par ses questions et observations elle révèle sa grande curiosité, son sens profond de l'impermanence, de la disparition par l'oubli des êtres et des choses. Nina Berberova revendique son énergie et amour de la vie, élan vital dont elle décrit avec force l'immanence et l'intensité. Tout en étant une intellectuelle tournée vers les oeuvres de culture, elle reste au plus près des pulsations de la vie et à l'observation de sa perpétuelle métamorphose intérieure. Elle écrit : « Je vis au milieu d'un invraisemblable et indescriptible foisonnement de questions et de réponses et pour être tout à fait franche, les malheurs de mon siècle m'ont plutôt servi : la révolution m'a libérée, l'exil m'a trempée, la guerre m'a projetée dans un autre monde ».

Cette autobiographie écrite entre 1960 et 1966 n'a été publiée en français pour la première fois qu'en 1989, dans la foulée de la redécouverte et réédition par les Editions Actes Sud à la fin des années 80 de ses récits et courts romans (écrits pour beaucoup plusieurs décades plus tôt) qui connurent un très grand succès en France. Rappelons les titres, entre autres, de : Les Derniers et les premiers ; le Laquais et la putain ; L'Accompagnatrice ; La Résurrection de Mozart, Astachev à Paris ; le Roseau révolté, le Mal noir…...

C'est moi qui souligne nous emmène dans le parcours de sa vie qui s'articule en 4 périodes distinctes : la jeunesse au début du siècle à Saint-Pétersbourg en Russie, quelques années d'errance dans différentes villes européennes après la fuite en 1922 puis une longue tranche de vie à Paris et sa banlieue. Une dernière période s'ouvre à une nouvelle existence, quand en 1950, après quelques années particulièrement difficiles de solitude et privations dans le Paris d'après-guerre elle monte au Havre à bord d'un paquebot qui l'emmène vers les Etats-Unis. Elle est seule et a 75 US$ en poche. A cinquante ans elle part face à l'inconnu d'un pays dont elle ne parle pas la langue.

Nina Berberova est née à Saint-Pétersbourg en 1901. Ses parents s'aimèrent toute leur vie, dit-elle, mais leur mariage était plutôt inattendu et difficile à accepter par les deux familles : son père est d'origine arménienne et méridionale, il appartient à une famille cultivée, fière de son appartenance culturelle, plutôt moderne et francophile (le grand-père a étudié la médecine à Paris dans le cercle de Charcot), tandis que sa mère, elle, est une russe du Nord, avec des origines tatares, qui appartient à une famille plus opulente, orthodoxe, patriarcale et traditionnaliste. de ses vingt premières années en Russie on apprend un choix de souvenirs d'enfance et d'adolescence qui montre ses ancrages culturels russes, l'importance déjà des amitiés, la détermination de son caractère bien trempé, dominé par le souci de l'autonomie et l'indépendance, et la précocité de sa vocation littéraire. Très jeune Nina Berberova sait déjà qu'elle veut devenir poète, écrivain, et comme Virginia Woolf elle s'exerce assidument à écrire dès un âge encore tendre. On l'observe aimée de sa famille, déjà curieuse de tout, à la fois sociable mais aussi dans le fond seule, forte, déterminée. Quand les événements politiques de 1920-1921 en Russie la conduisent à quitter son pays en catastrophe, elle ne sait pas qu'elle ne reverrait jamais ni la Russie ni ses parents qui mourront de misère, de froid et de faim au début de la seconde guerre mondiale, si ce n'est à travers un écran de cinéma: à la fin de sa vie son père, barbu et amidonné, avait été invité à jouer comme figurant dans des films soviétiques où il témoignait par son maintien et apparence de l'ancienne société aristocratique disparue. C'est dans un petit cinéclub parisien, animé en 1937 par des pro-soviétiques, que Nina revoit son père à travers la fugitivité d'une image de cinéma !

A partir de 1922 on suit Nina Berberova et son compagnon, le poète russe Khodassevitch dans différents lieux de l'émigration russe, comme Berlin, Prague ou encore l'Italie. Ils sont immergés dans les milieux russes, toutes leurs énergies tournées vers la création littéraire, la rédaction d'articles, de poèmes, de critiques littéraires, les lectures, les innombrables amitiés, aussi la lutte incessante pour la survie. Ils s'installent finalement à Paris en avril 1925. le livre s'étend très longuement sur les milieux russes émigrés, on apprend beaucoup, on observe les réseaux, les amitiés et inimitiés, les mesquineries, les solidarités, les traits de caractère et lubies, la profondeur des nostalgies. On se retrouve immergé dans la poésie russe (les commentaires ou témoignages sur Biély, Blok, Maiakovski, Akhmatova, Tsvetaieva, les critiques formalistes comme Roman Jacobson….), on côtoie Gorki en Italie, Alexandre Bounine à Paris (écrivain russe réaliste de la première vague d'émigration qui reçut le Prix Nobel en 1933), Boris Pasternak, Remizov, Vladimir Nabokov, de très nombreux autres créateurs, poètes, critiques, romanciers, journalistes, peintres, musiciens.
Un connaisseur apprend sûrement énormément de ce témoignage souvent très minutieux, peut-être parfois sujet à polémiques, mais pour le lecteur qui ignore beaucoup de ces personnages, quelques-uns célèbres mais la plupart aujourd'hui oubliés ou sans doute connus des seuls spécialistes russophones, le récit reste cependant toujours passionnant. On se retrouve immergé au milieu des différents courants de pensée, des revues de diverses tendances, de personnalités multiples : ce qui prime c'est l'acuité des portraits psychologiques pris sur le vif, qui, sans jugements de valeur, montrent l'infinie variété des comportements et le chatoiement des sensibilités. Tous survivent, matériellement et psychiquement, à leur grande nostalgie de la Russie perdue. Son récit souvent fort précis, parfois au contraire elliptique, pudique ou discret, est émaillé en permanence de ses observations sur l'impermanence des choses et des êtres et de subtiles descriptions psychologiques des êtres talentueux, contradictoires, multiples et souvent fantasques ou désemparés qu'elle fréquente. Les pages sur la période de guerre en France sont elliptiques mais, comme ses romans, parcourues d'observations prises sur le vif qui croquent en quelques phrases des situations, des ambiances, des émotions. La manière dont Berberova montre la force des amitiés, l'intensité des liens et des affections est souvent émouvante, elle apparaît aussi parfois comme le témoignage d'un monde lointain aujourd'hui disparu. Les sentiments, les affects priment sur les enjeux matériels et de survie. La politique, les canons et bombes grondent au loin, mais c'est avant tout avec ses démons intérieurs qu'on observe chacun se débattre.

Pourtant on n'oublie pas complètement la Grande Histoire. On assiste de loin à l'écroulement de l'ancienne Russie, puis à la terreur et destruction systématique des intellectuels qui accompagnent le régime de Staline. Berberova rappelle à plusieurs reprises, avec tranchant mais sans véritable amertume, comme l'intelligentsia européenne fut très longtemps aveugle et sourde à la brutalité de la dictature stalinienne, aux persécutions, à l'existence des camps d'extermination, elle épingle au passage l'aveuglement obstiné d'écrivains comme Bernard Shaw ou Jean-Paul Sartre, parmi beaucoup d'autres (voir citation) et rappelle la publication de la Lettre des écrivains russes publiée dès 1927 sous le titre « Aux écrivains du monde ». Elle réfléchit aussi à l'expérience de l'exil, à l'esprit des peuples, à l'histoire, russe bien sûr, mais aussi européenne, aux mécanismes de transformation : disparition, anéantissement, métamorphose, éclosion, surgissement, formes d'évolution….

Par contre de sa vie à proprement parler créatrice ou personnelle et intime elle révèle peu. On la suit dans une relation d'étroit compagnonnage avec le poète Khodassevitch, un homme dont on sent au travers de ses récits pudiques le talent, la sensibilité exacerbée mais aussi l'idiosyncrasie russe déracinée, l'intense mélancolie et la dépressivité dont elle finira par s'éloigner en 1932. On sait peu de sa relation amoureuse et des quelques années apparemment heureuses qu'elle partage avec le peintre russe Nikolaï Makeiev. Leur histoire finit mal, elle s'y réfère à plusieurs reprises dans les mêmes termes elliptiques et douloureux. Enfin on ne saura rien de son troisième mariage en Amérique avec un musicien russe tout juste mentionné, Gueorgui Kotchevitski.

Ce départ au début des années 50 pour les Etats-Unis marque dans sa vie et dans son récit un changement de ton très grand. Berberova, tout en revoyant encore l'un ou l'autre membre de la nouvelle émigration russe en Amérique, vit dans un autre univers. Elle est partie seule, laissant derrière elle le milieu auquel elle appartient étroitement, la culture russe et européenne, elle a quitté amours enfouies dans le passé et amitiés enfuies, mortes ou dispersées dans le monde, elle doit se battre pour vivre. Elle exerce toutes sortes de métiers (dont celui de pêcheur !), doit apprendre l'anglais, a un bref moment la tentation de céder à la clochardisation, est quelquefois la proie d'intenses crises d'angoisse. Mais on l'observe résolument tournée vers son présent, désireuse de comprendre cette société si différente : loin de s'y refuser comme beaucoup, elle s'y plonge tout au contraire. Les dernières pages de son livre sont teintées d'un humour jusqu'alors peu présent : on la voit observer la nature américaine et ses grandes étendues encore sauvages, décrire les jeunes étudiants, ou encore fréquenter une américaine excentrique ou la fille de Tolstoï, Alexandra Tolstoï, avec qui elle développe une nouvelle amitié. le ton est différent, moins enfermé dans la culture russe sentimentale et nostalgique, Berberova est toujours vitale et combative, mais sans doute beaucoup plus solitaire et habitée d'une nouvelle forme de détachement. En 1966 elle se dit prête à l'inévitable, la mort ne l'effraie pas. Elle vivra pourtant jusqu'en 1993 et connaîtra la célébrité littéraire qu'à l'époque de la rédaction de ces mémoire elle n'entrevoyait pas ou plus : « A l'époque où ces vers furent écrits – elle vient de citer des vers de Khodassevitch datant des années 20 – je pensais « que je deviendrais quelqu'un », mais je ne suis « devenue » personne, je n'ai fait qu' « être » » (dernière page du livre).
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Plus qu'une autobiographie de l'auteure, qui ne s'épanche jamais sur ses sentiments intimes, ce livre raconte simplement la vie des intellectuels russes exilés en Europe après la victoire des Soviets en 1917. Nina Berberova en fit partie avec son mari le poète Vladislav Khodassevitch. Il y a une légende dorée sur l'exil de ces "privilégiés" , pas tous aristocrates loin de là, qui sont devenus à Paris veilleurs de nuit, chauffeurs de taxi, ouvriers chez Renault. Légende dorée véhiculée, entre autres et à leurs corps défendant par des écrivains comme Joseph Kessel , russe lui aussi, dont les frasques dans les cabarets russes étaient célèbres. Nina Berberova dans " C'est moi qui souligne" ne mange pas de ce pain là : s'empiffrer de zakouskis au son des violons tziganes et jeter son verre de vodka une fois vidé c'est pas le genre de la dame ! Nina n'aime pas le lyrisme, les nostalgies recuites ( ce qu'elle reproche à Bounine , lui aussi exilé à Paris) , les apitoiements larmoyants, les réunions d'anciens combattants (pages cruelles sur Kerensky , l'homme politique SR évincé par le coup d'état de Lénine). C'est une fonceuse et une pragmatique qui ne s'embarrasse pas de circonvolutions : elle affirme par exemple haut et fort que les aristos et les bourgeois tsaristes n'ont eu que ce qu'ils méritaient ! pas de lamentations sur " l'âge d'or" , sur le "bon temps" ; et pourtant la vie en exil n' a que peu à voir avec ce que cette jeune femme issue de la haute bourgeoisie tsariste a pu connaître dans son enfance et son adolescence dans la Russie d'avant 17. Dans le Paris de l'entre-deux guerres, Nina Berberova ne devra compter que sur elle-même, sur de rares amis, et sur sa connaissance du français , pour "faire bouillir la marmite" . Nombreux petits boulots de secrétariat pour des revues russes confidentielles, traductions payées à la page, et même travaux de couture ( l'avantage de l'éducation soignée que l'on donnait en Russie aux jeunes filles de bonnes familles ) ! Et tout cela en continuant d'écrire poésies et nouvelles. En 1951 Nina Berberova quitta la France et émigra aux USA. C'est certainement la partie la moins intéressante de son livre. Là-bas les facilités américaines lui ouvrirent les portes des universités où elle pu enseigner la littérature russe.
Son livre vaut donc surtout pour la description de la vie quotidienne de l'émigration russe à Paris. Malheureusement l'abondance des noms d'intellectuels russes cités dans le livre accableront peut-être le lecteur peu au fait de l'histoire culturelle de ce pays. A part quelques figures de proue de l'intelligentsia (Akhmatova , Isaac Babel,Andrei Bely,Bounine, Alexandre Blok....) beaucoup de noms m'étaient totalement inconnus ; et je ne parle pas des cercles de poèsies , tel le mouvement Acméiste, ou l'Ecole des Formalistes ! d'ailleurs il est piquant de voir à la lecture du livre de Berberova les querelles picrocholines entamées à Saint-Petersbourg et perdurant à Paris dix ans après l'exil !
Cette abondance de noms inconnus de nous, pour la plupart, a contraint l'éditeur à mettre un index à la fin de l'ouvrage ; ce qui ne facilite pas la fluidité de la lecture si l'on veut à tout prix savoir qui était Ivan Volnov ou Vladimir Tatline ! l'on peut cependant passer outre, et il restera le plaisir de savourer la prose de l'excellente conteuse russe.
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Ce livre a pour moi une histoire, indépendamment de son contenu. Je l’ai déniché dans la boîte à livres de Millau alors que nous étions engagés, mon compagnon et moi, dans de grands changements. Déménagement, installation commune, démarches pour sa retraite… Une année a passé, notre nouvelle petite vie s’est enfin stabilisée, et je me décide à ouvrir cet ami feuillu qui est resté depuis ce temps posé prés de mon lit.

« La connaissance de soi a été une donnée constante de ma vie. » (24)

« J’ai voulu me connaître et aussi me transformer. » (25)

Pas d’idées préconçues sur ce livre et une histoire personnelle jusque-là très ténue avec Nina Berberova, le ton singulier de ses premiers mots m’a vite happée. L’écriture fine, exigeante, racée, est au service d’une incroyable clarté d’esprit. Sa mémoire est précise, son regard lucide. Si on y perd en chaleur, ce dépassement de la sentimentalité fait gagner en force mentale. On se sent parfois petit face à elle. Face à ce caractère qui a transcendé famine, « vie de catacombe », visions d’Apocalypse.

« Nous avions une émigration minable, triste, provinciale, des livres, des bordels, des histoires russes : il n’en reste rien. Ma génération sera tuée à la guerre et les vieux disparaîtront sans tarder. » (421)

Née russe en 1901, il fallait se la manger, cette première moitié de XXe siècle ! J’en retiens essentiellement l’effervescence littéraire qui liait ces gens dont elle dresse le portrait d’une manière bien à elle, en guise d’hommage contre l’oubli. Ces écrivains, ces peintres, tous exilés, qui se côtoient, se stimulent, se perdent de vue à travers des relations dictées par l’Histoire. Le sérieux avec lequel ils considèrent la littérature, lui dédient leur vie, dans un bras de fer violent avec un pouvoir politique destructeur et sournois. Une littérature pleinement vécue, dans la chair, dans le réel, comme partie intégrante de l’expérience quotidienne. Accessible aux fous, aux déséquilibrés, aux mal-adaptés.

« J’ai aspiré à la solitude dès mon jeune âge. Rien n’était plus affreux pour moi que de passer une journée entière en compagnie d’une autre personne sans pouvoir être seule avec mes pensées, rester libre de mes actes, lire ce qui me tombait sous la main. » (43)

Mais aussi le récit d’un enfance décliné avec la conscience de la globalité intérieure de sa vie. D’une manière dont j’aimerai pouvoir reconsidérer la mienne. Mais aussi des carnets d’occupation torpillés de solitude et de tristesse. Mais aussi la vaste plénitude de l’espace américain.

« J’ai toujours rêvé de parvenir à la maturité avant de mourir. » (245)

C’est une autobiographie d’une grande maturité humaine, d’une dignité intérieure à l’aise dans le monde, témoignage d’une « vie authentique et responsable ». Au-delà de la dureté des faits, de la poigne parfois intimidante de l’auteur, j’espère y avoir puisé un peu de cette force transcendante, de « ce sens aigu du réel ».
Lien : http://versautrechose.fr/blo..
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Remarquable biographie et regard sans concessions d'une émigrée russe qui vivait dans la misère à Paris, et qui, ayant côtoyé Sartre, Aragon et autres écrivains engagés du moment, dénonce l'aveuglement des intellectuels face à la montée d'une des pires dictatures de la pensée, et le peu de soutien dont ont bénéficié les réfugiés que l'on accusait d'être des traîtres.
Écrivant avec précision, sans fioritures, pudique quant à sa vie personnelle,Berberova va droit à l'essentiel, tout comme dans ses romans.
Merci aux éditions Actes Sud de nous avoir fait découvrir cette grande dame de la littérature.

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Cette autobiographie est un hymne à la culture russe, aux auteurs russes. A la littérature toute entiere.
Comment ne pas être fasciné par ses clichés en noir et blanc, ses flashes entre deux pages, d'une June au bras d'Henry Miller, aperçus, croisés.
Comment ne pas en redemander encore, de ces phrases brillamment écrites, quand à chaque tour ou détour, se découpent la silhouette de Maiakovski, Akhmatova, Gorki, Blok ou Nabokov.
Et on tourne les pages en retenant son souffle, sur la pointe des pieds, pour ne pas les effrayer ces fantômes-la qu'on admire tellement et dont on approche dans le regard de Nina Berberova.
Rythmique parfaite de chaque phrase, en bonne poète. Pas un mot de trop, pas une phrase inutile. Ce n'est pas vraiment sa vie qu'elle raconte, ou alors dans les grandes lignes.
On est là, bien calé dans sa pupille, et on assiste à l'agonie d'une certaine Russie, de son art, de son talent, le communisme tue, indirectement au pas. On arpente les rues de Paris, pauvres, affamés, le ventre est creux peut-être, mais la tête est pleine, d'idées, de combats, d'envies. Une autre Bohême, celle du début du XXe siècle, quand c'est plus facile d'être russe et chauffeur de taxi en France, que de faire entendre le cri d'une intelligentsia qu'on bâillonne jusqu'à l'asphyxie.
Amoureux de la poésie, de la culture russe, des jolies phrases qui ne se donnent pas de grands airs, ne passez surtout pas votre chemin ! Nina Berberova souligne et ne se trompe pas d'essentiel.
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Citations et extraits (55) Voir plus Ajouter une citation
Chacun de nous a des souvenirs secrets et merveilleux qui remontent à son enfance, à sa jeunesse ou même à son âge adulte. Ce sont des bribes du passé qui nous sont particulièrement chères : une journée d'été, un bord de mer, les paroles ou le silence d'une personne aimée. Dans la vie réelle, il n'en reste rien. Les protagonistes jeunes ou vieux, sont morts ou devenus méconnaissables. La maison a brûlé, le jardin a été détruit, le lieu a changé trois fois de nom, la végétation l'a envahi ou bien on y a creusé un lac artificiel. Nous sommes seuls avec nos souvenirs, comme dans un rêve.

Lorsque nous mourons, ces charmantes visions, légères et secrètes, disparaissent avec nous. jamais personne ne les ressuscitera. Chacun de nous est un réservoir où survivent ces instants comme des poissons dans un aquarium...

Lorsque j'évoque un certain souvenir, c'est comme si je me mettais à dialoguer avec moi-même telle que j'étais à seize ans. Il s'agit de l'excursion à Pavlovsk, par un jour de printemps 1917. C'était la fin de mes études au lycée et j'étais heureuse. Nous formions un groupe de neuf ou dix jeunes filles accompagnées de deux de nos professeurs. Je me sentais si débordante de vie que, dans le train de retour, mes pensées se sont envolées vers l'avenir. Un jour, je me souviendrais du bonheur de cette journée, et ce souvenir pourrait sinon m'épargner l'épreuve, du moins me réconforter. Ce qui m'arrive aujourd'hui correspond à ce que j'imaginais alors. À présent, je me tourne vers ce passé qui m'enveloppe et je me rends compte que ce souvenir, telle une sentinelle, monte la garde et protège ma vie.
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Février.
Le bruit a couru que Tsvetaïeva s'est pendue à Moscou le 11 août. Notre parole (ou Parole nouvelle ?) en a rendu compte de manière triviale et stupide. En relisant récemment un de ses écrits en prose de Tsvetaïeva, je suis tombée sur un passage où elle raconte que quelqu'un, la voyant de dos, l'avait prise pour Essenine. C'est comme si je les voyais maintenant se balançant au bout de deux cordes semblables, lui à gauche, elle à droite, leurs têtes blondes, aux cheveux de lin coupés au carré, prises dans des noeuds coulants identiques.
On dit q'Etron a été fusillé. Leur fils, qui est membre du parti, est sans doute à la guerre. Comment, dans ces conditions, ne pas se pendre lorsque, de surcroît, l'Allemagne que l'on adore bombarde notre cher Moscou, que les vieux amis, effrayés, se détournent de vous, que les journaux vous harcèlent et qu'il n'y a rien à manger ?
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J'aime la place de la Concorde, d'où l'on découvre une étendue de ciel presque aussi vaste qu'au dessus d'un champ de seigle en Russie ou de maïs au Kansas. J'aime m'attarder sur un petit banc derrière la cathédrale Notre-Dame, là où la Seine coule autour de l'île Saint-Louis et ses belles maisons anciennes. Sur le boulevard Raspail, je m'arrête devant la vitrine d'une charcuterie sans pouvoir en détacher les yeux ; elle me paraît plus somptueuse que n'importe quelle autre vitrine de cette ville. J'ai constamment faim. Je porte des robes de seconde main et de vieilles chaussures ; je n'ai ni parfum, ni soies, ni fourrures, mais rien ne me fait plus envie que ces denrées délicieuses. Derrière la vitrine, une jeune vendeuse bien en chair fait tourner le disque d'un coupe-jambon. Ses lèvres ressemblent à de petites tranches de jambon, ses doigts à des saucissons roses et ses yeux à des olives noires. Vue du dehors, elle finit par se confondre avec les jambonneaux et les côtes de porc, ce qui oblige le client, une fois entré, à la chercher des yeux. Alors elle reprend vie et le disque se remet à tourner, un long couteau aiguisé danse dans sa main, une feuille de papier huilé se glisse sous la saucisse, la flèche de la balance oscille et l'on entend enfin résonner le vacarme familier de la caisse enregistreuse. Si cette caisse n'existait pas, comme la vie serait facile ici-bas !
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Les montagnes Rocheuses étaient toutes proches et j'arrivais dans des lieux où bientôt il n'y aurait plus ni routes goudronnées, ni poteaux téléphoniques, ni antennes de télévision, rien que des truites. dans le torrent qui coulait à nos pieds, elles étaient roses et lilas, tandis que dans le lac en forme de cœur, au-dessus de nous, elles avaient les couleurs de l'arc-en-ciel. Nous étions à trois mille mètres. Au sommet des Rocheuses vivait un homme qui possédait quarante-cinq chevaux et trois femmes mexicaines, l'une plus menue que l'autre. Il n'avait jamais vu Chicago, et New York ne l'intéressait pas plus que Pékin ou Le Cap.

Le soir de nôtre arrivée, je me suis jetée au lit sous l'édredon. Au moment de m'endormir, j'ai senti un animal gratter sous l'oreiller, mais je n'avais pas la force de rallumer la bougie et de laisser s'échapper cette bête inconnue. D'après les bruits qui me parvenaient, je devinais qu'elle devait être petite et active. Elle ne grignotait pas comme une souris, de façon monotone, ennuyeuse et obstinée. Elle jouait sous mon oreiller et explorait les contours de ma tête. Je décidai que, de toute manière, elle ne pouvait pas me manger et m'endormis, épuisée.

Je fus réveillée, le lendemain matin, par une sensation curieuse. Quelque chose mordillait doucement les doigts de mon pied droit. C'était le tamias qui s'était amusé durant la nuit sous mon oreiller. On trouve partout en Amérique ces petites bêtes enjouées à la queue touffue qui, lorsqu'elles aperçoivent un homme, se dressent sur les pattes postérieures et les saluent de leurs pattes antérieures. Le mien s'installa le matin même dans la cuisine, puis il disparut pour reparaître de temps à autre dans la cabane, en compagnie d'une demi-douzaine d'autres.

Le soir, quand nous grillions nos truites, on entendait les pas légers d'un daim et le bruit sec de ses bois contre le montant de la porte. Il me présentait d'abord sa tête soyeuse sur laquelle brillait un énorme œil. Puis , il me regardait de face avant de disparaître fièrement sans rien demander. Il s'éloignait à pas légers et soudain se mettait au galop en frappant le sentier de ses sabots qui résonnaient sourdement dans le silence du soir.
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Au printemps à Paris, fleurissent les marronniers. Les premiers à s'épanouir sont ceux du boulevard Pasteur, là où le métro jaillit de dessous la terre et où l'air chaud s'élève par vagues jusqu'aux arbres. En automne, sur les Champs-Élysées, les feuilles avant de tomber prennent une teinte brun-foncé, couleur cigare. En été, durant quelques jours, le soleil se couche en plein centre de l'Arc de Triomphe, vu depuis la place de la Concorde. Les jardins des Tuileries sont les plus beaux de Paris parce qu'ils font partie d'un ensemble ; et face au globe ardent du soleil qui inonde de ses rayons la dalle de L'Arc, on finit par se confondre avec cet ensemble, comme devant le tableau de Rembrandt, Aristote contemplant le buste d'Homère. Il n'y a pas à proprement parler d'hiver à Paris. Il pleut et les gouttes d'eau clapotent et chuchotent contre les vitres et sur les toits. Soudain, en janvier, vers la fin du mois, vient un jour où tout resplendit : il fait bon et le ciel est bleu. Sur les terrasses des cafés, les clients ont quitté leur manteaux et les femmes, vêtues de robes légères, transfigurent la ville. On a beau savoir qu'il reste encore deux mois de mauvais temps à passer, personne n'y fait allusion. Chaque année, ce jour revient telle une fête mobile qui tomberait entre le 20 janvier et le 5 février, laissant sur son passage un parfum de promesse
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Videos de Nina Berberova (7) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Nina Berberova
Nina BERBEROVA – Documentaire ultime (France 3, 1992) Un documentaire en deux parties, intitulées "Le passeport rouge" et "Allègement du destin", réalisé par Dominique Rabourdin. Présence : Jean-José Marchand et Marie-Armelle Deguy.
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