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C'est moi qui souligne" offre un témoignage autobiographique passionnant sur les milieux intellectuels des émigrés russes pendant la première moitié du vingtième siècle. C'est à la fois un portrait riche en détails et observations psychologiques mais aussi une réflexion sur le sens d'une vie ballotée par les bouleversements historiques, en prise permanente avec la lutte matérielle pour survivre mais avant tout habitée par l'urgence créatrice, dans la perception grandissante de la fragilité des choses et de leur sens, de l'engloutissement irrémédiable dans lequel s'enfoncent les expériences de chacun.
Comme elle l'analysera plus tard en terme de dédoublement surmonté dans une fusion harmonieuse des contraires,
Nina Berberova identifie dans ses origines familiales la trace agissante des interrogations qui l'ont habitée au long de sa longue vie alors qu'à l'automne de celle-ci, devenue professeur de littérature russe du XXème siècle dans de prestigieuses Universités américaines (Yale puis Princeton),
elle s'interroge sur le sens de son existence.
«Conscience de soi aux prises avec le temps », son existence dont elle ne se plaint jamais fut souvent matériellement très difficile – car elle a beaucoup bataillé pour survivre, tiré
le diable par la queue, vécu dans la précarité – mais aussi particulièrement riche en rencontres et créativement féconde.
De son enracinement russe à son déploiement en France puis aux Etats-Unis, la vie de
Nina Berberova est marquée du sceau constant de l'amour de la littérature. Elle fut une protagoniste active des milieux créateurs de l'émigration russe en Europe entre 1922 et 1950, dont el
le donne un portrait impressionniste : «cette histoire de l'émigration russe, faite de gloire, de misère, de folie et de boue ». Par ses questions et observations elle révèle sa grande curiosité, son sens profond de l'impermanence, de la disparition par l'oubli des êtres et des choses.
Nina Berberova revendique son énergie et amour de la vie, élan vital dont elle décrit avec force l'immanence et l'intensité. Tout en étant une intellectuelle tournée vers les
oeuvres de culture, elle reste au plus près des pulsations de la vie et à l'observation de sa perpétuelle métamorphose intérieure. Elle écrit : « Je vis au milieu d'un invraisemblable et indescriptible foisonnement de questions et de réponses et pour être tout à fait franche, les malheurs de mon siècle m'ont plutôt servi : la révolution m'a libérée, l'exil m'a trempée,
la guerre m'a projetée dans un autre monde ».
Cette autobiographie écrite entre 1960 et 1966 n'a été publiée en français pour la première fois qu'en 1989, dans la foulée de la redécouverte et réédition par les Editions
Actes Sud à la fin des années 80 de ses récits et courts romans (écrits pour beaucoup plusieurs décades plus tôt) qui connurent un très grand succès en France. Rappelons les titres, entre autres, de :
Les Derniers et les premiers ;
le Laquais et la putain ;
L'Accompagnatrice ;
La Résurrection de Mozart,
Astachev à Paris ;
le Roseau révolté,
le Mal noir…...
C'est moi qui souligne nous emmène dans le parcours de sa vie qui s'articule en 4 périodes distinctes : la jeunesse au début du siècle à Saint-Pétersbourg en Russie, quelques années d'errance dans différentes villes européennes après la fuite en 1922 puis une longue tranche de vie à Paris et sa banlieue. Une dernière période s'ouvre à une nouvelle existence, quand en 1950, après quelques années particulièrement difficiles de solitude et privations dans le Paris d'après-guerre elle monte au Havre à bord d'un paquebot qui l'emmène vers les Etats-Unis. Elle est seule et a 75 US$ en poche. A cinquante ans elle part face à l'inconnu d'un pays dont elle ne parle pas la langue.
Nina Berberova est née à Saint-Pétersbourg en 1901. Ses parents s'aimèrent toute leur vie, dit-elle, mais leur mariage était plutôt inattendu et difficile à accepter par les deux familles : son père est d'origine arménienne et méridionale, il appartient à une famille cultivée, fière de son appartenance culturelle, plutôt moderne et francophile (le grand-père a étudié la médecine à Paris dans le cercle de Charcot), tandis que sa mère, elle, est une russe du Nord, avec des origines tatares, qui appartient à une famille plus opulente, orthodoxe, patriarcale et traditionnaliste. de ses vingt premières années en Russie on apprend un choix de souvenirs d'
enfance et d'adolescence qui montre ses ancrages culturels russes, l'importance déjà des amitiés, la détermination de son caractère bien trempé, dominé par le souci de l'autonomie et l'indépendance, et la précocité de sa vocation littéraire. Très jeune
Nina Berberova sait déjà qu'elle veut devenir poète, écrivain, et comme
Virginia Woolf elle s'exerce assidument à écrire dès un âge encore tendre. On l'observe aimée de sa famille, déjà curieuse de tout, à la fois sociable mais aussi dans le fond seule, forte, déterminée. Quand les événements politiques de 1920-1921 en Russie la conduisent à quitter son pays en catastrophe, elle ne sait pas qu'elle ne reverrait jamais ni la Russie ni ses parents qui mourront de misère, de froid et de faim au début de la seconde guerre mondiale, si ce n'est à travers un écran de cinéma: à la fin de sa vie son père, barbu et amidonné, avait été invité à jouer comme figurant dans des films soviétiques où il témoignait par son maintien et apparence de l'ancienne société aristocratique disparue. C'est dans un petit cinéclub parisien, animé en 1937 par des pro-soviétiques, que Nina revoit son père à travers la fugitivité d'une image de cinéma !
A partir de 1922 on suit
Nina Berberova et son compagnon, le poète russe Khodassevitch dans différents lieux de l'émigration russe, comme Berlin, Prague ou encore l'Italie. Ils sont immergés dans les milieux russes, toutes leurs énergies tournées vers la création littéraire, la rédaction d'articles, de
poèmes, de critiques littéraires, les lectures, les innombrables amitiés, aussi la lutte incessante pour la survie. Ils s'installent finalement à Paris en avril 1925. le livre s'étend très longuement sur les milieux russes émigrés, on apprend beaucoup, on observe les réseaux, les amitiés et inimitiés, les mesquineries, les solidarités, les traits de caractère et lubies, la profondeur des nostalgies. On se retrouve immergé dans la poésie russe (les commentaires ou témoignages sur Biély, Blok, Maiakovski,
Akhmatova,
Tsvetaieva, les critiques formalistes comme Roman Jacobson….), on côtoie Gorki en Italie, Alexandre Bounine à Paris (écrivain russe réaliste de la première vague d'émigration qui reçut le
Prix Nobel en 1933),
Boris Pasternak, Remizov,
Vladimir Nabokov, de très nombreux autres créateurs, poètes, critiques, romanciers, journalistes, peintres, musiciens.
Un connaisseur apprend sûrement énormément de ce témoignage souvent très minutieux, peut-être parfois sujet à polémiques, mais pour le lecteur qui ignore beaucoup de ces personnages, quelques-uns célèbres mais la plupart aujourd'hui oubliés ou sans doute connus des seuls spécialistes russophones, le récit reste cependant toujours passionnant. On se retrouve immergé au milieu des différents courants de pensée, des revues de diverses tendances, de personnalités multiples : ce qui prime c'est l'acuité des portraits psychologiques pris sur le vif, qui, sans jugements de valeur, montrent l'infinie variété des comportements et le chatoiement des sensibilités. Tous survivent, matériellement et psychiquement, à leur grande nostalgie de la Russie perdue. Son récit souvent fort précis, parfois au contraire elliptique, pudique ou discret, est émaillé en permanence de ses observations sur l'impermanence des choses et des êtres et de subtiles descriptions psychologiques des êtres talentueux, contradictoires, multiples et souvent fantasques ou désemparés qu'elle fréquente. Les pages sur la période de guerre en France sont elliptiques mais, comme ses romans, parcourues d'observations prises sur le vif qui croquent en quelques phrases des situations, des ambiances, des émotions. La manière dont Berberova montre la force des amitiés, l'intensité des liens et des affections est souvent émouvante, elle apparaît aussi parfois comme le témoignage d'un monde lointain aujourd'hui disparu. Les sentiments, les affects priment sur les enjeux matériels et de survie. La politique, les canons et bombes grondent au loin, mais c'est avant tout avec ses démons intérieurs qu'on observe chacun se débattre.
Pourtant on n'oublie pas complètement la Grande Histoire. On assiste de loin à l'écroulement de l'ancienne Russie, puis à la terreur et destruction systématique des intellectuels qui accompagnent le régime de Staline. Berberova rappelle à plusieurs reprises, avec tranchant mais sans véritable amertume, comme l'intelligentsia européenne fut très longtemps aveugle et sourde à la brutalité de la dictature stalinienne, aux persécutions, à l'existence des camps d'extermination, elle épingle au passage l'aveuglement obstiné d'écrivains comme
Bernard Shaw ou
Jean-Paul Sartre, parmi beaucoup d'autres (voir citation) et rappelle la publication de la Lettre des écrivains russes publiée dès 1927 sous le titre « Aux écrivains du monde ». Elle réfléchit aussi à l'expérience de l'exil, à l'esprit des peuples, à l'histoire, russe bien sûr, mais aussi européenne, aux mécanismes de transformation : disparition, anéantissement, métamorphose, éclosion, surgissement, formes d'évolution….
Par contre de sa vie à proprement parler créatrice ou personnelle et intime elle révèle peu. On la suit dans une relation d'étroit compagnonnage avec le poète Khodassevitch, un homme dont on sent au travers de ses récits pudiques le talent, la sensibilité exacerbée mais aussi l'idiosyncrasie russe déracinée, l'intense mélancolie et la dépressivité dont elle finira par s'éloigner en 1932. On sait peu de sa relation amoureuse et des quelques années apparemment heureuses qu'elle partage avec le peintre russe Nikolaï Makeiev. Leur histoire finit mal,
elle s'y réfère à plusieurs reprises dans les mêmes termes elliptiques et douloureux. Enfin on ne saura rien de son troisième mariage en Amérique avec un musicien russe tout juste mentionné, Gueorgui Kotchevitski.
Ce départ au début des années 50 pour les Etats-Unis marque dans sa vie et dans son récit un changement de ton très grand. Berberova, tout en revoyant encore l'un ou l'autre membre de la nouvelle émigration russe en Amérique, vit dans un autre univers. Elle est partie seule, laissant derrière elle le milieu auquel elle appartient étroitement, la culture russe et européenne, elle a quitté amours enfouies dans le passé et amitiés enfuies, mortes ou dispersées dans le monde, elle doit se battre pour vivre. Elle exerce toutes sortes de métiers (dont celui de pêcheur !), doit apprendre l'anglais, a un bref moment la tentation de céder à la clochardisation, est quelquefois la proie d'intenses crises d'angoisse. Mais on l'observe résolument tournée vers son présent, désireuse de comprendre cette société si différente : loin de s'y refuser comme beaucoup,
elle s'y plonge tout au contraire. Les dernières pages de son livre sont teintées d'un humour jusqu'alors peu présent : on la voit observer la nature américaine et ses grandes étendues encore sauvages, décrire les jeunes étudiants, ou encore fréquenter une américaine excentrique ou la fille de
Tolstoï, Alexandra
Tolstoï, avec qui elle développe une nouvelle amitié. le ton est différent, moins enfermé dans la culture russe sentimentale et nostalgique, Berberova est toujours vitale et combative, mais sans doute beaucoup plus solitaire et habitée d'une nouvelle forme de détachement. En 1966
elle se dit prête à l'inévitable, la mort ne l'effraie pas. Elle vivra pourtant jusqu'en 1993 et connaîtra la célébrité littéraire qu'à l'époque de la rédaction de ces mémoire elle n'entrevoyait pas ou plus : « A l'époque où ces vers furent écrits – elle vient de citer des vers de Khodassevitch datant des années 20 – je pensais « que je deviendrais quelqu'un », mais je ne suis « devenue » personne, je n'ai fait qu' « être » » (dernière page du livre).