Ce beau roman est d'abord une histoire de famille. D'abord l'histoire de deux soeurs, Anne et
Claire Berest, qui jusque-là suivaient des trajectoires individuelles. Après avoir chacune publié des romans, elles se sont retrouvées autour de ce projet. Ensuite l'histoire d'une mère qui ne «parlait jamais de son père, ni de ses grands-parents», laissant la part belle à sa mère qui a échappé aux camps de la mort, contrairement à sa famille. C'est enfin l'histoire d'une arrière-grand-mère morte de vieillesse en 1985, à l'âge de 104 ans.
«Nous ne sommes
pas allées à l'enterrement de cette femme, pour la simple et bonne raison que nous ne connaissions
pas son existence» expliquent les deux soeurs dans leur avant-propos, avant d'ajouter que de longues années se sont écoulées avant qu'elles ne s'attaquent à ce pan de leur généalogie : « Nous nous sommes alors lancées dans la reconstitution de la vie de
Gabriële Buffet, théoricienne de l'art visionnaire, femme de
Francis Picabia, maîtresse de
Marcel Duchamp, amie intime d'
Apollinaire. Nous avons écrit ce livre à quatre mains, en espérant qu'
il y aurait du beau dans ce bizarre. Nous avons tenté une expérience d'écriture en tressant nos mots les uns avec les autres, pour qu'il n'existe plus qu'une seule voix entre nous. » le résultat est plutôt réussi, car les romancières ont pu puiser dans une abondante documentation et confronter leur ressenti à des lettres, témoignages, écrits et oeuvres qui sont autant d'indices, autant d'histoires habilement mises en scène, à commencer par la rencontre entre cette jeune femme au caractère bien trempé et cet artiste insouciant,
passionné de belles voitures. Autour de la table familiale, elle jouera l'indifférente et niera même l'intérêt qu'elle porte à ce «rastaquouère» invité par son frère, avant de céder à la belle énergie et à l'enthousiasme de Picabia.
Au lieu de retourner à Berlin où l'attend son maître de musique qui a entrevu dans ses premières compositions le potentiel de son élève, elle choisit la vie de bohème, les voyages-surprise et les fêtes de Francis. C'est que, derrière ces enfantillages, elle a repéré le potentiel révolutionnaire de ses oeuvres. Un potentiel qu'elle veut faire éclater, qu'elle entend aussi expliquer. Théoricienne de cet avant-garde, elle va endosser sa mission corps et âme. Pourtant « jamais
Gabriële ne parlera d'amour. Jamais elle ne dira: je l'aimais et il m'aimait. Ce qui se
passe entre eux est un face-à-face d'où jaillissent la pensée et la création, c'est le début d'une infinie conversation, au sens étymologique du terme, aller et venir sur une même rivière, dans un même pays. »
Leur mariage est avant tout une association au service de l'art qu'il vont partager et défendre, lui avec sa folie, elle avec sa raison. Mais l'exclusivité de cet engagement aura son prix. Ainsi, les enfants qui vont naître les uns après les autres sont plutôt considérés comme des obstacles qu'il faut écarter et mettre en pension en Suisse. Si
Gabriële ira de temps en temps leur rendre visite, Francis préférera la
compagnie de ses amis et maîtresses. Des écarts qu'il avouera à celle qui lui est indispensable et qui donnera lui à quelques scènes d'anthologie comme cette convocation de
Germaine Everling afin qu'elle vienne loger chez eux, peut-être aussi pour qu'elle puisse la surveiller ou encore cet autre écart avec Charlotte Gregori dans un grand hôtel qui entraînera une poursuite menée par le mari cocu arme à la main.
À vrai dire,
Gabriële n'est
pas en reste. Elle entraînera
Marcel Duchamp dans leur maison de famille d'Étival dans le Jura, retrouvera
Apollinaire au retour de la Guerre et cherchera à mettre tous ces artistes en avant en créant sa propre galerie d'art. Quelquefois les deux romancières viendront interrompre leur narration pour souligner un point litigieux, s'interroger sur la réalité d'un épisode et nous faisant par la même occasion partager leur travail de rédaction.
Seul bémol, ce beau portrait s'achève un peu brutalement, comme si la mort de Picabia en 1953 avait tari l'inspiration des romancières. On aurait pourtant aimé en savoir plus sur ses relations avec
Elsa Schiaparelli, Calder, Arp, Brancusi. Sur sa tranche de vie partagée avec
Igor Stravinsky, sur son rôle aux côtés de
Samuel Beckett durant la résistance.
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