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Critique de ValentinMo


Anne Berest a connu la consécration cette année avec son dernier roman "La Carte Postale” qui a frôlé le Goncourt et remporté le Prix Renaudot des lycéens 2021. Ce succès public et critique ne doit pas éclipser sa dernière oeuvre - "La Visite suivi de Les filles de nos filles" (parue aux éditions Actes Sud - Papiers en 2020) - deux textes féministes et engagés sous forme de pièces de théâtre. Anne Berest questionne avec "La Visite", l'instinct maternel et le rôle de la mère dans sa confrontation avec la société et dans "Les Filles de nos filles", elle évoque le rôle minimisé des femmes dans la création artistique.

La première pièce - La Visite - met brillamment en scène une jeune femme mariée au bébé fraîchement né, qui dans un long monologue, essoufflée d'impossibilité de vivre comme elle aimerait, va perdre totalement pied. La jeune femme accueille des invités qui arrivent chez elle, son mari n'est pas encore rentré. L'enfant dort.

Les invités deviennent les spectateurs d'un monologue jouant sur le rythme de la répétition pour faire monter ce sentiment d'angoisse névrotique, on l'imagine perdue, la voix chavirée.

Elle est chercheuse en sciences neuro cognitives. Ils se sont rencontrés au CNRS et viennent de déménager dans le Minnesota au sein du Campus de Mineaopolis que vient de rejoindre l'époux en tant qu'enseignant-chercheur. Elle ne s'y sent pas bien, le Canada lui manque. Pourtant s'il a gagné sa bourse, c'est parce que c'est elle qui a fini sa thèse. Elle dénonce les oppressions et les injonctions sociétales sur le rôle d'une mère.

La seconde pièce - Les filles de nos filles - est une pièce jubilatoire. La scène se passe dans une chambre d'hôtel alors qu'au rez-de-chaussée, se termine le vernissage d'une exposition. Philippe, photographe adulé par la critique et les collectionneurs, est occupé à vider le minibar. Son agente, Judith, n'est pas très enthousiaste à l'idée de le voir quitter la soirée pendant laquelle un riche collectionneur, Malair, s'est montré disposé à acheter à prix d'or une série de portraits de femme. Qu'est-ce qui a bien pu effrayer Philippe au point qu'il renonce à savourer son succès ?

On comprend vite que c'est la culpabilité, réveillée par la présence inattendue d'un spectre vengeur. Une femme en blanc, accompagnée de deux enfants, le visage dissimulé par des lunettes noires mais reconnaissable entre mille : le modèle de la série de portraits tant admirée par Malair, un amour de jeunesse disparu, et dont le départ, quatorze ans auparavant, a déclenché, selon Philippe, la naissance de sa vocation de photographe. Bien plus qu'une muse, elle est bien déterminée à réclamer justice pour son oeuvre.

C'est alors un dialogue très fort qui débute entre Maya, artiste bafouée, dont l'intégrité n'a d'égales que la détermination et la dignité, et Judith, agente pas commode, prête à tout pour acheter son silence, même au prix de la vérité, pour sauver sa carrière.

Ce sont deux pièces profondément différentes – aussi bien sur le fond que sur la forme – mais qui se lient en un thème commun : le destin de femmes. Intellectuelles, scientifiques ou artistes spoliées/effacées par des hommes. Des femmes dont la vie s'est écrite de manière plus « rétrécie » alors qu'elles auraient dû être à la hauteur de leur talent. Des pièces pleines de rebondissements, d'artistes torturés, de passé qui revient frapper à la porte du présent. de femmes spoliées et vengeresses !

Anne Berest met en évidence la difficulté qu'ont les femmes à se faire reconnaître en tant qu'intellectuelles/scientifiques/artistes, elle révèle aussi les mécanismes mis en oeuvre par un milieu sexiste et classiste pour les réduire au silence lorsqu'elles tentent d'en dévoiler les ressorts.

Aussi, dans ‘Les filles de nos filles', le premier réflexe de Judith est de faire passer Maya pour une imposteuse, « une folle, genre bipolaire, un truc à la mode », ou pour « l'ancienne petite amie vénale qui veut sa part du gâteau », dans le but de décrédibiliser sa parole et de faire endosser le beau rôle à Philippe. Elle s'inscrit ainsi dans la pratique sexiste qui consiste à faire passer les femmes pour des menteuses, voire des « hystériques », lorsqu'elles réclament leur dû, qualifiant leur parole d'irrationnelle.

Dans sa démarche de revendication artistique comme politique, Maya s'inscrit d'elle-même dans une filiation historique, descendante de toutes ces femmes artistes oubliées ou humiliées qu'elle cite avec passion dans une tirade vibrante de colère et de dignité. La pièce se termine sur un monologue de Maya, parlant au nom de celles dont on a enterré la voix, les Sofonisba Anguissola, les Artemisia Gentileschi, les Lavinia Fontana et tant d'autres. Maya, sous les yeux de sa petite fille, promet que jamais plus elle et ses soeurs ne se laisseront réduire au silence.

En résumé, deux pièces de théâtre réussies qui mettent en scène l'écrasement, ce sentiment de vie volée que peuvent ressentir beaucoup de femmes. Ce regret d'une carrière sacrifiée car effacée au profil du rôle de bonne épouse et/ou de mère face à une domination masculine écrasante. À lire absolument !
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