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Critique de Malaura


« J'ai perdu le témoin de ma vie, je crains désormais de vivre plus négligemment ».
C'est par cette phrase en exergue de Pline le Jeune que s'ouvre cette correspondance posthume d'un homme à un autre, dernière manifestation d'amour par delà la mort qu'entreprend celui qui a partagé durant 50 ans, les hauts et les bas, la gloire et les défaites, du grand couturier Yves Saint-Laurent.
Au lendemain de la mort d'YSL, le 1er Juin 2008, son compagnon de toujours, Pierre Bergé, ami et confident, amant et protecteur, figure tutélaire et soutien moral, a le désir de s'adresser une dernière fois à l'homme avec qui il a entretenu une relation intense et exclusive pendant 1/2 siècle. « C'est à toi que je m'adresse, à toi qui ne m'entends pas, qui ne me réponds pas.»
Les lettres de Pierre Bergé à YSL courent du 5 Juin 2008 au 14 Août 2009 et prennent fin sur l'émouvante allocution prononcée lors de la messe commémorative du premier anniversaire de la mort du grand couturier français.
Une façon pour Pierre Bergé de dire adieu à l'amour d'une vie, de revenir sur certains souvenirs, bons ou moins bons, de ressusciter les années fastes comme les années sombres, de parler des joies, des douleurs, des tourments que tous deux ont traversés au fil du temps.

Comme une étoffe de soie ondoyant dans le vent, la mémoire, fugitive, mouvante, sinueuse, ondule et s'anime au gré des anecdotes et des souvenirs : la première rencontre à Paris, en 1958 ; les honneurs et les combats du créateur, les lieux, de Paris à Marrakech et de la rue Babylone au jardin de Majorelle, les musiques aimées, l'opéra adoré, la maison de couture, l'homosexualité…
Et puis les amis, intimes, proches ou connaissances, et cette tristesse qui étreint le coeur de constater que beaucoup, à l'aube de la vieillesse, s'en sont déjà allés, morts de maladies, de cancers, d'accidents…
Puis encore la passion des oeuvres d'art et la vaste collection entretenue par les deux hommes durant 50 ans et dont Pierre Bergé a décidé de se séparer comme on abandonne les objets qui vous font trop souffrir lorsqu'ils vous rappellent avec trop d'insistance l'être aimé : des tableaux, des meubles, des bibelots, de Brancusi, de Picasso, de Matisse…plus de 700 pièces exposées pour une vente aux enchères au Grand Palais en Février 2008.

Au détour de cette correspondance, Pierre Bergé s'adresse aussi bien à Yves Saint-Laurent qu'à lui-même.
Ecrire, c'est aussi une façon de se trouver soi-même, de faire le bilan d'une vie entre joies et douleurs, entre éclats de rire et éclats de colère, une vie faite de nuances et de contrastes.
L'épistolier ne fait pas l'impasse sur les aspects négatifs de la personnalité d'YSL. On reproche souvent certaines choses à l'être aimé, ne pas être suffisamment présent, d'être trop égoïste, ne pas nous comprendre…
Comme beaucoup d'artistes, Yves Saint-Laurent était difficile à vivre. Un créateur talentueux à l'âme torturée. Grand nerveux, solitaire, caractériel, la drogue et l'alcool avaient longtemps alimenté son esprit créatif mais considérablement dégradé son rapport aux autres.
Une autre image d'Yves Saint-Laurent se dessine alors, loin des flashs et des podiums, celle d'un homme déprimé, tourmenté, se drapant dans le malheur avec autant d'obstination qu'il en mettait à parer les femmes des plus belles étoffes.
S'il lui réitère son amour, Pierre Bergé confesse aussi avec franchise de la difficulté de vivre au quotidien avec un génie créatif tel que lui.
Parler de ce qu'était Yves c'est aussi bien sûr parler de tout ce que le grand couturier a apporté au monde de la mode et aux femmes, qu'il adorait. "Si Chanel a donné la liberté aux femmes, tu leur as donné le pouvoir."
L'intransigeance, la recherche de l'excellence, la quête perpétuelle du Beau qui caractérisaient l'artiste dont Chanel avait fait son successeur, lui ont permis de remporter d'éclatantes victoires, de fonder avec son compagnon une maison de couture devenue célèbre et d'accéder aux plus hautes distinctions dans le domaine de la mode.

Comme un coffret caché au fond d'une armoire familiale et qui, dans l'odeur des vieux papiers et des photos jaunies, recèle les souvenirs de toute une vie, les « Lettres à Yves » offrent au lecteur ce moment mélancolique et doux des choses révolues.
Un sentiment de pénétration et de partage que la construction épistolière restitue d'autant plus en nous plongeant dans l'intimité de deux hommes épris d'Art et de Beauté et que le temps n'a pas réussi à désunir malgré les heurts, les coups durs, les désillusions et les tentations.
Grand amateur de littérature, écrivain, ami de Giono et de Cocteau, l'ancien président de l'Opéra de Paris Pierre Bergé sait manier la plume et parer ses lignes de sensibilité, d'émotion et de délicatesse.
Amour, mort, création, homosexualité, bonheurs et douleurs…au gré de sujets variés, d'anecdotes et de sentiments, l'auteur tisse les fils du temps pour réaliser une délicate broderie de ce que fut cette vie partagée avec le couturier.
Il y exprime avec sincérité et franchise, ce qu'il n'a pas toujours su ou pas voulu dire.
« Aujourd'hui, le spectacle est fini, les lumières se sont éteintes, la tente du cirque est démontée et je reste seul, avec mes souvenirs pour tout bagage. La nuit est tombée, au loin on entend de la musique, je n'ai pas la force d'y aller. »
Un ultime hommage et un bel adieu à celui que, tendrement, il surnommait Kikou…
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