La honte

Comment s'épanouir, alors que les spectres du passé envahissent toute une vie suscitant des émotions et sentiments difficiles à dominer, la honte, le doute, la culpabilité, l'égarement ? Comment construire un présent serein alors que des troubles psychologiques amènent la confusion de la réalité entre souvenirs ressuscités et expériences traumatisantes. Comment se libérer du jugement des autres alors que le poids de l'Histoire, de la société, et de l'environnement familial sont omniprésents ?

« Comment s'habitue-t-on à vivre sans espoir, lorsque nu et sans perspective, on est comme un animal en cage ? Vers où un homme peut-il se tourner quand le périple est terminé, quand tous les chemins se sont fermés hormis ceux qui, dans l'espace et le temps, le ramènent en arrière ? Ma mémoire est-elle suffisamment forte et vivante pour me permettre de rester debout ou bien suis-je comme le plus malheureux de Søren Kierkegaard qui vit, soit dans le souvenir sans avoir rien à se rappeler, soit dans l'espoir sans avoir rien à espérer? ».

Hidun Hov, l' héroïne de la honte se débat depuis longtemps dans ces questionnements et une de ses voies de libération est l'écriture. Mais dans les années 90 à 57 ans et après quelques titres parus, l'écrivaine oubliée mais toujours en quête d'identité souhaite entre autres rendre hommage à son père, pasteur mal aimé et controversé dans les années 30-40, afin de le réhabiliter, aussi elle décide d'écrire un roman familial où chaque membre aura sa place, le grand-père maternel, ses oncles paternels, sa mère, sa soeur jumelle et elle même… Écrivaine dans l'âme, mais obligée d'écrire dans un asile où elle a été placée par sa famille, Idun prend le crayon pour donner vie à son projet, ainsi s'anime sous nos yeux trois générations traversant le 20ème siècle.

L'auteure norvégienne Bergljot Hobæk Haff ( 1925-2016) avec La honte, chronique familiale et sociale, décortique le processus de résilience et d'acceptation de son héroïne en s'appuyant sur un épisode difficile de l'histoire de la Norvège que celle-ci a vécu durant son enfance : l'occupation allemande (avril 1940- mai 1945) soutenue par Vidkun Quisling (1887-1945) fondateur du parti Nasjonal Samling (N .S.) et l'antisémitisme latent qui se ravive.

Bergljot Hobæk Haff à travers le destin mouvementé de Hidun Hov nous conte les transformations d'une société où les contraintes spirituelles de l'église luthérienne, l'emprise familiale et les conventions étouffent ses velléités d'émancipation colportées par des migrantes de retour d'Amérique. Sans jugement moral Bergljot Hobæk Haff met en scène des êtres passionnés, déchirés, souffrants, aimants, autant de destins individuels dont la parole résonne et dont le cheminement placé sous le signe de la dualité est semé de péripéties et d'embûches.

Hidun Hov, une héroïne attachante qui nous fait découvrir un pan méconnu de l'histoire norvégienne de part sa généalogie et partager les conditions d'un hôpital psychiatrique duquel elle s'échappe régulièrement pour s'abreuver de la vraie vie et de ses réalités en voyageant en Europe. Des troubles identitaires résultat de nombreux changements patronymiques au processus de création artistique en passant par le devoir de mémoire, la quête existentielle, la filiation, des sujets universels qui portent à réflexion .

Bergljot Hobæk Haff dessine le portrait d'une femme sensible, talentueuse, à la recherche d'un équilibre perdu et nous offre avec La honte (Skammen), une oeuvre riche et plurielle de part la forme du récit, des techniques narratives et des thèmes abordés. le lecteur est ballotté par intermittence entre le passé lointain, proche ou immédiat de Idun, il plonge dans les extraits du journal de son père puis peu après dans des dialogues plus contemporains lors de ses périples dans la rue et à l'étranger ou de ses réflexions.

Bergljot Hobæk Haff obtient plusieurs prix prestigieux dont le prix Brage en 1996 pour La honte (Skammen) et le prix Dobloug en 1985 pour L'oeil de la sorcière (Heksen ), son premier roman traduit en français.

Je remercie Eric Eydoux pour la traduction.

Bergljot Hobæk Haff, une auteure à redécouvrir.