Même si les premiers mots du livre sont « Quand je suis né... », ce livre n'est pas une autobiographie, plutôt un livre de souvenirs sans ordre chronologique, égrenés en suivant les tortueux méandres de la mémoire. Sont évoqués l'enfance et l'âge adulte, la vie privée et professionnelle, sans recherche d'exhaustivité mais plutôt dans l'esprit de tirer un lien, de dérouler le fil d'une vie qui, de la naissance au moment où il écrit, a fait l'homme qu'il est, et donc à travers ces mots de comprendre qui il est.
Une large part est faite à l'enfance, ce qui n'est en rien surprenant puisqu'elle a été si traumatisante, qu'en elle se trouvent les clés de ses névroses d'adulte. Elle a commencé par la mort qui l'a frôlé de très près dans les premiers mois de sa vie, cette mort qui sera si souvent présente dans son oeuvre. Puis dans cette famille dont le père est pasteur, il reçut cette éducation luthérienne extrêmement stricte, qui s'apparentait plus à du dressage et s'appuyait sur des concepts de péchés, d'aveu des fautes, de punitions humiliantes, de pardon et de grâce. Il faut dire que la vie de pasteur était difficile. Elle devait être un exemple pour la communauté. Leur maison était ouverte à tous et ils vivaient en permanence sous des regards qui les jugeaient. Ses parents ne s'entendaient pas mais sauvegardaient les apparences.Ils s'imposaient une autodiscipline implacable et attendaient la même chose de leurs enfants chez qui ils combattaient ce qu'ils détestaient en eux-mêmes. La liberté n'existait pas. Quant à l'école qu'il détestait, elle était une institution fondée sur une alliance entre familles et autorités. La méthode consistait à alterner punitions et récompenses en implantant la mauvaise conscience dans les jeunes esprits.
Trois enfants, trois réactions différentes : le frère aîné s'installera dans une révolte permanente que le père s'emploiera à briser, la jeune soeur plus douce, adorée par les parents s'effacera et sombrera dans l'anxiété. Quant à Ingmar, il se sauvera par le mensonge. Il jouera un personnage qui avait peu à voir avec son moi profond. Comme il avait du mal à différencier sa personne de sa création, les dommages qui en découlèrent influencèrent sa vie privée et sa créativité. Réfugié dans son imaginaire, il se construisait des fables qu'il n'arrivait plus à distinguer de la réalité. C'est sur ce terreau fertile que s'est développé son goût pour le cinéma et le théâtre.
Le premier film qu'il voit est une révélation.
"C'est alors que pour moi tout a commencé. J'ai attrapé une fièvre qui dure encore. Les ombres silencieuses tournent leurs pâles visages vers moi, de leurs voix inaudibles elles parlent à mes sentiments les plus secrets. Soixante ans ont passé, rien n'a changé, c'est toujours la même fièvre."
Le cinéma devient une obsession. Pour le punir, on l'enfermait parfois dans une obscure penderie. Il projetait alors sur le mur la lumière d'une lampe de poche qu'il avait cachée là pour conjurer sa peur, s'imaginant au cinéma. Lors d'un Noël, il reçut un cinématographe, ce fût pour lui un enchantement. Enfant sensible et solitaire, il aimait aussi jouer avec le théâtre de poupées de sa soeur, sans aucun désir de compagnie.
Sa passion pour le théâtre et le cinéma l'a aidé à fuir une vie familiale destructrice. C'était un refuge mais aussi un moyen de ne plus seulement subir l'autorité des adultes mais de décider à son tour.
"Mon jeu faisait de moi le maître de la scène, mon imagination la peuplait."
C'était même un moyen de prendre de la distance avec sa vie familiale pour ne pas s'y dissoudre, cette vie qu'il voyait comme une pièce de théâtre dont il était acteur et spectateur, où chacun jouait le rôle qui lui avait été attribué sans penser à le remettre en question.
Bergman portait en lui un perpétuel tumulte. L'anxiété, héritée de ses parents et de leur culpabilisante éducation, est au coeur même de son identité. Mettre en scène, se mettre en scène était une nécessité pour la dominer, une question de survie. Ses ennuis avec le fisc, par exemple, provoquérent en lui une réaction névrotique très forte. Accusé tout en se sentant innocent, au lieu de se défendre, il éprouva le besoin d'être puni pour être vite délivré et pardonné. Hospitalisé car gravement déprimé, sous l'effet des traitements, il découvrit une sérénité factice qui fit disparaître sa souffrance et son angoisse mais aussi sa créativité et sa force motrice. Pour se passer des médicaments, il s'imposa alors un programme strict, il mettait sa vie en scène, la planifiait, découpait son temps en plages horaires soigneusement respectées. L'imprévu l'angoissait d'où un besoin permanent de maîtriser, d'organiser sa vie.
C'est dans l'écriture et le travail calme et ordonné qu'il trouvait un peu de paix. Bien qu'autodidacte, il avait une solide confiance en son talent. C'est le pilier qui étayait les ruines branlantes de son âme. Mais il n'a pas cherché à faire de son propre chaos une histoire, il ne participait pas au drame, il le traduisait, il le matérialisait. Ses propres complications ne devaient pas apparaître directement dans son oeuvre, elles ne pouvaient être qu'une clé pour ouvrir le secret des textes.
Homme de théâtre avant d'être cinéaste, c'est là qu'il a appris le travail précis où chaque geste est pesé, étudié, répété. Pour lui, chaque comédien devait avoir un territoire soigneusement délimité, tout comme devait être prévu le rythme et à partir de là, il pouvait créer et laisser place à son imagination. "La véritable liberté dépend des desseins qu'on a organisés en commun, des rythmes dont on s'est soigneusement pénétrés. le théâtre est l'art de la répétition. Seul peut improviser celui qui s'est bien préparé."
Faire des films était presque une évidence pour Bergman. Son mode de pensée était cinématographique. Ses souvenirs étaient comme autant de petits bouts de films.
" Il existe un projecteur en moi qui fait interminablement passer et repasser dans mon âme des
images avec leurs bruits, leurs éclairages, ces
images défilent avec toujours la même clarté objective dans une boucle sans fin. Il n'y a que notre propre connaissance pour se déplacer continuellement, impitoyablement et pénétrer toujours plus profondément en direction de la vérité. "
Au cinéma il appliquait la même méthode qu'au théâtre : pas d'improvisation, des semaines de travail ardu et de discipline qui soudain prennaient sens dans de brefs instants où l'inattendu surgit de façon magique.
" Faire un film, c'est pour moi planifier une illusion dans les moindres détails, c'est le reflet d'une réalité qui, au fur et à mesure que s'écoule ma vie, me paraît elle-même de plus en plus illusoire. le film quand il n'est pas un documentaire ,est un rêve...Le cinéma en tant que rêve, le cinéma en tant que musique. Aucun art ne traverse, comme le cinéma, directement notre conscience diurne pour toucher à nos sentiments, au fond de la chambre crépusculaire de notre âme. "
Magie des
images qui s'enchaînent pour restituer le mouvement, la vie.
En écrivant ce livre, il ne reconnaît pas la personne qu'il était quarante ans plus tôt. Masqué, barricadé, mordant comme un chien s'il se sentait attaqué, n'aimant personne, torturé par le désir, la peur, la mauvaise conscience, possédé par une sexualité effrénée...Comment aurait-il pu aimer quand il se détestait lui-même ? Enfant, sa mère repoussait les élans affectueux du petit garçon qu'elle jugeait malsains. Adolescent, il découvrit la sexualité dans la culpabilité la plus totale et une grande solitude.
" Mon horreur de moi et du simple fait de vivre m'étouffait, le plus étrange, c'est que je n'ai jamais remis en question ma misérable vie, je croyais que cela devait être ainsi. "
Rien de surprenant à ce que sa vie amoureuse soit à l'image de son désordre intérieur. Son affectivité était enfermée à double tour dans une chambre close. Ses sens enregistraient la réalité mais il n'éprouvait pas de sentiments. Les relations trop intenses lui feront toujours peur, trop souvent la curiosité pour la nouveauté se transformera en anxiété. Il préférera toujours la grisaille du quotidien, le calme austère de l'île de Farö à l'exaltation et au changement.
Avec l'âge se tarit l'inspiration et disparaît l'énergie que demande la réalisation d'un film.
"Une mise en scène plonge profondément ses racines à travers le temps et les rêves, dans un lieu particulier de notre âme. Elles reposent, elles mûrissent. Certaines se manifestent, d'autres pas, puis le stock se vide."
L'âge avançant, il apprécia de mener une vie agréable, délivrée de ses déchirants conflits,de voir défiler des journées où ils ne se passaient rien. Une seule passion resta intacte, regarder des films. Soixante ans ont passé, l'excitation est restée la même. "Les ombres bougent, tournent vers lui leurs visages, lui demande d'être attentif à leurs destins."
Sa grande souffrance restera sa vie familiale et ses zones d'ombre. Questions qu'il n'en finit pas de se poser et auxquelles il essaiera de répondre dans le dernier chapitre du livre en s'adressant à sa mère disparue dans une imaginaire rencontre.
" Au lieu de visages, nous a-t-on donné des masques à porter, au lieu de sentiments nous a -t-on inculqué l'hystérie, au lieu de tendresse et de pardon, nous a-t-on abreuvé de honte et de culpabilité? Pourquoi derrière cette façade du prestige social avons nous vécu une aussi effroyable misère? Pourquoi ai-je été incapable de nouer des relations humaines normales?"
Souffrance d'un homme qui tant bien que mal s'est trouvé une réponse: "Ma famille était composée d'êtres de bonne volonté qui ployaient sous un héritage catastrophique d'exigences trop hautes, de mauvaise conscience de culpabilité."
Sa mère aura les derniers mots du livre, extraits de son journal: "Il faudra sans doute se débrouiller tout seul, comme on pourra."