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EAN : 9782081279667
270 pages
Flammarion (09/10/2013)
  Existe en édition audio
3.73/5   232 notes
Résumé :
Le Rire. Essai sur la signification du comique explore les mécanisme de l'humour. Le philosophe Henri Bergson fait preuve, dans ce livre au style clair et simple, d'une grande perspicacité dans son analyse. L'essai est étayé par de nombreuses citations et de nombreux exemples qui démontrent l'efficacité des modèles analysés. Il en résulte un texte spirituel et savoureux.
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«  Pourquoi rit-on d'un orateur qui éternue au moment le plus pathétique de son discours  ?  ». Qui a dit que la philosophie était chose sérieuse ? Ne jugeons pas (trop) le philosophe sur l'intérêt sociétal et la pertinence de ses questionnements métaphysiques...

Le style est judicieusement pédagogique et le lecteur peut ainsi naviguer à vue sur le cours des pensées de l'auteur, sans être parasité par un langage pompeux et des concepts sui generis qui peinent à faire oublier l'intellectuel égotique derrière le propos et finissent par faire boire la tasse au lecteur.
A grand renfort d'allusions théâtrales, Bergson tisse pour son lecteur une typologie du comique, s'attardant notamment sur la forme, le geste, le langage, le caractère et la situation pour conclure sur une définition plus large de l'art et son objet, dont découle une mise en relief de la comédie par comparaison avec la tragédie.

« Le rire châtie les moeurs ». Cette étude sur le rire, parfois décrit comme « le propre de l'homme » a le mérite de faire ressortir une fonction anthropologique fondamentale mais peu glorieuse du rire, un rire qui se prend au sérieux, que l'on craint comme la foudre, et qui a pour fonction de purger la société de tout ce qui ose, impétueusement ou inconsciemment, s'éloigner de la norme. Pour Bergson « plaisir de rire n'est pas un plaisir pur, je veux dire un plaisir exclusivement esthétique, absolument désintéressé. Il s'y mêle une arrière-pensée […] Il y entre l'intention inavouée d'humilier, et par là, il est vrai, de corriger, tout au moins extérieurement. »

« Nous rions toutes les fois qu'une personne nous donne l'impression d'une chose ». La norme sociale, le caractère humain c'est, pour Bergson, le mouvement, la perpétuelle agilité qui prévoit, qui bifurque, qui anticipe. Toute mécanisation rigidement plaquée sur du vivant fait le fonds de commerce des guignols, vaudevillistes, caricaturistes et autres tartufferies. L'auteur invite opportunément Molière en renfort, analysant « le caractère d'Alceste » comme « celui d'un parfait honnête homme. Mais il est insociable, et par là même comique. Un vice souple serait moins facile à ridiculiser qu'une vertu inflexible. C'est la raideur qui est suspecte à la société. »

« Est-ce bien loyal, ce que nous faisons là ? Car enfin, ces malheureux actionnaires, nous leur prenons l'argent dans la poche… — Et dans quoi voulez-vous donc que nous le prenions ? ». Aujourd'hui encore, avec le stand up,les canulars, le théâtre de l'absurde, les lapsus et l'autodérision c'est encore de cette raideur, de ces réflexes, de cet automatisme dont on rit, comme pour les expier collectivement.

La réflexion de Bergson s'achève sans avoir parcouru toutes les pièces de la maison du rire, non sans avoir pris le soin d'esquisser de nouveaux chemins à emprunter, à l'opposé de ce rire moqueur, notamment celui de la jovialité et de la détente qu'il procure, à l'image du Bouddha rieur. Ou bien encore celui du rêve, « il n'est pas rare qu'on observe dans le rêve un crescendo particulier, une bizarrerie qui s'accentue à mesure qu'on avance. Une première concession arrachée à la raison en entraîne une seconde, celle-ci une autre plus grave, et ainsi de suite jusqu'à l'absurdité finale. »

Bergson nous laisse le sentiment émancipateur de celui qui reprend le gouvernail avec l'intuition que le rire en apprend davantage sur le rieur que sur son objet.
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Tout le monde aime rire!
Chacun l'admettra, y compris le philosophe Bergson qui, toutefois, ira ensuite se demander pourquoi.
Et moi, lecteur de philosophe, je me suis demandé pourquoi Bergson s'est ainsi interrogé à propos du rire.
Alors, dans un premier temps, voyons comment s'articule la réflexion de Bergson.
Il remarque, pour amorcer sa réflexion, que seul l'homme rit.
De plus, selon lui, le rire implique une certaine « insensibilité » envers son objet puisque l'on n'ose pas rire de ce qui nous inspire de la tristesse ou de la compassion. Il en déduit alors, de manière erronée à mon avis, que le rire implique l'indifférence envers son objet. Je crois qu'il va alors trop loin, car ce qui ne nous intéresse pas ne va pas capter notre attention, par définition. le rire implique donc un chatouillement de notre sensibilité par un objet auquel nous ne sommes évidemment pas insensible bien que ce dernier ne nous inspire ni pitié ni chagrin.
D'autre part, la thèse principale de ce livre, d'ailleurs très agréable à lire, consiste à montrer l'aspect sociétal du rire. Bergson montre de manière très convaincante que le rire est un bonheur qui veut être partagé et il sert également de moyen normatif très efficace envers l'asocial car personne n'aime faire rire de soi. le rire incite aussi à la connaissance de soi et de l'autre, car l'ignorance de soi et d'autrui entraîne nécessairement la personne qui en est victime dans des situations où elle sera ridicule pour son entourage.
Le rire nous entraîne donc à améliorer nos rapports sociaux et notre connaissance de soi, mais Bergson, en conclusion, nous fait également remarquer qu'il peut également provoquer l'adoption de comportements sociaux cruels, parfaitement contraires à la moralité et hostile envers l'exceptionnel.
Alors, maintenant que nous avons une idée de la réflexion de Bergson sur le rire, reste à voir pourquoi il s'est posé cette question.
À mon avis, le philosophe, sans être asocial, va souvent se montrer insatisfait des principes à partir desquels son environnement social fonctionne et aura souvent une certaine propension à se donner ce genre de principes personnels que je qualifierais de « supra-sociaux ». C'est, en effet, dans la solitude que l'existence authentique se choisit librement dans son être. Ce faisant, le philosophe entrera inévitablement, de temps à autre, en conflit avec les principes normatifs de sa société et devra donc en subir les effets d'un de ses moyens coercitifs les plus efficaces : le rire. Voilà sans aucun doute une excellente raison pour le philosophe de se questionner sur le rire, car la compréhension de sa fonction sociale permet d'en relativiser l'importance et, advenant le cas, de le subir de manière bien moins cruelle...voir, d'en rire en retour...
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A partir des comédies de Molière et de Labiche, Henri Bergson analyse pourquoi les personnages Orgon, Géronte, Harpagon, Alceste, Argante... font rire les spectateurs.
Le rire... avec le grand Professeur Bergson : quel paradoxe, non ??
Oui, et d'ailleurs, pendant les deux tiers du livre, il est chiant, pontifiant, ... Premièrement, Petit a ), Petit b ).... Certes, je ne m'attendais pas des blagues de Coluche, ou des superbes mots du grand Devos, mais quand même... On fronce un peu les sourcils en prenant des notes, tellement ce petit bouquin rengorge de détails.
Cependant, quelle belle analyse !
.
Pourquoi certains personnages sont comiques ?
Parce que ces gens là sont dans leur monde ( comme moi, qui fait rire parfois, malgré moi, donc je fais attention à ne pas faire trop de boulettes ), ils poursuivent leur parcours rigidement, mécaniquement, sans la souplesse requise par le terrain, comme l'homme qui tombe parce qu'il ne fait pas attention. Ce texte est paru en 1900, mais après, on peut éclater de rire quand Donald continue à marcher au dessus du précipice avant de s'en rendre compte, effrayé, et chuter !
Il y a aussi le manque de souplesse intellectuelle :
"Mais que diable allait-il faire dans cette galère ?"
Géronte est obsédé par son argent, et son idée fixe le poursuit, il ne s'intéresse plus à son interlocuteur, il ne réfléchit pas à une solution, il est comme dans un rêve, et la répétition de la phrase, son intonation, font rire.
Cependant, ... ahem !... malgré tout son savoir, je n'imagine pas Bergson être capable de faire rire ses étudiants... !
.
Et j'ai appris quelque chose de stupéfiant, et Bergson m'a convaincu :
Le rire est une correction.
Ah bon ?
Oui. La dernière partie du livre est très intéressante, et analyse le rieur.
D'ailleurs, je l'ai dit, je fais attention avec mes "boulettes" hors sujet, non contextualisées, ou trop cash :
je fais des boulettes, mais je me soigne !
Le rire n'est pas complaisant, le rire, paradoxalement, est sévère. Il montre à celui dont on se moque son décalage par rapport à ce qu'exige la société.
-- Dans un premier temps, le rieur est bonhomme, et compatit ;
-- mais après, allez, hop, ça suffit !
-- et enfin, NON ! c'est pas possible ! AH ! AH ! AH ! qu'il est ridicule, ah ! ah !
Dans la vie, le personnage moqué, s'il se sent humilié, vexé, se rendra compte, aura pris conscience de sa vanité, de son rêve ou de son décollage d'avec le bon sens. Sinon, tant pis, la correction n'aura pas fonctionné !
.
Je pense que Bergson qui évoque les rêves, et qui a fait ultérieurement des travaux sur la conscience, n'a pas contacté Freud, car ensemble, ils auraient peut-être pu bien avancer...
.
Enfin, un truc me chiffonne chez Bergson, c'est sa définition de l'Art.
Il dit que la comédie se situe à la frontière de la société, et de l'art ;
et aussi : l'Art est la Nature.
Or :
on considère le terme « art » par opposition à la nature « conçue comme puissance produisant sans réflexion » (cnrtl ).
Mais ceci est un autre débat : )
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Le rire est le propre de l'homme, dit-on, au grand soulagement des autres animaux, toujours inquiets de voir un honnête citoyen se mettre tout à coup à pousser de grands cris stridents en étant agité de convulsions nerveuses. Mais pourquoi rit-on exactement, et quelle est la fonction du rire dans la société ?

Pour Bergson, le rire est provoqué par « du mécanique plaqué sur du vivant ». L'être humain est censé être caractérisé par une certaine souplesse, tant physique qu'intellectuel. Qu'il puisse trébucher et tomber est donc contraire à sa nature, et tient plutôt de l'automate, incapable d'appréhender un obstacle inattendu et de s'écarter des ordres donnés. le comique de répétition, les quiproquos, plaquer les codes d'une corporation sur une situation étrangère, sont au final des variations de cette règle.

Enfin, le rire sert également d'arme sociale, ce qui le rend tout à coup nettement moins sympathique. Vous voulez éviter l'expérience humiliante d'être la cible des rires et des moqueries ? Vous avez plutôt intérêt à vous débarrasser de certaines habitudes que le reste du groupe ne tient pas à voir se propager.

L'essai de Bergson se limite à un seul type de rire, celui de la comédie. Son travail est simple à lire et à comprendre, et illustré par de nombreux exemples tirés de la littérature classique, dont par exemple Molière ou Don Quichotte. Son propos est aussi interpellant, puisque selon lui le rire va de pair avec une certaine forme de cruauté envers celui qui en est la cible. Et même si cette dernière est imaginaire, il a de quoi se poser quelques questions…
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Henri Bergson aborde cet essai d'une façon très doctorale. Je vous préviens : on ne rit pas beaucoup : ) Mais cet ouvrage est très riche. Cependant, je retiens des vérités :
1 ) c'est un geste social qui régule certains excès par « la moquerie » ; le « moqué » a éventuellement tendance à faire attention ensuite, pour cesser d'être ridicule ;
2 ) le rire vient de la mécanisation du corps vivant : un passant qui tombe manque de « souplesse », et est un peu transformé en objet ;
3 ) le rire vient de la répétition : « qu'allait-il faire dans cette galère ? » … ou, et je prends un exemple contemporain, le tampon de « l'administratif » Laspalès appuyé avec détermination X fois dans « C'est vous qui voyez ».
de nombreux exemples sont à l'appui, sortis principalement de Molière ou Labiche.
.
Ce livre me satisfait très moyennement…
--Car ses références sont Molière et Labiche que je n'ai pas lus, honte à moi !
--La classification, les lois et les théorèmes de Bergson sur le rire m'indisposent : c'est pour moi, comme si on mettait Devos ou Laspalès ( mes deux fétiches ) dans des cases. de plus, très analytique, il dit lui-même décortiquer « le labyrinthe du déclenchement du rire », son ouvrage me semble partir dans toutes les directions, et il me semble manquer une synthèse.
Ce livre, par sa méthode scientifique d'un concept social ou philosophique, me fait penser à « L'éthique » de Spinoza, dont la valeur me semble dépréciée par la rigueur mathématique : n'est pas mathématique qui veut, surtout dans les « sciences humaines » !
.
Enfin, Bergson parle-t-il de l'intonation, de l'accent, des jeux de mots, choses qui me font le plus rire personnellement ?
Je pense à Poelvoorde qui, dans « Rien à déclarer », dit à son collègue français Dany Boon, qui veut se faire apprécier de sa future belle famille belge : « Ne mets pas une fois ! à chaque fin de phrase ».
Je pense au sketch de Raymond Devos :
« La mer est démontée ! »
 Vous la remontez quand ? »

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Citations et extraits (74) Voir plus Ajouter une citation
On devine alors combien il sera facile à un vêtement de devenir ridicule. On pourrait presque dire que toute mode est risible par quelque côté. Seulement, quand il s'agit de la mode actuelle, nous y sommes tellement habitués que le vêtement nous paraît faire corps avec ceux qui le portent. Notre imagination ne l'en détache pas. L'idée ne nous vient plus d'opposer la rigidité inerte de l'enveloppe à la souplesse vivante de l'objet enveloppé. Le comique reste donc ici à l'état latent. Tout au plus réussira-t-il à percer quand l'incompatibilité naturelle sera si profonde entre l'enveloppant et l'enveloppé qu'un rapprochement même séculaire n'aura pas réussi à consolider leur union : tel est le cas du chapeau à haute forme, par exemple. Mais supposez un original qui s'habille aujourd'hui à la mode d'autrefois : notre attention est appelée alors sur le costume, nous le distinguons absolument de la personne, nous disons que la personne se " déguise " (comme si tout vêtement ne déguisait pas), et le côté risible de la mode passe de l'ombre à la lumière.

Chapitre 1, V.
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Une fois écartées ces infériorités qui intéressent le sérieux de l’existence (et elles tendent à s’éliminer elles-mêmes dans ce qu’on a appelé la lutte pour la vie), la personne peut vivre, et vivre en commun avec d’autres personnes. Mais la société demande autre chose encore. Il ne lui suffit pas de vivre ; elle tient à vivre bien. Ce qu’elle a maintenant à redouter, c’est que chacun de nous, satisfait de donner son attention à ce qui concerne l’essentiel de la vie, se laisse aller pour tout le reste à l’automatisme facile des habitudes contractées. Ce qu’elle doit craindre aussi, c’est que les membres dont elle se compose, au lieu de viser à un équilibre de plus en plus délicat de volontés qui s’inséreront de plus en plus exactement les unes dans les autres, se contentent de respecter les conditions fondamentales de cet équilibre : un accord tout fait entre les personnes ne lui suffit pas, elle voudrait un effort constant d’adaptation réciproque. Toute raideur du caractère, de l’esprit et même du corps, sera donc suspecte à la société, parce qu’elle est le signe possible d’une activité qui s’endort et aussi d’une activité qui s’isole, qui tend à s’écarter du centre commun autour duquel la société gravite, d’une excentricité enfin. Et pourtant la société ne peut intervenir ici par une répression matérielle, puisqu’elle n’est pas atteinte matériellement. Elle est en présence de quelque chose qui l’inquiète, mais à titre de symptôme seulement, — à peine une menace, tout au plus un geste. C’est donc par un simple geste qu’elle y répondra. Le rire doit être quelque chose de ce genre, une espèce de geste social. Par la crainte qu’il inspire, il réprime les excentricités, tient constamment en éveil et en contact réciproque certaines activités.
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[...]Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s'est encore accentuée sous l'influence du langage. Car les mots (à l'exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s'insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d'âme qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d'originalement vécu. Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n'apercevons de notre état d'âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d'autres forces ; et fascinés par l'action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu'elle s'est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes. Mais de loin en loin, par distraction, la nature suscite des âmes plus détachées de la vie. Je ne parle pas de ce détachement voulu, raisonné, systématique, qui est œuvre de réflexion et de philosophie. Je parle d'un détachement naturel, inné à la structure du sens ou de la conscience, et qui se manifeste tout de suite par une manière virginale, en quelque sorte, de voir, d'entendre ou de penser. Si ce détachement était complet, si l'âme n'adhérait plus à l'action par aucune de ses perceptions, elle serait l'âme d'un artiste comme le monde n'en a point vu encore. Elle excellerait dans tous les arts à la fois, ou plutôt elle les fondrait tous en un seul. Elle apercevrait toutes choses dans leur pureté originelle, aussi bien les formes, les couleurs et les sons du monde matériel que les plus subtils mouvements de la vie intérieure. Mais c'est trop demander à la nature. Pour ceux mêmes d'entre nous qu'elle a faits artistes, c'est accidentellement, et d'un seul côté, qu'elle a soulevé le voile. C'est dans une direction seulement qu'elle a oublié d'attacher la perception au besoin. Et comme chaque direction correspond à ce que nous appelons un sens, c'est par un de ses sens, et par ce sens seulement, que l'artiste est ordinairement voué à l'art. De là, à l'origine, la diversité des arts. De là aussi la spécialité des prédispositions. Celui-là s'attachera aux couleurs et aux formes, et comme il aime la couleur pour la couleur, la forme pour la forme, comme il les perçoit pour elles et non pour lui, c'est la vie intérieure des choses qu'il verra transparaître à travers leurs formes et leurs couleurs. Il la fera entrer peu à peu dans notre perception d'abord déconcertée. Pour un moment au moins, il nous détachera des préjugés de forme et de couleur qui s'interposaient entre notre œil et la réalité. Et il réalisera ainsi la plus haute ambition de l'art, qui est ici de nous révéler la nature. — D'autres se replieront plutôt sur eux-mêmes. Sous les mille actions naissantes qui dessinent au-dehors un sentiment, derrière le mot banal et social qui exprime et recouvre un état d'âme individuel, c'est le sentiment, c'est l'état d'âme qu'ils iront chercher simple et pur. Et pour nous induire à tenter le même effort sur nous-mêmes, ils s'ingénieront à nous faire voir quelque chose de ce qu'ils auront vu : par des arrangements rythmés de mots, qui arrivent ainsi à s'organiser ensemble et à s'animer d'une vie originale, ils nous disent, ou plutôt ils nous suggèrent, des choses que le langage n'était pas fait pour exprimer. — D'autres creuseront plus profondément encore. Sous ces joies et ces tristesses qui peuvent à la rigueur se traduire en paroles, ils saisiront quelque chose qui n'a plus rien de commun avec la parole, certains rythmes de vie et de respiration qui sont plus intérieurs à l'homme que ses sentiments les plus intérieurs, étant la loi vivante, variable avec chaque personne, de sa dépression et de son exaltation, de ses regrets et de ses espérances. En dégageant, en accentuant cette musique, ils l'imposeront à notre attention ; ils feront que nous nous y insérerons involontairement nous-mêmes, comme des passants qui entrent dans une danse. Et par là ils nous amèneront à ébranler aussi, tout au fond de nous, quelque chose qui attendait le moment de vibrer. — Ainsi, qu'il soit peinture, sculpture, poésie ou musique, l'art n'a d'autre objet que d'écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnellement et socialement acceptées, enfin tout ce qui nous masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la réalité même. C'est d'un malentendu sur ce point qu'est né le débat entre le réalisme et l'idéalisme dans l'art. L'art n'est sûrement qu'une vision plus directe de la réalité. Mais cette pureté de perception implique une rupture avec la convention utile, un désintéressement inné et spécialement localisé du sens ou de la conscience, enfin une certaine immatérialité de vie, qui est ce qu'on a toujours appelé de l'idéalisme. De sorte qu'on pourrait dire, sans jouer aucunement sur le sens des mots, que le réalisme est dans l'oeuvre quand l'idéalisme est dans l'âme, et que c'est à force d'idéalité seulement qu'on reprend contact avec la réalité.
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Nos états d’âme changent d’instant en instant, et [...] si nos gestes suivaient fidèlement nos mouvements intérieurs, s’ils vivaient comme nous vivons, ils ne se répéteraient pas : par là, ils défieraient toute imitation. Nous ne commençons donc à devenir imitables que là où nous cessons d’être nous-mêmes. Je veux dire qu’on ne peut imiter de nos gestes que ce qu’ils ont de mécaniquement uniforme et, par là même, d’étranger à notre personnalité vivante. Imiter quelqu’un, c’est dégager la part d’automatisme qu’il a laissée s’introduire dans sa personne.

Chapitre I : Le comique de mouvement.
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Il n’y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain. Un paysage pourra être beau, gracieux, sublime, insignifiant ou laid ; il ne sera jamais risible. On rira d’un animal, mais parce qu’on aura surpris chez lui une attitude d’homme ou une expression humaine. On rira d’un chapeau ; mais ce qu’on raille alors, ce n’est pas le morceau de feutre ou de paille, c’est la forme que des hommes lui ont donnée, c’est le caprice humain dont il a pris le moule. Comment un fait aussi important, dans sa simplicité, n’a-t-il pas fixé davantage l’attention des philosophes ? Plusieurs ont défini l’homme « un animal qui sait rire ». Ils auraient aussi bien pu le définir un animal qui fait rire, car si quelque autre animal y parvient, ou quelque objet inanimé, c’est par une ressemblance avec l’homme, par la marque que l’homme y imprime ou par l’usage que l’homme en fait.
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Vidéo de Henri Bergson
Conférence dans le cadre des Congrès scientifiques mondiaux TimeWorld : TimeWorld expose et anime la connaissance sous toutes ses formes, théorique, appliquée et prospective. TimeWorld propose un état de l'art sur une thématique majeure, avec une approche multiculturelle et interdisciplinaire. C'est l'opportunité de rencontres entre chercheurs, industriels, universitaires, artistes et grand public pour faire émerger des idées en science et construire de nouveaux projets. https://timeworldevent.com/fr/ ------------------------------------------------------------------------ Ingénieur agronome, docteur en histoire des sciences et docteur en théologie, Jacques Arnould s'intéresse aux relations entre sciences, cultures et religions, avec un intérêt particulier pour deux thèmes : celui du vivant et de son évolution et celui de l'espace et de sa conquête. Il a consacré plusieurs ouvrages et articles d'histoire ou de théologie au domaine du vivant. Suite à la poussée de fièvre créationniste en France, à partir de janvier 2007, il a été sollicité par différents milieux, scientifiques, pédagogiques ou religieux, pour informer les publics de l'existence des courants créationnistes, de leur histoire, des questions qu'ils posent à nos sociétés. L'année 2009, consacrée à Darwin, a montré comment les idées de ce savant et de ses successeurs continuent à interroger nos contemporains et les invitent à des interrogations plus philosophiques. Il est également expert éthique au Centre national d'études spatiales (CNES), un poste encore un peu unique dans le monde de l'astronautique. Pourtant, cela rejoint une vraie attente de la part du public, mais aussi des acteurs et des dirigeants, leurs motivations ne pouvant en effet plus être les mêmes qu'il y a quarante ou cinquante ans.
Conférence : L'esprit est-il une énergie renouvelable ? Le 16 novembre 2023 au Cnam à Paris lors du congrès mondial TimeWorld Energie.
Il y a un siècle, Henri Bergson rassemblait plusieurs de ses essais pour les publier sous le titre L'énergie spirituelle. Loin de s'arrêter à l'étude des phénomènes paranormaux qui passionnent son époque, il réfléchit sur le sens et les conditions de toute action humaine, surtout les plus hautes, celles de création. À quelle énergie devons-nous recourir pour réaliser notre propre destin ?
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