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Citations sur Mémoires (318)

Collectionner les pierres qu'on nous jette :
c'est le début d'un piedestal.
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A propos de Habeneck, ayant travaillé toute sa vie à diffuser les œuvres de Beethoven en France :

Il eut à lutter aussi, et ce n'est pas la moindre de ses peines, contre l'opposition sourde, le blâme plus ou moins déguisé, l'ironie et les réticences des compositeurs français et italiens, fort peu ravis de voir ériger un temple à un Allemand dont ils considéraient les compositeurs comme des monstruosités, redoutables néanmoins pour eux et leur école.
Que d'abominables sottises j'ai entendu dire aux uns et aux autres sur ces merveilles de savoir et d'inspiration !
Mon Maître, Lesueur, homme honnête pourtant, exempt de fiel et de jalousie, aimant son art, mais dévoué à ces dogmes musicaux que j'ose appeler des préjugés et des folies, laissa échapper à ce sujet un mot caractéristique.

Bien qu'il vécût assez retiré et absorbé dans ses travaux, la rumeur produite dans le monde musical de Paris par les premiers concerts du Conservatoire et les symphonies de Beethoven était rapidement parvenue jusqu'à lui.
Il s'en étonna d'autant plus, qu'avec la plupart de ses confrères de l'Institut, il regardait la musique instrumentale comme un genre inférieur, une partie de l'art estimable mais d'une valeur médiocre, et qu'à son avis Haydn et Mozart en avaient posé les bornes qui ne pouvaient être dépassés.

Lesueur, malgré la fièvre d'administration dont il voyait possédés les artistes en général, et moi en particulier, Lesueur se taisait, faisait le sourd et s'abstenait soigneusement d'assister aux concerts du Conservatoire. Il eût fallu, en y allant, s'y former une opinion sur Beethoven, l'exprimer, être témoin du furieux enthousiasme qu'il excitait ; et c'est ce que Lesueur, sans se l'avouer, ne voulait pas.
Je fis tant, néanmoins, je lui parlais de telle sorte de l'obligation où il était de connaitre et d'apprécier personnellement un fait aussi considérable que l'avènement dans notre art de ce nouveau style, de ces formes colossales, qu'il consentit à se laisser entraîner au Conservatoire un jour où l'on exécutait la symphonie en ut mineur de Beethoven.
(...)
Je le rencontrai dans un couloir, il était très rouge et marchait à grand pas : "Eh bien ? cher Maître" lui dis-je... "Ouf, je sors, j'ai besoin d'air. C'est inouï ! C'est merveilleux ! Cela m'a tellement ému, troublé, bouleversé, qu'en sortant de ma loge et voulant remettre mon chapeau, j'ai cru je ne pourrais plus retrouver ma tête ! Laissez moi seul. A demain..."

Je triomphais. Le lendemain je m'empressais de l'aller voir. La conservation s'établit de prime abord sur le chef-d'œuvre qui nous avait si violemment agités.
Lesueur me laissa parler pendant quelques temps, approuvant d'un air contraint mes exclamations admiratives. Mais il était aisé de voir que je n'avais plus pour interlocuteur l'homme de la veille et que ce sujet d'entretien lui était pénible. je continuais pourtant, jusqu'à ce que Lesueur, à qui je venais d'arracher un nouvel aveu de sa profonde émotion en écoutant la symphonie de Beethoven, dit en secouant la tête et avec un singulier sourire :

"C'et égal, il ne faut pas faire de la musique comme celle-là"
Ce à quoi je répondis : "Soyez tranquille, cher Maître, on n'en fera pas beaucoup."

Pauvre nature humaine !... Pauvre Maître !... Il y a dans ce mot paraphrasé par tant d'autres hommes en mainte circonstance semblable, de l'entêtement, du regret, la terreur de l'inconnu, de l'envie, et un aveu implicite d'impuissance.
Car dire : il ne faut pas faire de la musique comme celle-là, quand on a été forcé d'en subir le pouvoir et d'en reconnaître la beauté, c'est bien déclarer qu'on se gardera soi-même d'en écrire de pareille, mais parce qu'on sent qu'on ne le pourrait pas si on voulait.

Haydn en avait déjà dit autant de ce même Beethoven, qu'il s'obstinait à appeler seulement un grand pianiste.
Gretry a écrit d'ineptes aphorismes de la même nature sur Mozart (...)
Handel prétendait que son cuisinier était plus musicien que Gluck.
Rossini dit, en parlant de la musique de Weber, qu'elle lui donne la colique.
(...)

Cette obstination de Lesueur à lutter contre l'évidence et ses propres impressions acheva de me faire reconnaître le néant des doctrines qu'il s'était efforcé de m'inculquer ; et je quittais brusquement la vieille grande route pour prendre ma course par monts et par vaux à travers les bois et les champs. Je dissimulais pourtant de mon mieux, et Lesueur ne s'aperçut de mon infidélité que beaucoup plus tard, en entendant mes nouvelles compositions que je m'étais gardé de lui montrer.
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Je touche ici au plus grand drame de ma vie. Je n'en raconterai point toutes les douloureuses péripéties. Je me bornerai à dire ceci : un théâtre anglais vint donner à Paris des représentations des drames de Shakespeare alors complètement inconnus au public français. J'assistai à la première représentation d'Hamlet à l'Odéon. Je vis dans le rôle d'Ophélia Henriette Smithson qui, cinq ans après, est devenue ma femme. L'effet de son prodigieux talent, ou plutôt de son génie dramatique, sur mon imagination et sur mon coeur, n'est comparable qu'au bouleversement que me fit subir le poète dont elle était la digne interprète. Je ne puis rien dire de plus.
Shakespeare, en tombant ainsi sur moi à l'improviste, me foudroya. Son éclair, en m'ouvrant le ciel de l'art avec un fracas sublime, m'en illumina les plus lointaines profondeurs. Je reconnus la vraie grandeur, la vraie beauté, la vraie vérité dramatiques. Je mesurai en même temps l'immense ridicule des idées répandues en France sur Shakespeare par Voltaire... "...Ce singe de génie. Chez l'homme, en mission, par le diable envoyé" et la pitoyable mesquinerie de notre vieille Poétique de pédagogues et de frères ignorantins. Je vis... je compris... je sentis... que j'étais vivant et qu'il fallait me lever et marcher.
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" Ma vie est un roman qui m'intéresse beaucoup"
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45Mais le compositeur qui tenterait, comme je l’ai fait, de voyager pour produire ses œuvres, à quelles fatigues, au contraire, à quel labeur ingrat et toujours renaissant ne doit-il pas s’attendre !... Sait-on ce que peut être pour lui la torture des répétitions ?... Il a d’abord à subir le froid regard de tous ces musiciens médiocrement charmés d’éprouver à son sujet un dérangement inattendu, d’être soumis à des études inaccoutumées. — «Que veut ce Français ? Que ne reste-t-il chez lui ?» Chacun néanmoins prend place à son pupitre ; mais au premier coup d’œil jeté sur l’ensemble de l’orchestre, l’auteur y reconnaît bien vite d’inquiétantes lacunes. Il en demande la raison au maître de chapelle : «La première clarinette est malade, le hautbois a une femme en couches, l’enfant du premier violon a le croup, les trombones sont à la parade ; ils ont oublié de demander une exemption de service militaire pour ce jour-là ; le timbalier s’est foulé le poignet, la harpe ne paraîtra pas à la répétition, parce qu’il lui faut du temps pour étudier sa partie, etc., etc.» On commence cependant, les notes sont lues, tant bien que mal, dans un mouvement plus lent du double que celui de l’auteur ; rien n’est affreux pour lui comme cet alanguissement du rhythme ! Peu à peu son instinct reprend le dessus, son sang échauffé l’entraîne, il précipite la mesure et revient malgré lui au mouvement du morceau ; alors le gâchis se déclare, un formidable charivari lui déchire les oreilles et le cœur ; il faut s’arrêter et reprendre le mouvement lent, et exercer fragments par fragments ces longues périodes dont, tant de fois auparavant, avec d’autres orchestres, il a guidé la course libre et rapide. Cela ne suffit pas encore ; malgré la lenteur du mouvement, des discordances étranges se font entendre dans certaines parties d’instruments à vent : il veut en découvrir la cause : «Voyons les trompettes seules !..... Que faites-vous là ? Je dois entendre une tierce, et vous produisez un accord de seconde. La deuxième trompette en ut a un ré, donnez-moi votre ré !... Très-bien ! La première a un ut qui produit fa, donnez-moi votre ut ! Fi !... l’horreur ! vous me faites un mi b !
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C’est que je connaissais déjà cette cruelle passion, si bien décrite par l’auteur de l’Énéide, passion rare, quoi qu’on en dise, si mal définie et si puissante sur certaines âmes. Elle m’avait été révélée avant la musique, à l’âge de douze ans. Voici comment :

Mon grand-père maternel, dont le nom est celui du fabuleux guerrier de Walter Scott, (Marmion) vivait à Meylan, campagne située à deux lieues de Grenoble, du côté de la frontière de Savoie. Ce village, et les hameaux qui l’entourent, la vallée de l’Isère qui se déroule à leurs pieds et les montagnes du Dauphiné qui viennent là se joindre aux Basses-Alpes, forment un des plus romantiques séjours que j’aie jamais admirés. Ma mère, mes sœurs et moi, nous allions ordinairement chaque année y passer trois semaines vers la fin de l’été. Mon oncle (Félix Marmion), qui suivait alors la trace lumineuse du grand Empereur, venait quelquefois nous y joindre, tout chaud encore de l’haleine du canon, orné tantôt d’un simple coup de lance, tantôt d’un coup de mitraille dans le pied ou d’un magnifique coup de sabre au travers de la figure. Il n’était encore qu’adjudant-major de lanciers ; jeune, épris de la gloire, prêt à donner sa vie pour un de ses regards, croyant le trône de Napoléon inébranlable comme le mont Blanc ; et joyeux et galant, grand amateur de violon et chantant fort bien l’opéra-comique.

Dans la partie haute de Meylan, tout contre l’escarpement de la montagne, est une maisonnette blanche, entourée de vignes et de jardins, d’où la vue plonge sur la vallée de l’Isère ; derrière sont quelques collines rocailleuses, une vieille tour en ruines, des bois, et l’imposante masse d’un rocher immense, le Saint-Eynard ; une retraite enfin évidemment prédestinée à être le théâtre d’un roman. C’était la villa de madame Gautier, qui l’habitait pendant la belle saison avec ses deux nièces, dont la plus jeune s’appelait Estelle. Ce nom seul eût suffi pour attirer mon attention ; il m’était cher déjà à cause de la pastorale de Florian (Estelle et Némorin) dérobée par moi dans la bibliothèque de mon père, et lue en cachette, cent et cent fois. Mais celle qui le portait avait dix-huit ans, une taille élégante et élevée, de grands yeux armés en guerre, bien que toujours souriants, une chevelure digne d’orner le casque d’Achille, des pieds, je ne dirai pas d’Andalouse, mais de Parisienne pur sang, et des... brodequins roses !... Je n’en avais jamais vu... Vous riez ! !... Eh bien, j’ai oublié la couleur de ses cheveux (que je crois noirs pourtant) et je ne puis penser à elle sans voir scintiller, en même temps que les grands yeux, les petits brodequins roses.

En l’apercevant, je sentis une secousse électrique ; je l’aimai, c’est tout dire. Le vertige me prit et ne me quitta plus. Je n’espérais rien... je ne savais rien... mais j’éprouvais au cœur une douleur profonde. Je passais des nuits entières à me désoler. Je me cachais le jour dans les champs de maïs, dans les réduits secrets du verger de mon grand-père, comme un oiseau blessé, muet et souffrant. La jalousie, cette pâle compagne des plus pures amours, me torturait au moindre mot adressé par un homme à mon idole. J’entends encore en frémissant le bruit des éperons de mon oncle quand il dansait avec elle ! Tout le monde, à la maison et dans le voisinage, s’amusait de ce pauvre enfant de douze ans brisé par un amour au-dessus de ses forces. Elle-même qui, la première, avait tout deviné, s’en est fort divertie, j’en suis sûr. Un soir il y avait une réunion nombreuse chez sa tante ; il fut question de jouer aux barres ; il fallait, pour former les deux camps ennemis, se diviser en deux groupes égaux ; les cavaliers choisissaient leurs dames ; on fit exprès de me laisser avant tous désigner la mienne. Mais je n’osai, le cœur me battait trop fort ; je baissai les yeux en silence. Chacun de me railler ; quand mademoiselle Estelle, saisissant ma main : «Eh bien, non, c’est moi qui choisirai ! Je prends M. Hector !» Ô douleur ! elle riait aussi, la cruelle, en me regardant du haut de sa beauté...

Non, le temps n’y peut rien... d’autres amours n’effacent point la trace du premier... J’avais treize ans, quand je cessai de la voir... J’en avais trente quand, revenant d’Italie par les Alpes, mes yeux se voilèrent en apercevant de loin le Saint-Eynard, et la petite maison blanche, et la vieille tour... Je l’aimais encore... J’appris en arrivant qu’elle était devenue... mariée et... tout ce qui s’ensuit. Cela ne me guérit point. Ma mère, qui me taquinait quelquefois au sujet de ma première passion, eut peut-être tort de me jouer le tour qu’on va lire. «Tiens, me dit-elle, peu de jours après mon retour de Rome, voilà une lettre qu’on m’a chargée de faire tenir à une dame qui doit passer ici tout à l’heure dans la diligence de Vienne. Va au bureau du courrier, pendant qu’on changera de chevaux, tu demanderas madame F*** et tu lui remettras la lettre. Regarde bien cette dame, je parie que tu la reconnaîtras, bien que tu ne l’aies pas vue depuis dix-sept ans.» Je vais, sans me douter de ce que cela voulait dire, à la station de la diligence. À son arrivée, je m’approche la lettre à la main, demandant madame F***. «C’est moi, monsieur !» me dit une voix. C’est elle ! me dit un coup sourd qui retentit dans ma poitrine. Estelle !... encore belle !... Estelle !... la nymphe, l’hamadryade du Saint-Eynard, des vertes collines de Meylan ! C’est son port de tête, sa splendide chevelure, et son sourire éblouissant !... mais les petits brodequins roses, hélas ! où étaient-ils ?... On prit la lettre. Me reconnut-on ? je ne sais. La voiture repartit ; je rentrai tout vibrant de la commotion. «Allons, me dit ma mère en m’examinant, je vois que Némorin n’a point oublié son Estelle.» Son Estelle ! méchante mère !... IV
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XLV

Représentation à bénéfice et concert au Théâtre-Italien. — Le quatrième acte d’Hamlet. — Antony. — Défection de l’orchestre. — Je prends ma revanche. — Visite de Paganini. — Son alto. — Composition d’Harold en Italie. — Fautes du chef d’orchestre Girard. — Je prends le parti de toujours conduire l’exécution de mes ouvrages. — Une lettre anonyme.

Il me restait d’ailleurs une faible ressource dans ma pension de lauréat de l’Institut, qui devait durer encore un an et demi. Le ministre de l’intérieur m’avait dispensé du voyage en Allemagne imposé par le règlement de l’Académie des beaux-arts ; je commençais à avoir des partisans à Paris, et j’avais foi dans l’avenir. Pour achever de payer les dettes de ma femme, je recommençai le pénible métier de bénéficiaire, et je vins à bout, après des fatigues inouïes, d’organiser au Théâtre-Italien une représentation suivie d’un concert. Mes amis me vinrent encore en aide à cette occasion, entre autres Alexandre Dumas, qui toute sa vie a été pour moi d’une cordialité parfaite.

Le programme de la soirée se composait de la pièce d’Antony de Dumas, jouée par Firmin et madame Dorval, du 4e acte de l’Hamlet de Shakespeare, joué par Henriette et quelques amateurs anglais que nous avions fini par trouver, et d’un concert dirigé par moi, où devaient figurer la Symphonie fantastique, l’ouverture des Francs-Juges, ma cantate de Sardanapale, le Concert-Stuck de Weber, exécuté par cet excellent et admirable Liszt, et un chœur de Weber. On voit qu’il y avait beaucoup trop de drame et de musique, et que le concert, s’il eût fini, n’eût pu être terminé qu’à une heure du matin.

Mais je dois pour l’enseignement des jeunes artistes, et quoi qu’il m’en coûte, faire le récit exact de cette malheureuse représentation.

Peu au courant des mœurs des musiciens de théâtre, j’avais fait avec le directeur de l’Opéra-Italien un marché, par lequel il s’engageait à me donner sa salle et son orchestre, auquel j’adjoignis un petit nombre d’artistes de l’Opéra. C’était la plus dangereuse des combinaisons. Les musiciens, obligés par leur engagement de prendre part à l’exécution des concerts, lorsqu’on en donne dans leur théâtre, considèrent ces soirées exceptionnelles comme des corvées et n’y apportent qu’ennui et mauvais vouloir. Si, en outre, on leur adjoint d’autres musiciens, alors payés quand eux ne le sont pas, leur mauvaise humeur s’en augmente, et l’artiste qui donne le concert ne tarde guère à s’en ressentir.

Étrangers aux petits tripotages des coulisses françaises, comme nous l’étions, ma femme et moi, nous avions négligé toutes les précautions qui se prennent en pareil cas pour assurer le succès de l’héroïne de la fête ; nous n’avions pas donné un seul billet aux claqueurs. Madame Dorval, au contraire, persuadée qu’il y aurait ce soir-là pour ma femme une cabale formidable, que tout serait arrangé selon l’usage pour lui assurer un triomphe éclatant, ne manqua pas, cela se conçoit, de s’armer pour sa propre défense, en garnissant convenablement le parterre, soit avec les billets que nous lui donnâmes, soit avec ceux que nous avions donnés à Dumas, soit avec ceux qu’elle fit acheter. Madame Dorval, admirable du reste dans le rôle d’Adèle, fut en conséquence couverte d’applaudissements et redemandée à la fin de la pièce. Quand vint ensuite le 4e acte d’Hamlet, fragment incompréhensible, pour des Français surtout, s’il n’est ni amené ni préparé par les actes précédents, le rôle sublime d’Ophélia, qui, peu d’années auparavant, avait produit un effet si profondément douloureux et poétique, perdit les trois quarts de son prestige ; le chef-d’œuvre parut froid.

On remarqua même avec quelle peine, l’actrice, toujours maîtresse néanmoins de son merveilleux talent, s’était relevée, en s’appuyant avec la main sur le plancher du théâtre, à la fin de la scène dans laquelle Ophélia s’agenouille auprès de son voile noir qu’elle prend pour le linceul de son père. Ce fut pour elle aussi une cruelle découverte. Guérie, elle ne boitait pas, mais l’assurance et la liberté de quelques-uns de ses mouvements étaient perdues. Puis, quand, après la chute de la toile, elle vit que le public, ce public dont elle était l’idole autrefois et qui, de plus, venait de décerner une ovation à madame Dorval, ne la rappelait pas... Quel affreux crève-cœur ! ! Toutes les femmes et tous les artistes le comprendront. Pauvre Ophélia ! ton soleil déclinait.. j’étais désolé.

Le concert commença. L’ouverture des Francs-Juges, très-médiocrement exécutée, fut néanmoins accueillie par deux salves d’applaudissements, qui m’étonnèrent. Le Concert-Stuck de Weber, joué par Liszt avec la fougue entraînante qu’il y a toujours mise, obtint un magnifique succès. Je m’oubliai même dans mon enthousiasme pour Liszt, jusqu’à l’embrasser en plein théâtre devant le public. Stupide inconvenance qui pouvait nous couvrir tous les deux de ridicule, et dont les spectateurs néanmoins eurent la bonté de ne se point moquer.

Dans l’introduction instrumentale de Sardanapale, mon inexpérience dans l’art de conduire l’orchestre fut cause que les seconds violons ayant manqué une entrée, tout l’orchestre se perdit et que je dus indiquer aux exécutants, comme point de ralliement, le dernier accord, en sautant tout le reste. Alexis Dupont chanta assez bien la cantate, mais le fameux incendie final, mal répété et mal rendu, produisit peu d’effet. Rien ne marchait plus ; je n’entendais que le bruit sourd des pulsations de mes artères, il me semblait m’enfoncer en terre peu à peu. De plus il se faisait tard et nous avions encore à exécuter le chœur de Weber et la Symphonie fantastique tout entière. Les règlements du Théâtre-Italien, dit-on, n’obligent pas les musiciens à jouer après minuit. En conséquence, mal disposés pour moi, par les raisons que l’on connaît, ils attendaient avec impatience le moment de s’échapper, quelles que dussent être les conséquences d’une aussi plate défection. Ils n’y manquèrent pas ; pendant que le chœur de Weber se chantait, ces lâches drôles, indignes de porter le nom d’artistes, disparurent tous clandestinement. Il était minuit. Les musiciens étrangers que je payais, restèrent seuls à leur poste et quand je me retournai pour commencer la symphonie je me vis entouré de cinq violons, de deux altos, de quatre basses et d’un trombone. Je ne savais quel parti prendre dans ma consternation. Le public ne faisant pas mine de vouloir s’en aller. Il en vint bientôt à s’impatienter et à réclamer l’exécution de la symphonie. Je n’avais garde de commencer. Enfin, au milieu du tumulte, une voix s’étant écriée du balcon : «La Marche au supplice !» Je répondis : «Je ne puis faire exécuter la Marche au supplice par cinq violons !... Ce n’est pas ma faute, l’orchestre a disparu, j’espère que le public...» J’étais rouge de honte et d’indignation. L’assemblée alors se leva désappointée. Le concert en resta là, et mes ennemis ne manquèrent pas de le tourner en ridicule en ajoutant que ma musique faisait fuir les musiciens.

Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu auparavant d’exemple d’une telle action amenée par d’aussi ignobles motifs. Maudits racleurs ! Méprisables polissons ! je regrette de ne pas avoir recueilli vos noms que leur obscurité protège.
Cette triste soirée me rapporta à peu près sept mille francs ; et cette somme disparut en quelques jours dans le gouffre de la dette de ma femme, sans le combler encore ; hélas ! je n’y parvins que plusieurs années après et en nous imposant de cruelles privations.

J’aurais voulu donner à Henriette l’occasion d’une éclatante revanche ; mais Paris ne pouvait lui offrir le concours d’aucun acteur anglais, il n’y en avait plus un seul ; elle eût dû s’adresser de nouveau à des amateurs tout à fait insuffisants et ne reparaître que dans des fragments mutilés de Shakespeare. C’eût été absurde, elle venait d’en acquérir la preuve. Il fallut donc y renoncer. Je tentai, moi au moins, et sur-le-champ, de répondre aux rumeurs hostiles qui de toutes parts s’élevaient, par un succès incontestable. J’engageai, en le payant chèrement, un orchestre de premier ordre, composé de l’élite des musiciens de Paris, parmi lesquels je pouvais compter un bon nombre d’amis, ou tout au moins de juges impartiaux de mes ouvrages, et j’annonçai un concert dans la salle du Conservatoire. Je m’exposais beaucoup en faisant une pareille dépense que la recette du concert pouvait fort bien ne pas couvrir. Mais ma femme elle-même m’y encouragea et se montra dès ce moment ce qu’elle a toujours été, ennemie des demi-mesures et des petits moyens, et dès que la gloire de l’artiste ou l’intérêt de l’art sont en question, brave devant la gêne et la misère jusqu’à la témérité.

J’eus peur de compromettre l’exécution en conduisant l’orchestre moi-même. Habeneck refusa obstinément de le diriger ; mais Girard, qui était alors fort de mes amis, consentit à accepter cette tâche et s’en acquitta bien. La Symphonie fantastique figurait encore dans le programme ; elle enleva d’assaut d’un bout à l’autre les applaudissements. Le succès fut complet, j’étais réhabilité. Mes musiciens (il n’y en avait pas un seul du Théâtre-Italien, cela se devine) rayonnaient de joie en quittant l’orchestre. Enfin, pour comble de bonheur, un homme quand le public fut sorti, un homme à la longue chevelure, à l’œil perçant, à la figure étrange et ravagée, un possédé du génie, un colosse parmi les géants, que je n’avais jamais vu, et dont le premier aspect me troubla profondément, m’attendit seul dans la salle, m’arrêta au passage pour me serrer la main, m’accabla d’éloges brûlants qui m’incendièrent le cœur et la tête ; c’était Paganini ! ! (22 décembre 1833.)

De ce jour-là datent mes relations avec le grand artiste qui a exercé une si heureuse influence sur ma destinée et dont la noble générosité à mon égard a donné lieu, on saura bientôt comment, à tant de méchants et absurdes commentaires.
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46— Non, monsieur, je fais ce qui est écrit !

— Mais je vous dis que non, vous vous trompez d’un ton !

— Cependant je suis sûr de faire l’ut !

— En quel ton est la trompette dont vous vous servez ?

— En mi b !

— Eh ! parlez donc, c’est là qu’est l’erreur, vous devez prendre la trompette en fa.

— Ah ! je n’avais pas bien lu l’indication ; c’est vrai, excusez-moi.

— Allons ! quel diable de vacarme faites-vous là-bas, vous, le timbalier !

— Monsieur j’ai un fortissimo.

— Point du tout, c’est un mezzo forte, il n’y a pas deux F, mais un M et un F. D’ailleurs vous vous servez des baguettes de bois et il faut employer là les baguettes à tête d’éponge ; c’est une différence du noir au blanc.

— Nous ne connaissons pas cela, dit le maître de chapelle ; qu’appelez-vous des baguettes à tête d’éponge ? nous n’avons jamais vu qu’une seule espèce de baguettes.

— Je m’en doutais ; j’en ai apporté de Paris. Prenez-en une paire que j’ai déposée là sur cette table. Maintenant, y sommes-nous ?... Mon Dieu ! c’est vingt fois trop fort ! Et les sourdines que vous n’avez pas prises !...

— Nous n’en avons pas, le garçon d’orchestre a oublié d’en mettre sur les pupitres ; on s’en procurera demain, etc., etc.»

Après trois ou quatre heures de ces tiraillements antiharmoniques, on n’a pas pu rendre un seul morceau intelligible. Tout est brisé, désarticulé, faux, froid, plat, bruyant discordant, hideux ! Et il faut laisser sur une pareille impression soixante ou quatre-vingts musiciens qui s’en vont, fatigués et mécontents, dire partout qu’ils ne savent pas ce que cela veut dire, que cette musique est un enfer, un chaos, qu’ils n’ont jamais rien essuyé de pareil. Le lendemain le progrès se manifeste à peine ; ce n’est guère que le troisième jour qu’il se dessine formellement. Alors, seulement, le pauvre compositeur commence à respirer ; les harmonies bien posées deviennent claires, les rhythmes bondissent, les mélodies pleurent et sourient ; la masse unie, compacte, s’élance hardiment ; après tant de tâtonnements, tant de bégayements, l’orchestre grandit, il marche, il parle, il devient homme ! L’intelligence ramène le courage aux musiciens étonnés ; l’auteur demande une quatrième épreuve ; ses interprètes, qui, à tout prendre, sont les meilleures gens du monde, l’accordent avec empressement. Cette fois, fiat lux ! «Attention aux nuances ! Vous n’avez plus peur ? — Non ! donnez-nous le vrai mouvement ? — Via !» Et la lumière se fait, l’art apparaît, la pensée brille, l’œuvre est comprise ! Et l’orchestre se lève, applaudissant et saluant le compositeur ; le maître de chapelle vient le féliciter ; les curieux qui se tenaient cachés dans les coins obscurs de la salle, s’approchent, montent sur le théâtre et échangent avec les musiciens des exclamations de plaisir et d’étonnement, en regardant d’un œil surpris le maître étranger qu’ils avaient d’abord pris pour un fou ou un barbare. C’est maintenant qu’il aurait besoin de repos. Qu’il s’en garde bien, le malheureux ! C’est l’heure pour lui de redoubler de soins et d’attention. Il doit revenir avant le concert, pour surveiller la disposition des pupitres, inspecter les parties d’orchestre, et s’assurer qu’elles ne sont point mélangées. Il doit parcourir les rangs, un crayon rouge à la main, et marquer sur la musique des instruments à vent les désignations de tons usitées en Allemagne, au lieu de celles dont on se sert en France ; mettre partout : in C, in D, in Des, in Fis, au lieu de en ut, en ré, en ré bémol, en fa dièse. Il a à transposer pour le hautbois un solo de cor anglais, parce que cet instrument ne se trouve pas dans l’orchestre qu’il va diriger, et que l’exécutant hésite souvent à transposer lui-même. Il faut qu’il aille faire répéter isolément les chœurs et les chanteurs, s’ils ont manqué d’assurance. Mais le public arrive, l’heure sonne ; exténué, abîmé de fatigues de corps et d’esprit, le compositeur se présente au pupitre-chef, se soutenant à peine, incertain, éteint, dégoûté, jusqu’au moment où les applaudissements de l’auditoire, la verve des exécutants, l’amour qu’il a pour son œuvre le transforment tout à coup en machine électrique, d’où s’élancent invisibles, mais réelles, de foudroyantes irradiations. Et la compensation commence. Ah ! c’est alors, j’en conviens, que l’auteur-directeur vit d’une vie aux virtuoses inconnue ! Avec quelle joie furieuse il s’abandonne au bonheur de jouer de l’orchestre ! Comme il presse, comme il embrasse, comme il étreint cet immense et fougueux instrument ! L’attention multiple lui revient ; il a l’œil partout ; il indique d’un regard les entrées vocales et instrumentales, en haut, en bas, à droite, à gauche ; il jette avec son bras droit de terribles accords qui semblent éclater au loin comme d’harmonieux projectiles : puis il arrête, dans les points d’orgue, tout ce mouvement qu’il a communiqué ; il enchaîne toutes les attentions ; il suspend tous les bras, tous les souffles, écoute un instant le silence... et redonne plus ardente carrière au tourbillon qu’il a dompté.
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Je donne mon second concert. — La symphonie fantastique. — Liszt vient me voir. — Commencement de notre liaison. — Les critiques parisiens. — Mot de Cherubini. — Je pars pour l’Italie.

Malgré les pressantes sollicitations que j’adressai au ministre de l’intérieur pour qu’il me dispensât du voyage d’Italie, auquel ma qualité de lauréat de l’Institut m’obligeait, je dus me préparer à partir pour Rome.

Je ne voulus pourtant pas quitter Paris sans reproduire en public ma cantate de Sardanapale, dont le finale avait été abîmé à la distribution des prix de l’Institut. J’organisai, en conséquence, un concert au Conservatoire, où cette œuvre académique figura à côté de la symphonie fantastique qu’on n’avait pas encore entendue. Habeneck se chargea de diriger ce concert dont tous les exécutants, avec une bonne grâce dont je ne saurais trop les remercier, me prêtèrent une troisième fois leur concours gratuitement.

Ce fut la veille de ce jour que Liszt vint me voir. Nous ne nous connaissions pas encore. Je lui parlai du Faust de Gœthe, qu’il m’avoua n’avoir pas lu, et pour lequel il se passionna autant que moi bientôt après. Nous éprouvions une vive sympathie l’un pour l’autre, et depuis lors notre liaison n’a fait que se resserrer et se consolider.

Il assista à ce concert où il se fit remarquer de tout l’auditoire par ses applaudissements et ses enthousiastes démonstrations.

L’exécution ne fut pas irréprochable sans doute, ce n’était pas avec deux répétitions seulement qu’on pouvait en obtenir une parfaite pour des œuvres aussi compliquées. L’ensemble toutefois fut suffisant pour en laisser apercevoir les traits principaux. Trois morceaux de la symphonie, le Bal, la Marche au supplice et le Sabbat, firent une grande sensation. La Marche au supplice surtout bouleversa la salle. La Scène aux champs ne produisit aucun effet. Elle ressemblait peu, il est vrai, à ce qu’elle est aujourd’hui. Je pris aussitôt la résolution de la récrire, et F. Hiller, qui était alors à Paris, me donna à cet égard d’excellents conseils dont j’ai tâché de profiter.

La cantate fut bien rendue ; l’incendie s’alluma, l’écroulement eut lieu ; le succès fut très-grand. Quelques jours après, les aristarques de la presse se prononcèrent, les uns pour, les autres contre moi, avec passion. Mais les reproches que me faisait la critique hostile, au lieu de porter sur les défauts évidents des deux ouvrages entendus dans ce concert, défauts très-graves et que j’ai corrigés dans la symphonie, avec tout le soin dont je suis capable en retravaillant ma partition pendant plusieurs années, ces reproches, dis-je, tombaient presque tous à faux. Ils s’adressaient tantôt à des idées absurdes qu’on me supposait et que je n’eus jamais, tantôt à la rudesse de certaines modulations qui n’existaient pas, à l’inobservance systématique de certaines règles fondamentales de l’art que j’avais religieusement observées et à l’absence de certaines formes musicales qui étaient seules employées dans les passages où on en niait la présence. Au reste, je dois l’avouer, mes partisans m’ont aussi bien souvent attribué des intentions que je n’ai jamais eues, et parfaitement ridicules. Ce que la critique française a dépensé, depuis cette époque, à exalter ou à déchirer mes œuvres, de non sens, de folies, de systèmes extravagants, de sottise et d’aveuglement, passe toute croyance. Deux ou trois hommes seulement ont tout d’abord parlé de moi avec une sage et intelligente réserve. Mais les critiques clairvoyants, doués de savoir, de sensibilité, d’imagination et d’impartialité, capables de me juger sainement, de bien apprécier la portée de mes tentatives et la direction de mon esprit, ne sont pas aujourd’hui faciles à trouver. En tous cas ils n’existaient pas dans les premières années de ma carrière ; les exécutions rares et fort imparfaites de mes essais leur eussent d’ailleurs laissé beaucoup à deviner.

Tout ce qu’il y avait alors à Paris de jeunes gens doués d’un peu de culture musicale et de ce sixième sens qu’on nomme le sens artiste, musiciens ou non, me comprenait mieux et plus vite que ces froids prosateurs pleins de vanité et d’une ignorance prétentieuse. Les professeurs de musique dont les œuvres-bornes étaient rudement heurtées et écornées par quelques-unes des formes de mon style, commencèrent à me prendre en horreur. Mon impiété à l’égard de certaines croyances scolastiques surtout les exaspérait. Et Dieu sait s’il y a quelque chose de plus violent et de plus acharné qu’un pareil fanatisme. On juge de la colère que devaient causer à Cherubini ces questions hétérodoxes, soulevées à mon sujet, et tout ce bruit dont j’étais la cause. Ses affidés lui avaient rendu compte de la dernière répétition de l’abominable symphonie ; le lendemain, il passait devant la porte de la salle des concerts au moment où le public y entrait, quand quelqu’un l’arrêtant, lui dit : «Eh bien, monsieur Cherubini, vous ne venez pas entendre la nouvelle composition de Berlioz ? — Zé n’ai pas besoin d’aller savoir comment il né faut pas faire !» répondit-il, avec l’air d’un chat auquel on veut faire avaler de la moutarde. Ce fut bien pis, après le succès du concert : il semblait qu’il eût avalé la moutarde ; il ne parlait plus, il éternuait. Au bout de quelques jours, il me fit appeler : «Vous allez partir pour l’Italie, me dit-il ? — Oui, monsieur. — On va vous effacer des rézistres du Conservatoire, vos études sont terminées. Mais il mé semble qué, qué, qué, vous deviez venir mé faire une visite. On-on-on-on né sort pas d’ici comme d’une écurie !...» — Je fus sur le point de répondre : «Pourquoi non ? puisqu’on nous y traite comme des chevaux !» mais j’eus le bon sens de me contenir et d’assurer même à notre aimable directeur que je n’avais point eu la pensée de quitter Paris sans venir prendre congé de lui et le remercier de ses bontés.

Il fallut donc, bon gré mal gré, me diriger vers l’académie de Rome, où je devais avoir le loisir d’oublier les gracieusetés du bon Cherubini, les coups de lance à fer émoulu du chevalier français Boïeldieu, les grotesques dissertations des feuilletonistes, les chaleureuses démonstrations de mes amis, les invectives de mes ennemis, et le monde musical et même la musique.

Cette institution eut sans doute, dans le principe, un but d’utilité pour l’art et les artistes. Il ne m’appartient pas de juger jusqu’à quel point les intentions du fondateur ont été remplies à l’égard des peintres, sculpteurs, graveurs et architectes ; quant aux musiciens, le voyage d’Italie, favorable au développement de leur imagination par le trésor de poésie que la nature, l’art et les souvenirs étalent à l’envi sous leurs pas, est au moins inutile sous le rapport des études spéciales qu’ils y peuvent faire. Mais le fait ressortira plus évident du tableau fidèle de la vie que mènent à Rome les artistes français. Avant de s’y rendre, les cinq ou six nouveaux lauréats se réunissent pour combiner ensemble les arrangements du grand voyage qui se fait d’ordinaire en commun. Un voiturin se charge, moyennant une somme assez modique, de faire parvenir en Italie sa cargaison de grands hommes, en les entassant dans une lourde carriole, ni plus, ni moins que des bourgeois du marais. Comme il ne change jamais de chevaux, il lui faut beaucoup de temps pour traverser la France, passer les Alpes, et parvenir dans les États-Romains ; mais ce voyage à petites journées doit être fécond en incidents pour une demi-douzaine de jeunes voyageurs, dont l’esprit, à cette époque, est loin d’être tourné à la mélancolie. Si j’en parle sous la forme dubitative, c’est que je ne l’ai pas fait ainsi moi-même ; diverses circonstances me retinrent à Paris, après la cérémonie auguste de mon couronnement, jusqu’au milieu de janvier ; et après être allé passer quelques semaines à la Côte-Saint-André, où mes parents, tout fiers de la palme académique que je venais d’obtenir, me firent le meilleur accueil, je m’acheminai vers l’Italie, seul et assez triste.
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Il y a sous ces vers :

«J’entends retentir dans mon sein Le cri plaintif de la nature !»

un solo de hautbois d’un effet poignant et vraiment admirable. Au piano, au lieu d’une plainte touchante chacune des notes de ce solo vous donnera un son de clochette et rien de plus. Voilà l’idée, la pensée, l’inspiration anéanties ou déformées. Je ne parle pas des grands effets d’orchestre, des oppositions si piquantes établies entre les instruments à cordes et le groupe des instruments à vent, des couleurs tranchées qui séparent les instruments de cuivre des instruments de bois, des effets mystérieux ou grandioses des instruments à percussion dans la nuance douce, de leur puissance énorme dans la force, des effets saisissants qui résultent de l’éloignement des masses harmoniques placées à distance les unes des autres, ni de cent autres détails dans lesquels il serait superflu d’entrer. Je dirai seulement qu’ici l’injustice et l’absurdité du règlement se montrent dans toute leur laideur. N’est-il pas évident que le piano, anéantissant tous les effets d’instrumentation, nivelle, par cela seul, tous les compositeurs. Celui qui sera habile, profond, ingénieux instrumentaliste, est rabaissé à la taille de l’ignorant qui n’a pas les premières notions de cette branche de l’art. Ce dernier peut avoir écrit des trombones au lieu de clarinettes, des ophicléïdes au lieu de bassons, avoir commis les plus énormes bévues, ne pas connaître seulement l’étendue de la gamme des divers instruments, pendant que l’autre aura composé un magnifique orchestre, sans qu’il soit possible, avec une pareille exécution, d’apercevoir la différence qu’il y a entre eux. Le piano, pour les instrumentalistes, est donc une vraie guillotine destinée à abattre toutes les nobles têtes et dont la plèbe seule n’a rien à redouter.

Quoi qu’il en soit, les scènes ainsi exécutées, on va au scrutin (je parle au présent, puisque rien n’est changé à cet égard). Le prix est donné. Vous croyez que c’est fini ? Erreur. Huit jours après, toutes les sections de l’Académie des beaux-arts se réunissent pour le jugement définitif. Les peintres, statuaires, architectes, graveurs en médailles et graveurs en taille-douce, forment cette fois un imposant jury de trente à trente-cinq membres dont les six musiciens cependant ne sont pas exclus. Ces six membres de la section de musique peuvent, jusqu’à un certain point, venir en aide à l’exécution incomplète et perfide du piano, en lisant les partitions ; mais cette ressource ne saurait exister pour les autres académiciens, puisqu’ils ne savent pas la musique.

Quand les exécuteurs, chanteur et pianiste, ont fait entendre une seconde fois, de la même façon que la première, chaque partition, l’urne fatale circule, on compte les bulletins, et le jugement que la section de musique avait porté huit jours auparavant se trouve, en dernière analyse, confirmé, modifié ou cassé par la majorité.

Ainsi le prix de musique est donné par des gens qui ne sont pas musiciens, et qui n’ont pas même été mis dans le cas d’entendre, telles qu’elles ont été conçues, les partitions entre lesquelles un absurde règlement les oblige de faire un choix.

Il faut ajouter, pour être juste, que si les peintres, graveurs, etc., jugent les musiciens, ceux-ci leur rendent la pareille au concours de peinture, de gravure, etc., où les prix sont donnés également à la pluralité des voix, par toutes les sections, réunies de l’Académie des beaux-arts. Je sens pourtant en mon âme et conscience que, si j’avais l’honneur d’appartenir à ce docte corps, il me serait bien difficile de motiver mon vote en donnant le prix à un graveur ou à un architecte, et que je ne pourrais guère faire preuve d’impartialité qu’en tirant le plus méritant à la courte paille.

Au jour solennel de la distribution des prix, la cantate préférée par les sculpteurs, peintres et graveurs est ensuite exécutée complètement. C’est un peu tard ; il eût mieux valu, sans doute, convoquer l’orchestre avant de se prononcer ; et les dépenses occasionnées par cette exécution tardive sont assez inutiles, puisqu’il n’y a plus à revenir sur la décision prise ; mais l’Académie est curieuse ; elle veut connaître l’ouvrage qu’elle a couronné... C’est un désir bien naturel !...
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