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Jacques Julliard (Préfacier, etc.)Jean-Loup Bernanos (Éditeur scientifique)
EAN : 9782253933038
284 pages
Le Livre de Poche (01/01/1999)
3.97/5   145 notes
Résumé :
Un demi-siècle après Bernanos, nous pouvons témoigner qu'il a dit vrai, nous pouvons même nous avancer encore plus loin que lui : l'ennemi le plus implacable et le plus destructeur de toute vie de l'esprit, c'est le capitalisme industriel.
Pourquoi ? Parce qu'il détruit toute trace de vie spirituelle avec le consentement et la complicité des intéressés. La tyrannie, les dictatures modernes, le totalitarisme lui-même ne sont jamais parvenus à tuer l'esprit, ma... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (20) Voir plus Ajouter une critique
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Violemment ébranlé par la montée des nationalismes, dégoûté par le nazisme et le fascisme qui en ont été la consécration, affolé par ces dictatures qui ont allègrement piétiné les droits de l'homme, mais aussi bouleversé par ces démocraties qui ont choisi de mettre un terme à la deuxième guerre mondiale en lançant sur des populations civiles la bombe atomique, inquiet de la place que prennent déjà le confort, le profit, la machine dans l'ère qui s'annonce, Bernanos, presque au terme de sa vie, trempe sa plume dans le vitriol et adresse une harangue aussi mordante que visionnaire aux jeunes gens et jeunes filles qui feront l'histoire de demain...

Imbéciles, nous dit-il, avec une tendresse teintée de mépris, imbéciles, vous abdiquez chaque jour un peu de votre liberté, de votre responsabilité, accordant ainsi aux états un pouvoir inconsidéré sur la vie individuelle.

Dans votre désir de confort, se devine un conformisme qui a déjà transformé l'égalité en conformité: quel progrès y a-t-il à vous voir tous pareils, si ce n'est qu'on peut plus facilement vous guider, vous manipuler, vous conditionner?

Imbéciles, le marché, le libéralisme économique, sont les nouveaux monstres qui se nourrissent de l'abdication de votre jugement et de votre liberté...

C'est de votre aveuglement, de vos faiblesses qu'ils croissent et se fortifient, puissamment secondés par les machines...

Un texte fort. Visionnaire. Qui secoue l'imbécile en nous!

L'appel à la révolte, chez Bernanos, bien sûr, va de pair avec celui de la Foi- mais chacun peut l'entendre à sa facon, croyant ou non : la foi de Bernanos est celle des pauvres, celles des anarchistes, celle des révoltés : on peut l' entendre comme une forme de courage, courage à espérer et courage à agir.

À relire...ou écouter dans le remarquable spectacle créé par Hiam Abbas, Jean-Baptiste Sastre et Gilles Bernanos ( petit-fils de..).

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Ecrire sur ce texte est un vrai défi. On pourrait empiler les adjectifs : pamphlétaire, cogneur, affligé, révolté, ceci pour la forme ; humaniste, écologiste, incroyablement prophétique pour le fond. Bernanos s'érige en critique de la technique comme d'autres avant lui, tout en poussant le bouchon de manière originale et intuitive, à un point véritablement sidérant : la course aux bien matériels, l'abandon de tout esprit critique, l'abandon de la liberté vraie, c'est-à-dire l'asservissement de l'homme aux machines et aux gadgets, la mondialisation de l'économie, l'illusion de la vitesse, la maladie de la gestion, l'abandon des valeurs morales, la déresponsabilisation des individus (désormais éloignés des conséquences de leurs actes, qu'ils ne veulent plus voir de toute façon), et "cette forme abjecte de la Propagande qui s'appelle la Publicité"... Bernanos désigne dès 1945 les maux qui accablent la société occidentale de 2015, celle-là même qui sert à présent de modèle (clinquant) à une humanité qui est en passe de perdre tout repère à sa mesure, la pente étant inexorable, dramatiquement. On pourrait aussi empiler les citations... il faudrait alors recopier un quart de l'ouvrage.

Il faut, pour être juste, souligner également les quelques égarements de l'auteur qui peuvent très facilement être excusés, résultat d'un optimisme viscéral (la confiance dans les jeunes générations qui sauront démystifier les fausses idoles et recouvrer leur liberté d'hommes... chose que l'on attend toujours), ou bien du contrecoup subit au sortir des terribles horreurs de la 2e guerre mondiale. Il reste de ce magistral coup de gueule des imprécations édifiantes qui secouent mille fois plus que certain gentil opuscule nous exhortant à nous indigner avec un point d'exclamation.

Quelques unes, pour la route – rappelez-vous, écrites en 1945 :

* La plus redoutable des machines est la machine à bourrer les crânes, à liquéfier les cerveaux

* Etre informé de tout et condamné ainsi à ne rien comprendre, tel est le sort des imbéciles

* Qui de nous est sûr, non seulement de résister à tous les slogans, mais aussi à la tentation d'opposer un slogan à un autre ?

* L'état technique n'aura demain qu'un seul ennemi : "l'homme qui ne fait pas comme tout le monde" – ou encore : "l'homme qui a du temps à perdre" – ou plus simplement si vous voulez : "l'homme qui croit à autre chose qu'à la technique".

* Il y a 150 ans, tous ces marchands de coton de Manchester – Mecque du capitalisme universel – qui faisaient travailler dans leurs usines seize heures par jour des enfants de douze ans que les contremaitres devaient, la nuit venue, tenir éveillés à coup de baguette, couchaient tout de même avec la Bible sous leur oreiller. Lorsqu'il leur arrivait de penser à ces milliers de misérables que la spéculation sur les salaires condamnait à une mort lente et sure, ils se disaient qu'on ne peut rien contre les lois du déterminisme économique voulu par la Sainte Providence, et ils glorifiaient le bon Dieu qui les faisaient riches... Les marchands de coton de Manchester sont morts depuis longtemps, mais le monde moderne ne peut les renier, car ils l'ont engendré matériellement et spirituellement.

* Un jour on plongera dans la ruine du jour au lendemain des familles entières parce qu'à des milliers de kilomètres pourra être produite la même chose pour deux centimes de moins à la tonne.

* Nous n'assistons pas à la fin naturelle d'une grande civilisation humaine, mais à la naissance d'une civilisation inhumaine qui ne saurait s'établir que grâce à une vaste, à une immense, à une universelle stérilisation des hautes valeurs de la vie.
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Bien difficile d'oser prendre la parole après tant d'intelligence et de style.

L'étiquette qui est souvent collée à Bernanos me semble ici complètement battue en brèche, par l'importance et la valeur qu'il accorde d'abord et avant tout à la Révolution française ; et surtout le rôle, la portée qu'il lui restitue. Si réactionnaire il semble être, ce n'est pas par ce bout là (un prétendu passéisme rabougri) que l'on peut le piéger ! Ne disait-il d'ailleurs pas, à cette critique sur son prétendu passéisme : "oui j'aime le passé, mais je ne pense qu'à l'avenir"...? Car la Révolution qu'il loue est une promesse non tenue ; le progrès/la modernité qu'il conspue en est même sa subversion.

Oui ! Bernanos ne se pâme pas devant la modernité comme l'on baille aujourd'hui, benoitement, devant toute manifestation (souvent technologique) de ce qui devrait être perçu, compris, entendu comme du progrès. Car, finalement, la modernité qu'on nous vend, le progrès dont on nous rebat les oreilles, le sens de l'histoire devant lequel tous devrions nous incliner n'a rien d'une sinécure : au contraire.

La modernité dans laquelle nous sommes jetés sans égard est celle d'un monde indifférencié, donc inhumain. C'est, pour le dire sans se payer de mots, un crime contre l'humanité ! Qu'a-t-elle à offrir à chacun ? « Une vie tout entière orientée par la notion de rendement, d'efficience et finalement de profit ». Que fait-elle de nous tous ? « Une société d'êtres non pas égaux, mais pareils ». La modernité dont on nous fait la réclame n'est finalement rien d'autre que « la Civilisation des machines [c'est-à-dire] la civilisation de la quantité opposée à celle de la qualité ». Que reste-t-il d'humain dans ce projet ?

Certes, Lewis Mumford, Simone Weil, Jacques Ellul, Bernard Charbonneau, Gunther Anders, Ivan Illich, George Orwell, et encore bien d'autres ont fait le même constat, certains plus tôt, d'autres plus tard. Mais Bernanos en tire une conclusion provocante, que dis-je, déploie un leitmotive (puisqu'il sait que nous savons, avertis déjà, vivants – encore un peu – et supportant cette infamie) que la seule chose que l'on puisse finir par dire c'est que nous sommes des « imbéciles ». Ah il ne mâche pas ses mots l'ami Georges, il ne nous ménage nullement, ne nous épargne rien (que l'on soit un thuriféraire du progrès ou une de ses victimes passives, restant là, à ne rien faire d'autre que supporter son mauvais sort, son malheur au sens propre).

Qu'est-ce que la France ? La Révolution lui avait donné les couleurs de l'espérance, d'une humanité fière, réconciliée, parce qu'autonome, affranchie de toutes les tyrannies, des pouvoirs iniques sous toutes ses formes ; et libre d'entreprendre l'érection d'une existence réelle, digne.
Qu'en a fait le progrès technologique ? Une nation d'imbéciles, parce que « les imbéciles y dominent […] par le nombre, [parce] ils y sont le nombre ». Et sur l'issue, Bernanos a peu d'espoir, ce qui explique sans doute sa colère : « vous resterez bouche bée, imbécile devant des destructions encore inconcevables à l'instant où j'écris ces lignes, et vous direz exactement ce que vous dites aujourd'hui, vous lirez dans les journaux les mêmes slogans mis définitivement au point pour les gens de votre sorte, car la dernière catas­trophe a comme cristallisé l'imbécile ; l'imbécile n'évoluera plus désormais, voilà ce que je pense ; nous sommes désormais en possession d'une certaine espèce d'imbécile capable de résister à toutes les catastrophes jusqu'à ce que cette malheureuse planète soit volatilisée, elle aussi, par quelque feu mysté­rieux dont le futur inventeur est probablement un enfant au maillot ».

Quand on lit, à longueur de manchette de journaux, les ravages de l'automatisation, de la numérisation, de la digitalisation, sur les hommes comme sur la nature, peut-on facilement le prendre de haut et dire qu'il avait tort ?
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J'apprécie bien davantage, apparemment, Bernanos essayiste que romancier : dans les deux fictions que j'ai lues de lui, le style volontairement alangui, d'une profondeur affectée et douteuse, ce long style de vent d'hiver attrapant d'assez lugubres sifflements de rocher, avait le défaut de mettre sans grands motifs la patience du lecteur à l'épreuve, au point de réaliser une sorte de littérature de la contemplation du vide, où nulle action n'a lieu, où il faut avoir la vigilance de mirer de l'air au lieu de phénomènes tangibles même de nature psychologique au sens large, au point qu'on s'interroge si l'on peut réellement trouver de la matière à cette sorte d'ouvrage ou bien si l'on ne fait perpétuellement qu'y trouver ce qu'on y cherche – tendance banale des critiques universitaires désoeuvrés et en mal d'admirations.
Or, ce style pseudo-sage de la temporisation, pour ne pas écrire : de la dissimulation, ne se rencontre point dans cet essai enlevé à la Charles Péguy où le mot vaillant accuse sans crainte d'inimitiés ni de solitude, n'hésitant pas à interpeller bravement le lecteur pour le blesser de son insuffisance. C'est tout le système de la société moderne, de la société des irresponsables, de la société de la disproportion mécanique et de l'absence de conscience, que Bernanos questionne et condamne, comparant les siècles entre eux et insistant notamment sur la mentalité que de vastes périodes ont traduite, étude pourtant qui n'est peut-être pas d'une impartialité absolue s'agissant d'un écrivain chrétien et paraissant à maints égards monarchiste. Ce que la machine induit, c'est l'esprit de négligence, c'est le renoncement foncier à la liberté – en quoi l'on discerne dans ce livre une étonnante analogie avec Péguy qui, lui aussi dans Ma jeunesse, expliquait que le sens du mot liberté s'est tellement galvaudé dans les esprits qu'il n'en reste plus qu'un concept ou qu'une notion intellectuelle fort éloignée du sentiment poignant de liberté autrefois installé et vissé en l'âme comme un point d'honneur et qui n'aurait pas toléré, par exemple, une atteinte aussi grave que le principe de la conscription –, c'est le mal démultiplié en série en favorisant chez l'homme l'impression d'une obéissance servile et d'une innocuité, c'est l'imbécillité générale que soutient le temps du confort et du divertissement, et c'est la permission (la permissivité ?) offerte par la démocratie à chacun de vaquer à ses occupations d'insignifiance sans assumer le moindrement sa part de réflexion et de culpabilité au sein de ce système déshumanisant, indigne et ignoble : la contemporanéité des robots, c'est l'immonde qui devient monde. le propos de l'ouvrage saurait à peu près se résumer à : la démultiplication des moyens d'action dans la société contemporaine conduit à la disparition de l'homme en tant qu'acte. En ce sens, le robot n'est pas seulement en France, il est le Français même, la machine ayant contaminé de son morne esprit d'outil son utilisateur changé lui-même, jusque dans sa conscience, en moyen – moyen de production, moyen au service d'une autorité, moyen au profit d'intérêts mesquins et d'un ordre « industriel ». La France contre les robots est la relation consternée de cette évolution, de cette régression, de cette décadence, où la forme mentale du contemporain, constituée avant la seconde guerre mondiale tout juste terminée au moment de la publication, se prolonge, se cristallise et se revendique, où une race d'individu autrefois imprégnée d'une certaine morale s'incarne successivement en citoyen, puis en bourgeois, puis en fonctionnaire, où plus rien n'importe autant que l'abandon de ses efforts et la défausse de sa responsabilité, où la multitude démocratique constitue un prétexte homogène pour l'oubli de toute casuistique, et où enfin plus rien ne relève tant de la volonté d'une âme (si ce terme-ci n'est pas encore galvaudé) que de la réponse automatisée à une émanation mécanique, à une omniprésence de rouage qui a pour excuse et pour fatalité ce qu'on appelle « le progrès ».
Bernanos excelle, c'est à renverser certains paradigmes que la société du progrès justement, celle qui considère la chronologie des siècles comme une pente inexorable vers où nous sommes, vers tous ces penchants uniformes où nous sommes rendus et qui semblent, du point de vue d'une basse paresse et d'un opportunisme piètre, destinés à se poursuivre que nous le souhaitions ou non, celle qui admet en substance que tout ce qui advient est nécessaire selon l'ordre invincible et inopposable des inclinations humaines, a établi comme un catéchisme ou comme une propagande par souci de bienheureuse et inactive symbiose, professant seulement : « Contentez-vous de prévoir ce que vous ne pouvez empêcher, avancez-vous dans l'acceptation d'une telle destinée collective, ou bien résignez-vous avec le plus de bonheur possible ! » Ainsi l'écrivain multiple-t-il les remises en cause des naïvetés de la doxa, affirmant que le moyen âge en France, grâce à l'équilibre du pouvoir de parlements et de conseils multiples et indépendants, ne consistait pas tant qu'on veut nous le faire croire en une époque d'oppression et de tyrannie – je fus, je l'avoue, effaré de constater l'existence de ces parlements dont on n'enseigne rien à tous les niveaux de l'École obligatoire : on m'avait plutôt appris que notre monarchie avait été un régime autocratique, avec ses lettres de cachet et la forme totalitaire de son autorité. J'ai là-dessus interrogé un professeur d'histoire : il a bien admis l'existence de ces parlements dont il a confessé ne savoir à peu près rien, mais automatiquement il a nié, comme je l'eusse fait à sa place, que notre monarchie eût été parlementaire – ce point sert à Bernanos pour prouver que le Français n'était pas foncièrement moins libre en ces temps qu'on estime automatiquement obscurs. Il déclare aussi non sans sources que la Révolution française ne fut pas le fruit d'une pauvreté pressurée au dernier stade de la misère, un mouvement de fronde désespérée d'une populace réduite à la violence pour s'épargner l'asphyxie et la mort, une sorte d'exaspération en somme poussée à l'explosion, mais, au contraire de tout l'enseignement que je me souviens d'avoir reçu, une revendication intervenant à une période de grand développement scientifique et humain, à la façon, et c'est logique aussi, dont les progrès ne se revendiquent et réalisent en général qu'après qu'un relatif confort soit installé, permettant le loisir de réclamer. Ou encore, Bernanos atteste que l'attitude des Français durant la seconde guerre mondiale, au front comme à l'arrière, ne fut jamais que l'expression molle d'une sorte de fatalisme de fonctionnaires où le citoyen fut rarement héroïque au combat ou en résistance, rarement impliqué par quelque idéal dans ce conflit, et plus rarement même un individu conservant une véritable faculté de décision et d'initiative. Et c'est ce qui jalonne sa compréhension de la société en évolution, en inflexion, en décadence : ces repères induisent selon lui une direction lamentable de l'homme contemporain, une sorte d'état d'esprit de plus en plus enraciné, de plus en plus décomplexé. Et comme je me suis trouvé confirmé par Bernanos qui a su trouver non seulement que l'homme contemporain est commencé bien avant le XXe siècle, mais qu'il constitue un déclin et « une universelle stérilisation des hautes valeurs de la vie », que son type-même s'agit « moins de corruption que de pétrification » (page 103) d'un ordre bien plutôt veule que vraiment malin, et dont la docile irresponsabilité est devenue parfaitement intériorisée et acceptée, pour ne pas dire encouragée, au lieu d'une sorte de volonté cruelle ou de conscience résolue : « “Ne te fâche pas, disait le gendarme de Vichy à son compatriote, je m'en vais te livrer à la police allemande, qui après t'avoir scientifiquement torturé te fusillera, mais que veux-tu ? le Gouvernement m'a donné une situation, et je ne peux naturellement pas risquer de perdre cette situation, sans parler de ma retraite future. Allons ! ouste ! Il ne faut pas chercher à comprendre.” La preuve que ce raisonnement est tout à fait dans le sens et l'esprit de la vie moderne, c'est que personne ne songe aujourd'hui à inquiéter ce policier ou ce gendarme. Lorsque ce brave serviteur de l'État rencontre le Général de Gaulle, il le salue, et le Général lui rend certainement son salut avec bienveillance (page 128-129) ! Et que, chez Bernanos, ce constat ne se départisse pas d'une tentative de responsabilisation du lecteur, d'une adresse à cet imbécile par défaut, d'alertes à sa pensée dégénérée notamment par le moyen de formules brutales, rappelant par exemple contre toute tranquillité que « le progrès n'est plus dans l'homme, il est dans la technique. » (pages 16-17), qu'à force de confondre la justice et l'égalité « nous supporterions volontiers d'être esclaves, pourvu que personne ne puisse se vanter de l'être moins que nous. » (page 42), ou que pour ce qui est de la conscience collective « épargnez-moi cette plaisanterie, ne me faites pas rigoler ! Il n'y a pas de conscience collective ; une collectivité n'a pas de conscience. » (pages 95-96), ou encore que « le dictateur n'est pas un chef. C'est une émanation, une création des masses. C'est la Masse incarnée. » (page 108), c'est ce qui renouvelle la méthode d'interjection la plus proprement littéraire, celle qui admet qu'un livre et particulièrement un essai doit laisser une empreinte, qu'une oeuvre ne peut se permettre d'être anodine, qu'un auteur honorable ne tolère pas même son innocuité. Or, selon un tel projet et grâce à l'analyse impartiale de ce que la conscience contemporaine est à ce point endormie qu'il faut à présent l'insulter, l'humilier et la heurter pour y soulever un moindre ferment de réflexion, les procédés d'écriture dirigent l'écrit vers l'efficacité, ce qui est bien le style de celui qui considère son propos une nécessité et pas, comme tant d'autres (et notamment comme tant de philosophes, et même la plupart sans doute), une simple décoration. C'est bien en cela que, je trouve, que Bernanos rompt avec lui-même : son romancier est une froide figure d'apparat, son essayiste est une brûlante conscience, en quoi Bernanos duel se désavoue et ne peut pas ne pas sentir son altérité et son jeu. Il se voit brillant dans la fiction après s'être senti vrai dans l'article, mais le premier est une parure, le second un état – ce que son égo doublé d'alter n'ignore pas. Quant à savoir si cet ouvrage mérite d'être acheté et lu, je dirais qu'après l'avoir si méthodiquement épuisé dans ma critique, je n'en laisse pas beaucoup à apprendre d'autre, même en le parcourant « dans le texte ». Pour moi, ce constat n'est qu'une supplémentaire confirmation, quoique sagace, de ce que mes analyses du contemporain avaient déjà révélé ex nihilo ou ex usus, à savoir, globalement, que depuis la fin du XIXe siècle l'homme se définit plutôt comme une tendance ou comme une pente que comme une conscience ou comme une volonté : il est une inclination sans direction, ce qui, selon le mot de Nietzsche, le rend inaccessible à la grandeur, puisque « grandeur signifie direction. »
Lien : http://henrywar.canalblog.com
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Georges Bernanos a d'abord publié ce livre au Brésil, à la fin de la deuxième guerre mondiale, pendant son exil. Il a pour sujet l'avenir de l'humanité et l'éventuel rôle que la France, pays de la Révolution et de la Liberté, aurait à jouer dans cet avenir.
Il m'a beaucoup rappelé le livre de Simone Weil, « L'enracinement », écrit à peu près à la même période. Les deux auteurs se rejoignent sur le rôle néfaste de l'Etat qui, en France, a remplacé le mot de patrie par celui de nation et dans d'autre pays a pu aboutir au totalitarisme. Si mes souvenirs sont exacts, Weil insistait sur le rapport des français aux impôts et à la police. Bernanos s'en prend davantage à la conscription et au fichage, à commencer par les cartes d'identité. Mais les deux auteurs partagent une même aversion face à l'oppression et la toute-puissance de l'Etat. Tous les deux s'interrogent aussi sur l'Histoire de France et peut-être se rejoignent-ils encore sur ce point : la France est traditionnellement un pays de révolte. En tout cas, pour Bernanos, c'est évident, il l'écrit clairement dans « La France contre les robots ».
Et Bernanos est révolté par la mise à mort industrielle de la guerre moderne. La Technique est la cible privilégiée de Bernanos. Peut-être un peu trop alarmiste, marqué par la guerre, Bernanos est quand même étonnant par son ton prophétique.
D'un point de vue formel, « La France contre les robots » est un modèle de pamphlet. Pas seulement un livre écrit pour provoquer l'indignation ou le rire aigre, mais aussi un discours qui sait enflammer et faire vibrer. L'édition du Castor Astral est complétée par des lettres et des conférences écrites au Brésil sur le même sujet et parfois inédites.
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Assez de grimaces, hypocrites! Torchez-vous une dernière fois les yeux, et revenons si vous le voulez bien à l'aviateur bombardier. Je disais donc que le brave type qui vient de réduire en cendres une ville endormie se sent parfaitement le droit de présider le repas de famille, entre sa femme et ses enfants, comme un ouvrier tranquille sa journée faite. "Quoi de plus naturel!" pense l'imbécile, dans sa logique imbécile, "ce brave type est un soldat, il y a toujours eu des soldats". Je l'accorde. Mais le signe inquiétant, et peut-être fatal, c'est que précisément rien ne distingue ce tueur du premier passant venu, et ce passant lui-même, jusqu'ici doux comme un agneau, n'attend qu'une consigne pour être tueur à son tour, et, devenant tueur, il ne cessera pas d'être agneau. Ne trouvez-vous pas cela étrange? Un tueur d'autrefois se distinguait facilement des autres citoyens, non seulement par le costume, mais par sa manière de vivre. Un vieux routier espagnol, un lansquenet allemand, ivrogne, bretteur et paillard, se mettaient, comme d'eux-mêmes, en dehors, ou en marge de la communauté. Ils agissaient ainsi par bravade sans doute, mais nous savons que la bravade et le cynisme sont toujours une défense, plus ou moins consciente, contre le jugement d'autrui, le masque d'une honte secrète, une manière d'aller au-devant d'un affront possible, de rendre terreur pour mépris. Car le routier espagnol, le lansquenet allemand se jugeaient, eux aussi, de simples instruments irresponsables entre les mains de leurs chefs, mais n'en étaient pas fiers. Ils préféraient qu'on les crût plutôt criminels que dociles. Ils voulaient que leur irresponsabilité parût venir plutôt de leur nature, de leurs penchants, de la volonté du Bon Dieu, auquel ils croyaient en le blasphémant. Le bombardier d'aujourd'hui, qui tue en une nuit plus de femme et d'enfants que le lansquenet en dix ans de guerre, ne souffrirait pas qu'on le prît pour un garçon mal élevé, querelleur. "Je suis bon comme le pain, dirait-il volontiers, bon comme le pain et même, si vous y tenez, comme la lune. Le grincement de la roulette du dentiste me donne des attaques de nerfs et je m'arrêterais sans respect humain dans la rue pour aider les petits enfants à faire pipi. Mais ce que je fais, ou ne fait pas , lorsque je suis revêtu d'un uniforme, c'est-à-dire au cours de mon activité comme fonctionnaire de l'État, ne regarde personne."
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Le système n'admet pas de mécontents. Le rendement d'un mécontent - les statistiques le prouvent - est inférieur de trente pour cent au rendement normal, et de cinquante ou soixante pour cent au rendement d'un citoyen qui ne se contente pas de trouver sa situation supportable - en attendant le Paradis -, mais qui la tient pour la meilleure possible. Dès lors, le premier venu comprend très bien quelle sorte de collaborateur le technicien est tenu logiquement de former. Il n'y a rien de plus mélancolique que d'entendre les imbéciles donner encore au mots de Démocratie son ancien sens. Imbéciles ! Comment diable pouvez-vous espérer que la Technique tolère un régime où le technicien serait désigné par le moyen du vote, c'est-à-dire non pas selon son expérience technique garantie par des diplômes, mais selon le degré de sympathie qu'il est capable d'inspirer à l'électeur? La société moderne est désormais un ensemble de problèmes techniques à résoudre. Quelle place le politicien roublard, comme d'ailleurs l'électeur idéaliste, peuvent-ils avoir là-dedans? Imbécile ! Pensez-vous que la marche de tous ces rouages économiques, étroitement dépendants les uns des autres et tournant à la vitesse de l'éclair, va dépendre demain de bon plaisir des braves gens rassemblés dans les comices pour acclamer tel ou tel programme électoral? Imaginez-vous que la Technique d'orientation professionnelle, après avoir désigné pour quelque emploi subalterne un citoyen jugé particulièrement mal doué, supportera que le vote de ce malheureux décide, en dernier ressort, de l'adoption ou du rejet d'une mesure proposée par la Technique elle-même? Imbéciles ! chaque progrès de la Technique vous éloigne un peu plus de la démocratie rêvée jadis par les ouvriers idéalistes du faubourg Saint-Antoine.
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Être informé de tout et condamné ainsi à ne rien comprendre, tel est le sort des imbéciles. Toute la vie d’un de ces infortunés ne suffirait pas probablement à lui permettre d’assimiler la moitié des notions contradictoires qui, pour une raison ou pour une autre, lui sont proposées en une semaine. Oui, je sais que je suis presque seul à dénoncer si violemment ce crime organisé contre l’esprit. Je sais que les imbéciles dont je prends ainsi la défense n’attendent que l’occasion de me pendre, ou peut-être de me manger, car où s’arrêtera leur colère ? N’importe ! je répète que ce ne sont pas les Machines à tuer qui me font peur. Aussi longtemps que tueront, brûleront, écorcheront, disséqueront les Machines à tuer, nous saurons du moins qu’il y a encore des hommes libres, ou du moins suspects de l’être. La plus redoutable des machines est la machine à bourrer les crânes, à liquéfier les cerveaux.
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La Civilisation des machines a besoin, sous peine de mort, d'écouler l'énorme production de sa machinerie et elle utilise dans ce but - pour employer l'expression vengeresse inventée au cours de la dernière guerre mondiale par le génie populaire - des machines à bourrer le crâne. Oh! Je sais, le mot vous fait sourire. Vous n'êtes même plus sensibles au caractère réellement démoniaque de cette énorme entreprise d'abêtissement universel, où l'on voit collaborer les intérêts les plus divers, des plus abjects aux plus élevés - Car les religions utilisent déjà les slogans. Politiciens, spéculateurs, gangsters, marchands, il ne s'agit que de faire vite, d'obtenir le résultat immédiat, coûte que coûte, soit qu'il s'agisse de lancer une marque de savon, ou de justifier une guerre, ou de négocier un emprunt de mille milliards. Ainsi les bons esprits s'avilissent, les esprits moyens deviennent imbéciles, et les imbéciles, le crâne bourré à éclater, la matière cérébrale giclant par les yeux et par les oreilles, se jettent les uns sur les autres, en hurlant de rage et d'épouvante.
Ne pas comprendre! Il faudrait un peu plus de coeur que n'en possèdent la plupart des hommes d'aujourd'hui pour ressentir la détresse de ces êtres malheureux auxquels on retire impitoyablement toute chance d'atteindre le petit nombre d'humbles vérités auxquelles ils ont droit, qu'un genre de vie proportionné à leurs modestes capacités leur aurait permis d'atteindre, et qui doivent subir, de la naissance à la mort, la furie des convoitises rivales, déchaînées dans la presse, la radio. Être informé de tout et condamné ainsi à ne rien comprendre, tel est le sort des imbéciles. Toute la vie d'un de ces infortunés ne suffirait pas probablement à lui permettre d'assimiler la moitié des notions contradictoires qui, pour une raison ou pour une autre, lui sont proposées en une semaine. Oui, je sais que je suis presque seul à dénoncer si violemment ce crime organisé contre l'esprit. Je sais que les imbéciles dont je prends ainsi la défense n'attendent que l'occasion de me prendre, ou peut-être de me manger, car où s'arrêtera leur colère? N'importe! Je répète que ce ne sont pas les Machines à tuer qui me font peur.
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Une société humaine ne périt pas comme le premier venu d'entre nous empoisonné par des champignons vénéneux... La chose est à la fois plus simple et plus compliquée. Quand la société impose à l'homme des sacrifices supérieurs aux services qu'elle lui rend, on a le droit de dire qu'elle cesse d'être humaine, qu'elle n'est plus faite pour l'homme, mais contre l'homme. Dans ces conditions, s'il arrive qu'elle se maintienne, ce ne peut être qu'aux dépens des citoyens ou de leur liberté !
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Videos de Georges Bernanos (43) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Georges Bernanos
« Rien ne me réconcilie, je suis vivant dans votre nuit abominable, je lève mes mains dans le désespoir, je lève les mains dans la transe et le transport de l'espérance sauvage et sourde ! » (Paul Claudel, Cinq Grandes Odes)
« Singulière figure que celle de Georges Bernanos (1888-1948) […]. Sorte de Protée des haines et de l'amour, il semble ne jamais offrir deux fois le même visage. Il y aurait plusieurs Bernanos : un Bernanos de droite, à cause des Camelots du Roi, un Bernanos de gauche à cause des Grands Cimetières sous la lune ; un Bernanos romancier des abîmes de la condition humaine, ou un Bernanos pamphlétaire névropathe ; un Bernanos anticlérical, un Bernanos pieux catholique ; un Bernanos antisémite, un Bernanos réactionnaire, un Bernanos prophète, un Bernanos énergumène, un Bernanos enthousiaste... L'inventaire est sans fin […]. Romancier, essayiste, journaliste, Bernanos est l'homme d'une oeuvre vaste mais unifiée, tout entière contenue dans cette tâche qu'il découvrit être la sienne : rendre témoignage à la vérité, en manifestant de toutes les manières possibles ce qui est pour lui la finalité de toute condition humaine. […] Bernanos ne se faisait aucune illusion quant à l'efficace immédiate de ses écrits sur la marche du monde. C'est, toujours et seulement, de la révolte de l'esprit, la seule qui vaille, qu'il est question chez lui. […] » (Romain Debluë)
« […] C'est sans doute ma vocation d'écrire, ce n'est ni mon goût ni mon plaisir, je ne puis m'empêcher d'en courir le risque, voilà tout. Et ce risque me paraît chaque fois plus grand, parce que l'expérience de la vie nous décourage de plaire, et qu'il est moins facile encore de convaincre. J'ai commencé d'écrire trop tard, beaucoup trop tard, à un âge où on ne peut plus être fier des quelques vérités qu'on possède, parce qu'on ne s'imagine plus les avoir conquises, on sait parfaitement qu'elles sont venues à vous, au moment favorable, alors que nous ne les attendions pas, que parfois même nous leur tournions le dos. Comment espérer imposer aux autres ce qui vous a été donné par hasard, ou par grâce ? […] Il faut vraiment n'avoir pas dépassé la quarantaine, pour croire que dix pages, cent pages, mille pages d'affirmations massives sont capables de forcer une conscience : c'est vouloir ouvrir la délicate serrure d'un coffre-fort avec une clef de porte cochère. L'âge aidant, il me paraît maintenant presque aussi ridicule et aussi vain de dire au public : « Crois-moi ! » qu'à une femme : « Aime-moi ! » et le résultat est le même, soit qu'on ordonne ou qu'on supplie. Rien n'est plus facile que de prêcher la vérité. le miracle, c'est de la faire aimer. […] » (Georges Bernanos, Comprendre, c'est aimer, paru dans La Prensa, à Buenos Aires, le 19 janvier 1941.)
0:04 - Réponse à une enquête 11:30 - Générique
Référence bibliographique : Georges Bernanos, Scandale de la vérité, essais, pamphlets, articles et témoignages, Éditions Robert Laffont, 2019
Image d'illustration : https://www.france-libre.net/bernanos-appel/
Bande sonore originale : Carlos Viola - The Four Witnesses (Piano Version)
Site : https://thegamekitchen.bandcamp.com/track/the-four-witnesses
#GeorgesBernanos #scandaledelavérité #LittératureFrançaise
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