Ce court roman épistolaire (124 pages) ne comporte en effet que deux lettres : l'une très longue d'une femme séduite par un homme qui va se révéler être un pervers narcissique de la dernière espèce.
Elle explique tout au long de sa lettre comment elle est « tombée amoureuse » de cet homme,
Marc-Aurèle (tout un symbole) au détour d'une soirée où elle était partie « noyer » son veuvage (noter que d'entrée de jeu, elle mélange l'objet de son amour avec le sentiment d'amour lui-même).
Veuf également, il va se rapprocher subrepticement d'elle par ce truchement et s'engouffrer dans la brèche qu'elle ouvre elle-même en laissant apparaitre son désespoir d'aimer. Elle va s'impliquer petit à petit dans cette histoire et se bercer d'illusions tout en voulant malgré tout rester sur ses gardes mais finira par sombrer de plus en plus dans le piège qu'elle sent se refermer sur elle.
Victime à demie lucide aux clairvoyances fulgurantes elle se voile quand même la face jusqu'au bout tout en se perdant dans une logorrhée sans fin pour obtenir des explications qu'elle n'a que trop bien pressenties sur un comportement de perversion et de cruauté flagrante.
Elle conservera une attitude confinée au masochisme tout en admettant ne pas avoir été complètement dupe des manoeuvres dudit
Marc-Aurèle. Bafouée, flouée, elle ira de déceptions en désillusions en découvrant finalement le portrait psychologique effrayant de
Marc-Aurèle qui ne connait ni limites, ni remords, ni pitié, un psychopathe qui ne recule devant aucune perfidie ni manigance.
La deuxième lettre (plutôt courte mais dense) est une réponse aux allégations évoquées dans la première lettre et oh surprise ! Elle n'infirme absolument pas l'attitude reprochée. Au contraire
Marc-Aurèle assume et revendique totalement son comportement, le justifie et l'argumente. Il évoque son désir de conserver son côté « secret » affirmant ainsi l'ascendant psychologique pris sur sa victime. Il pense être son ouvrage, ridiculisant l'affect, le sentiment, l'amour et rabaissant sa victime au rang de simple « objet de manipulation », un « jouet » en somme, livré aux expériences démoniaques d'un malade mental effarant.
Alors évidemment je n'ai pu m'empêcher d'effectuer un très gros rapprochement avec le roman de Choderlos de Laclos, «
Les Liaisons Dangereuses ». On trouve ici, une adaptation « moderne » du célèbre roman qui se situe sous la monarchie de
Louis XVI.
Dans le roman de
Simone BERNARD-DUPRE,
Marc-Aurèle représente à la fois la Marquise de Merteuil et le vicomte
De Valmont, passés maitres en l'art du mensonge, de la manipulation, de la mauvaise foi, de la cruauté et de la perversion. La femme qui écrit la première lettre est quant à elle, à la fois Mme de Tourvel et Cécile de Volanges, victime consentante du bourreau qui la séduit puis la persécute en soufflant alternativement le chaud et le froid, l'approchant quand elle cherche à fuir, la fuyant lorsqu'elle montre son attachement.
Marc-Aurèle cependant ne parvient pas à la « sublimation » totale de ses actes puisqu'il affirme avoir été lui-même séduit et avoir succombé à l'amour de la belle tout au début de leur « histoire » au cours d'un « moment d'égarement ». Ayant ainsi « cédé » au sentiment honni, même brièvement, il se met donc en contradiction avec sa philosophie de vie décadente et sa volonté de la transformer en règles de hautes valeurs morales ou esthétiques.
Il va même jusqu' ‘à se poser en « victime » à son tour, insinuant qu'elle aurait été l'artisane de sa perte justifiant ainsi sa soi-disant faiblesse en lui reprochant d'avoir déclenché chez lui le sentiment d'amour initial puis en l'étouffant aussitôt par ses désirs "d'amours douloureuses ou tragiques", le blessant profondément. Il l'accuse de faits qu'il a lui-même perpétrés en la rendant responsable ; il retourne la situation pour justifier son comportement pervers qu'il aurait été « obligé » d'adopter face à l'attitude qu'elle aurait eu elle-même.
Ce qui lui permet de s'en tirer par une pirouette. Il légitime alors sa fuite et laisse la porte ouverte à la possibilité d'entretenir ce lien de dépendance entre eux qui pourrait éventuellement augurer d'une reprise de leur « liaison » basée sur l'inégalité des sentiments, poursuivant donc la torture en la laissant s'interroger dans l'attente de son retour et de ses intentions.
La dernière phrase clôture et résonne comme une ultime promesse (presque une menace) lourde de sous-entendus sur une histoire qui n'aurait peut-être pas de fin… s'il lui en prenait l'envie…
Cet ouvrage, de très belle facture, à l'écriture fluide, se lit avec beaucoup de plaisir (sadique ??) et de curiosité. On reste pantois devant tant de duplicité et de tromperie… mais il reflète très bien la complexité de la relation entre les êtres qui est rarement égale à fortiori lorsque l'un joue avec les sentiments de l'autre…
Je dois avouer qu'à la lecture de la première lettre, j'ai été prise à plusieurs reprises, d'un doute sur l'authenticité du récit de la femme. N'était-elle pas finalement seulement « victime » de sa propre « paranoïa » ? Etait-il réellement ce qu'elle décrivait, ou le fruit d'une imagination délirante, fabriquant de toute pièce le profil de ce pervers impitoyable et redoutable ?
Tous ces plans calculés et distribués au grès de ses envies, ne seraient-ils pas une simple « vue de l'esprit », une interprétation déformant la réalité ?
Nous restons de toutes façons aussi face à des questionnements qui nous ramène à la petite phrase du début : « continue à te poser des questions, alors tu verras qu'il n'y a pas de réponse »…
Le titre est parfait: "
Mais vous êtes quoi" et non pas "qui"?.... Une chose inconcevable, un "monstre" en somme...
Voilà, j'ai été un peu "longuette" dans mes explications mais c'est à la mesure de mon enthousiasme pour cet ouvrage. En cela, je remercie la Masse critique Babélio et les éditions
Erick Bonnier pour cette découverte très intéressante qui m'a fait aussi me replonger dans le roman
Choderlos de Laclos afin d'en comparer les similitudes et tenter de comprendre cette fascination exercée par ce « mal » tant et tant disséqué dans la psychanalyse.