Le registre présentait des fiches décrivant les objets volés. Elles étaient bâties comme celle que Léo avait découverte. Parmi les œuvres dérobées figuraient des céramiques, des tableaux, des sculptures, des cloches, des bijoux, des montres, des pièces de monnaie et des médailles, des tapis et des tapisseries, des livres et des pages de recueils, des photographies, des lampes à huile, des objets religieux et même des tombes! Les objets disparus appartenaient à des particuliers, à des musées, à des institutions gouvernementales ou à des banques. Les fiches se comptaient par centaines.
— C’est complètement débile! s’exclama Félix.
Il était impressionné. S’il possédait le sens du détail et de l’analyse, Léo, lui, était pourvu d’un don réel pour la recherche. Même si c’est le hasard qui l’avait catapulté sur le site d’Interpol, c’était un fouineur dans l’âme, aussi efficace sur le terrain que dans l’espace virtuel d’Internet.
Les deux garçons réfléchissaient. Plusieurs minutes s’écoulèrent ainsi. La maison des Valois était plongée dans un silence total, mais on pouvait entendre des bourrasques de neige fouetter la vitre des fenêtres.
— L’orteil de Paros, murmura enfin Félix. Il me semble que la sculpture du musée ne s’appelle pas comme ça.
— Ah bon? s’étonna Léo. Je ne m’en souviens plus. C’est bizarre qu’elle ne s’intitule pas plutôt Le pied de Paros.
— À part le gros orteil, tout le reste semble avoir été grignoté par une souris.
— Une souris qui bouffe du marbre! s’esclaffa Léo.
— Cette œuvre d’art a donc été subtilisée en Écosse, chez des particuliers, le 19 octobre 1985, répéta Félix, incrédule.
— Tu te rends compte qu’on a peut-être découvert dans le musée de Québec un objet volé en Écosse?
— Demain, dimanche, le musée sera ouvert, conclut Félix, dont les yeux rougis trahissaient la fatigue. Je propose d’y retourner pour vérifier si L’orteil de Paros est la sculpture de l’exposition. Après tout, il se peut que quelque chose nous ait échappé.
On marquait des points de repère sur les blocs de roche, avant de procéder à leur dégrossissage. La taille dégageait une énorme quantité de poussière, obligeant maître et tailleurs à protéger leurs visages avec des mouchoirs. La technique d’ébauchage consistait à employer une masse avec laquelle on percutait une pointe. Les coups s’appliquaient avec franchise, perpendiculairement à la surface, sans trop de puissance, car il était facile de s’épuiser à la tâche. La pointe pénétrait dans la matière, fendillant le marbre sur quelques centimètres de profondeur en provoquant le détachement de gros éclats. Puis, on façonnait la forme avec d’autres masses, d’autres pointes et des ciseaux de sculpteur, jusqu’aux étapes de finition, dont le polissage constituait l’apogée. Le travail ne nécessitait pas de nombreux outils, mais une force physique considérable.
Le marbre de Paros était le plus translucide des marbres connus des maîtres. Son grain était d’une finesse inouïe, son blanc, d’une pureté sans pareille. De cette sublime matière étaient nées les trois déesses. Plus grandes que nature, elles se tenaient debout. Leurs cheveux formaient un chignon maintenu par un bandeau, dont plusieurs mèches s'échappaient et tombaient sur la nuque. Le haut de leur corps était dénudé, et le bas, revêtu d'une draperie roulée avec art autour des hanches. Leurs pieds dépassaient de l’ourlet de leur himation. Les bras et les mains de ces Vénus étaient à la fois musclés et ronds, et leur buste, d’une grâce émouvante .
— C’est bien, murmura le maître, qui vérifiait la finition des blocs constituant les trois chefs-d’œuvre. N’oubliez jamais que c’est de la rencontre entre la masse et l’espace que naît la sculpture. Ce qui importe le plus, c’est le vide autour de la forme.
Un tailleur soupira d’aise. Il vouait une vive admiration au vieux maître, même si celui-ci avait tendance à ressasser ses enseignements et ses bonnes formules. Il se sentait fier d’avoir été choisi pour travailler à ses côtés, dans cet atelier de marbre qui regroupait certains des plus grands artistes des Cyclades.
La pierre avait été lissée à la perfection. La lumière semblait vibrer à sa surface, accentuant l’effet tridimensionnel des statues. Il ne restait qu’à préparer les déesses pour leur voyage vers Mélos.