Civilisation
Lorsque la parole fut inscrite
pour la première fois,
l'air clarifié ne pesait plus dans les têtes
et la multitude avait soif.
Tous les germes morts, morts dans leur descendance,
l'écorce était le tombeau de la graine,
la montagne achevait de saigner,
et la terre du sang était pierre,
et l'eau du sang était à la mer,
et le feu du sang à l'éclair.
Ils gémissaient, les vieux couverts de rouille :
« ...retourne à la roue mon souffle !
va piétiner sur les planètes
avec tes pas lourds dans la nuit des cavernes.
Mes enfants n'ont plus de pensées !
Mes beaux enfants ont la cervelle vide.
La vie est facile, ils ne vivent plus... »
et les vieux mouraient entre les dents de la montagne,
leurs visages veinent le marbre,
sous le silex dorment profonds
ceux qui furent plus profonds que le fond de leurs os.
Sous un thorax d'oiseau le vide
sans bornes a cessé de bourdonner.
Mille loups aveugles dans cette soupente !
et moi qui n'ai plus le souffle ».
// René Daumal (16/03/1908 – 21/05/1944)
Feu aux artifices
Les manèges tournent
avec leurs carrosses de plâtre doré,
les sirènes aux cheveux jaunes soufflent
de leurs grandes poitrines creuses,
le malheur entre dans la ville,
parmi les palais bâtis par des fous,
le malheur entre dans les châteaux de cartes,
dans les carcasses de plâtre des maisons,
dans les manèges dorés.
Mettons le feu à la cité,
les sirènes du manège flambent,
les couleurs de leurs joues se rehaussent,
le malheur, main de fer, demeure,
parmi les rires de braises,
et l'odeur du carton verni
qui brûle rose.
La main de fer demeure
plus brûlante et plus sûre,
beau malheur luisant dans les cendres,
dernière certitude, que caches-tu dans ta paume ?
ouvre les doigts, main dure mais solide,
que je pose mon front brûlé
dans ta chair vive et ferme,
saignante de soleil tueur
// René Daumal (16/03/1908 – 21/05/1944)
LA BONNE VIE
Je suis né comme un vieux
Je suis né comme un porc
Je suis né comme un dieu
Je suis né comme un mort
Ou ne valant pas mieux
J’ai joui comme un porc
J’ai joui comme un vieux
J’ai joui comme un mort
J’ai joui comme un dieu
Sans trouver cela mieux
J’ai souffert comme un porc
J’ai souffert comme un vieux
J’ai souffert comme un mort
J’ai souffert comme un dieu
Et je n’en suis pas mieux
Je mourrai comme un vieux
Je mourrai comme un porc
Je mourrai comme un dieu
Je mourrai comme un mort
Et ce sera tant mieux
//Roger Gilbert-Lecomte (18/05/1907-31/12/1943)
TU PASSES
Tu passes derrière la vie traînant sans effort l’invisible tapis de diamants
fine sur tes aiguilles tu t’avances
et la rue tangue et bascule et disparaît dans le fracas des volets de fer
dans le parfum de l’enfance à la recherche des étoiles perdues
dans le flux des visages rendus à la nuit
Tes yeux sont des lièvres à l’heure de la rosée
tes mains sont de sable d’été
Je tombe dans ton souffle je nage dans tes murmures
mais tu passes comme une torche
//Maurice Henry (29/12/1907-21/10/1984)
UNE CHOSE TROUBLE…
Une chose trouble
marque le corps de sa valeur imperceptible,
grandit
vient habiter le tabernacle du regard,
laisse se fondre les plaisirs de l’ œil,
engendre dans le cœur une ligne blanche —
L’affaire naturelle: l’alliage conduit,
chaque mouvement fait languir et renaître:
depuis l’origine
la graduation des silences;
le fol alignement du cœur —
Sur nos deux bouches court le voyageur de l’amour
//Pierre Minet (1909-1975)
Avec douze écrivains de l'Anthologie
Avec Anne le Pape (violon) & Johanne Mathaly (violoncelle)
Avec Anna Ayanoglou, Jean d'Amérique, Camille Bloomfield & Maïss Alrim Karfou, Cyril Dion, Pierre Guénard, Lisette Lombé, Antoine Mouton, Arthur Navellou, Suzanne Rault-Balet, Jacques Rebotier, Stéphanie Vovor, Laurence Vielle.
Cette anthologie du Printemps des Poètes 2023 proposent 111 poètes contemporains et des textes pour la plupart inédits. La plus jeune a 20 ans à peine, le plus âgé était centenaire. Tous partagent notre quotidien autour de la thématique corrosive des frontières. Leurs écrits sont d'une diversité et d'une richesse stimulantes. Ils offrent un large panorama de la poésie de notre époque. Avec notamment des textes de Dominique Ané, Olivier Barbarant, Rim Battal, Tahar Ben Jelloun, Zéno Bianu, William Cliff, Cécile Coulon, Charlélie Couture, Jean D'amérique, Michel Deguy, Pauline Delabroy-Allard, Guy Goffette, Michelle Grangaud, Simon Johannin, Charles Juliet, Abdellatif Laâbi, Hervé le Tellier, Jean Portante, Jacques Roubaud, Eugène Savitzkaya, Laura Vazquez, Jean-Pierre Verheggen, Antoine Wauters…
Mesure du temps
La fenêtre qui donne sur les quais
n'arrête pas le cours de l'eau
pas plus que la lumière n'arrête
la main qui ferme les rideaux
Tout juste si parfois du mur
un peu de plâtre se détache
un pétale touche le guéridon
Il arrive aussi qu'un homme
laisse tomber son corps
sans réveiller personne
Guy Goffette – Ces mots traversent les frontières, 111 poètes d'aujourd'hui
Lumière par Iris Feix, son par Lenny Szpira
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