J'ai découvert le peintre François-Auguste Biard à travers l'un de ses tableaux, reproduit dans le beau livre d'Emmanuel Hussenet, Rêveurs de pôles. Ce tableau (« Magdalena Bay, vue prise de la presqu'île des Tombeaux, au nord du Spitzberg. Effet d'aurore boréale ») peut être admiré au Louvre, et je crois que tout est dit dans son titre : l'auteur y pose un regard à la fois épouvanté et émerveillé sur une Nature totalement étrangère à l'humain. Ce n'est pas, me semble-t-il, une peinture qui peut laisser le spectateur indifférent.
Le reste de l'oeuvre picturale de Biard m'a beaucoup moins marqué. Il fut un portraitiste de cour plutôt en vogue, entre la Monarchie de Juillet et les débuts du Second Empire. Ses portraits sont habiles, assurément, mais n'ont rien à voir avec la vision hantée de Magdaléna Bay. J'ai appris encore que Biard s'était marié avec la jeune Léonie D'Aunet, et que celle-ci devint quelques années plus tard la maîtresse de Victor Hugo. Biard envoya la police constater le flagrant délit d'adultère de sa femme avec le grand Victor, ce qui lui valut une célébrité assez cruelle, faisant de lui le prototype du bourgeois cornard et académique.
Et puis je suis tombé sur cette relation de son voyage au Brésil, en 1858-1859. Biard a alors soixante ans, sa carrière est derrière-lui, il n'a plus grand chose à prouver ni à espérer ; de tous côtés, on le presse pour savoir ce qui le pousse soudain à se lancer dans un tel périple. Des années durant, répond-il, il a résidé au 8 de la Place Vendôme à Paris, dans un logement qu'il pensait ne jamais quitter et où s'est déroulée toute sa vie d'artiste. L'explication est là, simplement, dans ce besoin de rupture et cette envie d'entreprendre encore quelque chose au soir de son existence.
Le récit de son voyage est à l'avenant. J'y ai découvert un personnage finalement très attachant, qui porte un regard souvent moqueur sur le monde et ne se prend guère au sérieux lui-même. Arrivant à Rio, il se retrouve tout d'abord captif des conventions sociales dont il a voulu s'éloigner, et le voici déjà en train de réaliser les portraits de la cour impériale. Mais Biard n'a qu'une idée en tête : fuir le monde moderne et s'enfoncer le plus loin possible dans l'inconnu. Il n'aspire plus qu'à se perdre dans la nature, se confronter à la forêt, à l'Amazone et aux Indiens, avec une obstination qui tient du rêve de gosse. En fait de bourgeois, voilà un homme qui a choisi le dénuement, l'inconfort, l'errance et l'aventure. Quelqu'un qui veut s'éloigner des artifices et du paraître et part en quête d'une certaine vérité.
À la fin des années 1850, l'Amazonie demeure encore largement inconnue des colons. Le périple de Biard ne fait certainement pas de lui un explorateur de ces régions mais ses pages sont néanmoins très belles et puissamment évocatrices. Qui plus est, elles se situent volontairement à bonne distance de l'exotisme facile et sensationnaliste que l'on pouvait craindre sur le sujet.
Bien entendu, l'auteur est un homme de son temps : l'esclavage des « nègres » le révolte mais il s'accommode tout naturellement d'en faire ses serviteurs. L'Indien, de même, reste un sauvage par rapport à l'Européen civilisé. Enfin, il ne semble pas encore possible d'admirer un animal sans essayer de l'abattre, car l'homme blanc se doit d'être un chasseur. Cependant, au-delà de ce que disent le vocabulaire et les moeurs, la démarche de Biard révèle une vérité assez différente. Les relations qu'il noue avec les Indiens font ressortir l'idée fondamentale que toute généralisation est inepte. Si chaque société humaine comporte ses bandits et ses escrocs, Biard trouve au moins autant de braves gens à qui accorder sa confiance. Au plus lointain qu'il peut atteindre sur l'Amazone, bien plus haut que Manaus, il s'installe quelques temps dans une tribu où l'existence du monde des Blancs est à peine connue. Il y multiplie ses croquis et observe le mode de vie des Indiens. Les jugements de valeur s'effacent doucement, tandis que s'affirment et se nouent de véritables liens d'affection. Ce pourrait être un lieu pour le bonheur.
Derrière le texte de Biard, derrière son entêtement et sa fascination, on se demande même parfois s'il n'y a pas l'envie confuse que le voyage reste un aller simple. Mais les fièvres et l'épuisement le terrassent, l'âge se rappelle à lui. Il faut rentrer, malgré tout.
Le récit se clôt de façon abrupte avec l'embarquement sur le navire du retour. Biard a beau ne pas en parler, on entend le sifflet de départ du vapeur, et il sonne comme un regret.
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