Il fait beau, il fait doux, le temps est idéal pour me diriger vers la place Bellecour et ma librairie préférée, où m'attend ma dernière commande :
Les Visages pâles de
Solange Bied-Charreton. Il y a quelques années, j'ai eu une prise de conscience salutaire : non, il ne fallait plus commander ses livres en ligne car cela répondait à un modèle économique qui détruisait les emplois. Suite à ce sursaut, j'ai à nouveau acheté mes bouquins en librairie, je me suis senti entrer dans le maquis, dans la résistance... un vrai rebelle.
Fils cadet de la famille Estienne, Alexandre a grandi dans un milieu privilégié, à l'écart du besoin. A l'époque du projet de loi "mariage pour tous", il a fait preuve d'une prise de conscience à la hauteur de la mienne et décidé d'aller caresser le macadam de ses souples mocassins dans un cortège Manif pour Tous "on lâche rien". Une conscience politique était née, une étoile dans le zodiaque de la contestation.
"Après une adolescence mouvementée, Alexandre avait su faire les efforts qu'il fallait pour rentrer dans le rang. Pas question, pour le fils de Jean-Michel Estienne, de finir saltimbanque, simple agent de maîtrise, artisan boulanger. Un penchant héréditaire pour les métiers de l'industrie l'avait donc décidé à mener la carrière d'ingénieur en électronique."
[...]
"Alexandre toisait la foule. Il avait revêtu un sombre blouson de cuir, et ceignait sa gorge d'un keffieh palestinien. Il voulait à tout prix se banaliser, "ce qui nous permettra peut-être d'éviter d'être stigmatisés par les médias de gauche"."
En 2013, la Manif pour Tous et le projet de loi afférent étaient les grands sujets du moment mais il serait dommage de résumer le récit de
Solange Bied-Charreton à cette actualité. Huit années ont passé depuis et si le roman mérite encore qu'on lui consacre son temps, c'est parce qu'il s'agit de vraie littérature. Par contre, je l'ai déjà dit, l'inscription du roman dans son époque est une condition narrative nécessaire pour que je m'y intéresse... mais ce n'est pas suffisant. Il faut que l'émotion littéraire soit là et, dans le cas présent, elle l'est. J'avais prévu une tartine sur l'événement parce que moi aussi je l'ai vécu, sauf que cette focalisation sur un aspect secondaire du roman de Solange avait contribué, à l'époque, à m'en détourner. Alors je vous épargne ma tartine... vous avez eu chaud mes loulous !
Dans la famille Estienne, il y en a pour tous les goûts. On adore détester
Jean-Michel, le fils du patriarche Raoul qu'au contraire on aime adorer. On déteste aimer Alexandre - déjà cité - et sa prise de conscience un peu benêt et tardive, mais on est bien obligé de concéder que c'est le sang de son batailleur de grand-père qui coule dans ses veines et qu'à certains égards, c'est l'époque qui fait l'homme. Quant à Lucile, on est désarmé devant elle, on n'a pas de prise, on a juste envie de la prendre dans ses bras. Tout au plus pourrait-on dire qu'elle a échoué à faire de sa vie une success story entrepreunariale, contrairement à sa foldingue de soeur Hortense. Lucile est un peu inadaptée à son époque mais c'est un signe de mauvaise santé que d'être adapté à une époque malade et c'est pas moi qui l'a dit en premier, c'est un autre. Je passe sur les autres figures du roman car il serait trop long de toutes les énumérer. Nous retrouvons avec plaisir certaines d'entre elles qui étaient déjà présentes dans
Enjoy. D'un roman à l'autre, une trame est en passe de se dessiner... on pense à la fresque des Rougon-Macquart.
"Peut-être par faiblesse, par résistance au goût, Lucile aimait-elle uniquement les oeuvres figuratives. Sa préférence allait aux peintures maniéristes et de la Renaissance. On pouvait tout déduire ou presque de Raphaël et de ses successeurs. Elle étudiait de près le respect des proportions ou au contraire le jeu subtil des artistes consistant à les falsifier, admirait la pâleur minérale des visages et la torsion des corps chez
Le Corrège, Véronèse ou le Tintoret. le portrait de Lucrezia Pucci Panciatitchi par Bronzino se tenait isolé sur un autre mur. On le voyait tout de suite quand on entrait dans la pièce ; face au lit, reproduction plus grande que les autres, qui s'imposait. Lucrezia était la femme à l'intérieur de la femme, la personne à l'intérieur de Lucile. La blondeur vénitienne de ses cheveux contrastait avec la blancheur du visage. Autour de son cou, un pendentif en or portait cette inscription en français, "Amour dure sans fin"."
[...]
"Lucile se tenait là au bord du précipice. Depuis une ouverture dans le secteur des Halles, elle les apercevait aller et venir sur le tapis roulant de la correspondance. Elle appréciait le rythme las de cette marée humaine à la lumière de sa compassion, en connaissait les contraintes et les désirs, les buts jusqu'à l'absurde, elle en était un membre parmi les autres membres, tantôt leur soeur et tantôt leur ennemie. Elle était eux mais non, elle était bien elle-même : elle leur était semblable. Elle était dans la foule mais elle n'y était pas. Elle n'était pas dans le mouvement mais elle pouvait le ressentir. Pas dans la violence, mais elle pouvait la déceler. Et elle les regardait courir après le même pécule, craindre la même perte, perdre de leur personne, perdre de leur sourire, et ce temps commun où ils auraient pu vivre, parler et s'émouvoir."
Je ne sais plus quel auteur disait que les détails d'une rencontre, d'une discussion, ajoutons d'une lecture, s'estompaient rapidement une fois celle-ci terminée, digérée. Reste pourtant, d'une façon diffuse et permanente, une impression générale qui détermine l'envie d'y revenir ou pas. Quelques jours après la fermeture du roman de
Solange Bied-Charreton, j'espère qu'elle nous gratifiera d'un nouvel opus afin de retrouver cette petite musique, cette orchestration qui m'a été si agréable et douce à l'oreille et qui, je le rappelle, m'a aussi procuré beaucoup de joie. Il me tarde déjà de replonger.