Didier Billion ne s'en cache pas : c'est un fervent partisan de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Pendant trois cent pages, il martèle ce message simple : l'Europe n'a rien à craindre de l'adhésion de la Turquie mais tout à redouter à lui tourner le dos.
Sa première partie est peut-être la plus intéressante. Il y bat en brèche les arguments désormais bien connus des opposants à l'adhésion turque : « l'argutie géographique », la méconnaissance de l'histoire et de la culture turques, les « fantasmes démographiques », la sous-estimation du potentiel économique de la Turquie, etc. Les trois autres parties sont moins convaincantes. Il sera reproché à cet excellent connaisseur de la Turquie d'avoir voulu regrouper dans ce seul ouvrage la multitude de travaux disparates qu'il a consacrés à ce pays : les pages qu'il consacre à l'armée turque ou la dernière partie sur la politique extérieure turque, pour passionnantes qu'elles soient, ont moins leur place dans un essai sur l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne que dans une somme magistrale sur ce pays trop méconnu.
Vus d'Istanbul et même d'Ankara, les bienfaits de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne ne font guère de doutes. A l'instar des pays méditerranéens (Grèce, Portugal, Espagne) et des pays de l'Est, la Turquie a tout à gagner à rejoindre une Europe pacifiée et prospère. Ce pays, qui partage des frontières communes avec l'Iran, l'Irak et la Syrie a tout à perdre à être rejetée vers un Moyen-Orient qui n'est guère prospère et encore moins pacifié. Mais au-delà de cet opportunisme de court terme – qui pourrait tout aussi bien pousser le Maroc ou la Géorgie à demander à intégrer l'Europe – la Turquie est indéniablement motivée dans sa longue marche vers l'Europe par un profond tropisme historique et culturelle que l'auteur a le mérite de mieux nous faire comprendre.
le problème est que l'appréciation portée sur la question est tout autre si l'on change de perspective. Si l'on prend en compte la Turquie et la Turquie seulement, sans doute conclura-t-on comme le fait D. Billion aux bienfaits de l'adhésion. Mais vu de Bruxelles, de Paris ou de Berlin, la situation n'est pas la même. Ce qui est alors en jeu n'est plus la Turquie mais l'Europe. Ce qui pose problème est moins l'européanité de la Turquie que la « turco-compatibilité » de l'Europe. Cela explique que la querelle entre pro et anti-Turcs tourne souvent au dialogue de sourds.
Ce que les anti-Turcs reproche à la Turquie n'a bien souvent rien à voir avec elle. Les arguments géographiques, historiques, économiques, culturels, religieux, démographiques, sont, comme le démontre D. Billion, faciles à contrecarrer. La riposte la plus efficace, même si elle demeure hypothétique, consiste à postuler que la Turquie qui intègrera l'Union dans dix ou vingt ans sera bien différente de la Turquie actuelle : elle sera plus riche, plus respectueuse des droits de l'homme, plus démocratique, plus laïque. L'argument ne manque pas de poids : la Turquie constitue probablement un candidat plus séduisant que la Grèce des années 70, pauvre, orthodoxe, géographiquement coupée du reste de la CEE, à peine sortie de la dictature des colonels. En revanche, demain comme aujourd'hui, la Turquie restera une masse immense à intégrer par une Union européenne que les élargissements successifs ont épuisée.
Là est bien le principal enjeu de l'adhésion de la Turquie qu'aucun argument pro- ou anti-turc ne parviendra à circonvenir. L'Union européenne n'a cessé de s'élargir depuis dix ans, doublant le nombre de ses membres, sa superficie et, dans des proportions moindres, sa population. Elle s'est élargie sans se réformer conservant un mode de fonctionnement conçu pour une Europe à Six, voire à Neuf ou Dix. Avec la Turquie, elle touche – ou a l'impression de toucher –l'extrême limite de sa capacité d'absorption : les institutions européennes telles qu'elles existent aujourd'hui risquent l'implosion en accueillant ce membre supplémentaire. Tel est l'argument déployé par nombre d'opposants à la candidature turque. C'est par exemple le cas de
Sylvie Goulard dont on a critiqué à tort la turcophobie alors que son raisonnement était avant tout europhile.
La solution à cette querelle ? On peut espérer, que le partenariat privilégié constitue « une alternative à l'adhésion ». Mais il y a tout lieu de craindre que les portes de l'Europe ne restent éternellement fermées. Il semble être dans la logique des organisations régionales qu'elles ne cessent de s'agrandir, au risque même de s'y perdre. Aussi, vaut-il peut-être mieux réfléchir à une intégration graduelle.