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Critique de Malaura


Dans la lettre qu'il lui adressait, un bref courrier posté d'une gare, son frère Odd prévenait Paul de son départ pour une durée indéterminée et le priait d'aller vérifier si l'un des robinets de la maison était bien fermé.
« le cerveau embrouillé par un rhume colossal », Paul avait alors parcouru, sous un froid glacial et par temps de neige, les 300 kilomètres qui le séparaient de la vieille demeure familiale où frères et soeurs avaient vécu leurs jeunes années et dans laquelle Odd vivait seul désormais.
Dans la maison glaciale où il n'était plus venu depuis des années, Paul ne comptait pas s'attarder, mais la neige avait rendu tout espoir de retour impossible pendant plusieurs jours.
Il s'était alors résigné à attendre, assis devant la cheminée, dans le vieux fauteuil qu'occupait autrefois leur père. Il avait laissé des bribes de souvenirs remonter à la surface, suivant le fil de pensées chaotiques, disparates et désordonnées, passant sans retenue, comme le fait souvent la mémoire, d'une réflexion à l'autre, pensant à ses parents, à ses frères et soeurs, à sa propre existence, esquissant ainsi mentalement la trame d'une histoire familiale pesante, triste et solitaire.
Trois jours à dérouler le fil d'une destinée familiale alourdie d'ennui et de neurasthénie, et appréhendant peu à peu l'état d'accablement physique et moral dans lequel son frère Odd avait du vivre, en végétant ainsi seul et isolé dans cette grande maison austère.

C'est donc par Paul, le narrateur, ingénieur hydraulique naturellement inquiet et désabusé, chez qui « tout sentiment d'allégresse est aussi fugitif qu'un appel d'air entre deux trains qui se croisent à grande vitesse », que l'on fait connaissance des parents et de la fratrie composant ce foyer pétrifié dans sa gangue de mélancolie, gelé par une langueur triste et par un manque de sève et de vigueur dont la grande demeure à l'abandon semble être le pitoyable reflet.
Une mère tragiquement décédée d'une chute de cheval ; un père qui s'enfuit en Malaisie en vidant les comptes ; trois soeurs dont la cadette internée à l'asile et les deux autres miraculeusement bien mariées après des années de célibat forcé ; deux frères, l'un avocat d'affaires camouflant son affliction sous un tempérament intransigeant « plein de mépris pour l'échec », et enfin Odd, artiste raté, le frère jumeau de Paul, dont la missive aussi intrigante qu'inquiétante et l'existence solitaire, confirment la propension au désespoir. Une fratrie où chacun se démène ou se résigne avec les moyens du bord, face au processus d'échec qui l'anime.
Suivant les pensées et souvenirs chaotiques du narrateur en même temps que ses brèves incursions au village proche, l'on se transpose sans transition de la demeure familiale à l'enterrement d'une mercière, de la jungle Malaisienne à un coin reculé de montagne, d'une cabine de téléphérique à un tour en tracteur, d'une salle de restaurant à une piscine couverte…
Une écriture en longues phrases amples, qui se dévide par associations d'idées au gré des souvenirs du narrateur, qui tourne, bifurque, s'écarte du chemin initial par mieux y revenir, qui s'engouffre dans une voie de pensée, puis revient sur ses pas, saute, se cabre, freine et repart dans un « road-trip » qui ne perd finalement jamais sa trajectoire puisqu'il nous amène à réfléchir sur notre condition moderne où solitude, indifférence et banalité régissent nos existences de plus en plus névrotiques.

Il fallait tout le talent de la romancière Véronique Bizot pour nous faire toucher du doigt, en quelques cent pages à peine, le vide existentiel et l'aura trouble et cafardeuse qui enveloppent cette famille aussi curieuse qu'ordinaire, et arriver, malgré un sujet au premier abord plus que sombre et navrant, à ponctuer son texte d'un humour noir distancié, d'une drôlerie insolite et somme toute, d'une forme de jovialité tout à fait plaisante et incongrue.
Si certains lecteurs s'accommoderont mal des longues phrases élancées de l'auteur et d'un roman qui, entre parenthèses et digressions, se veut faussement construit de bric et de broc, les autres devraient découvrir avec plaisir l'univers très personnel, fantaisiste et singulier de l'auteur ainsi que cet humour subtil qui réside dans la noirceur, ce ton passif légèrement ironique et cette « lucidité étonnée » qui ont valu à Véronique Bizot d'être récompensée en 2010 par le Prix Lilas pour son précédent livre « Mon couronnement ».
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