Je ne crois pas avoir jamais rencontré un être humain qui souriait aussi rarement, qui trouvait si peu de quoi l'amuser dans la vie. Elle était fière de son manque d'humour, comme si elle le considérait comme une vertu propre à l'aristocratie écossaise. Si l'humour peut parfois être utilisé comme une défense contre les coups de fouet de la douleur, de l'échec, du désespoir et du deuil en réduisant ceux-ci à l'absurde, l'arrière-grand-mère Webster dédaignait de faire usage d'un tel bouclier qu'elle jugeait tout juste bon pour les "congés payés" (p. 14)
Chaque fois que ma grand-mère était présente il prenait un livre et s'immergeait à ce point dans le texte qu'on aurait dit qu'il essayait de passer de l'autre côté des caractères afin que les mots le protègent telle une clôture en fil de fer barbelé. (p. 104)
Un jour il l'avait vue danser seule dans la salle de bal désaffectée. Le toit était particulièrement abîmé à cet endroit et le plancher était couvert d'un mélange de pots à confiture, de poêles à frire, de seaux et d'anciens vases chinois qui avaient été méticuleusement placés de façon à recevoir jets et gouttes. Le soupçon déprimant lui était venu qu'elle se prenait pour une fée, et c'était une vision mélancolique que celle de cette folle dansant en silence, tournoyant lentement au milieu de tous les obstacles qui étaient éparpillés sur le parquet non ciré en évitant la pluie qui continuait à tomber avec des plocs monotones à travers les innombrables fissures du plafond.
C'est Richards qui allait hériter de sa chaise. Il peut y avoir eu quelque intention de marquer sa supériorité dans le choix de l'objet à haut dos qu'elle avait fini par léguer à cette infirme, comme si au-delà de la tombe elle voulait réprimander la pauvre femme au corps déformé et lui rappeler qu'un maintien impeccable était signe de bonne éducation, que c'était une vertu à cultiver à tout prix, si l'on voulait dans sa vieillesse récolter la dignité de ses récompenses. (p. 34)
On m'envoya habiter chez elle deux ans après la fin de la guerre mais dans sa maison on se serait toujours cru en temps de guerre. (p. 7)
"Elle ne peut pas durer longtemps", pensai-je et juste à cet instant j'eus un peu de peine pour elle. Elle avait quelque chose de pathétique, là sur le quai dans ses habits de deuil avec sa colonne vertébrale aussi droite que le dos de la chaise contre lequel elle ne cessait de l'exercer. Des jeunes passaient, le dos voûté, traînant des valises, la bousculant. Elle dirigeait sur eux son habituel regard féroce chargé d'anxiété et de désapprobation mais dans le remue-ménage de la gare, ni sa désapprobation, ni sa supériorité, ni son impeccable maintien ne paraissaient intimider quiconque. En dehors de sa maison tout ce qui faisait sa force donnait l'impression de se muer en fragilité et il semblait qu'il n'y eût que futilité dans sa détermination obstinée à préserver une attitude de grande dame du passé qui aujourd'hui n'avait aucune utilité.
"Je n'ai plus aucune raison de vivre", murmurait-elle d'un ton suffisant et fanfaron qui me laissait toujours stupéfaite . Je n'arrivais pas à comprendre comment elle pouvait être si fière du fait qu'elle était parvenue à continuer d'exister dans sa désagréable, vaste et glaciale villa de Hove sans la moindre motivation intellectuelle ni émotionnelle, tel un vieux bout marron de mousse sèche qui est capable de survivre mystérieusement sans eau, simplement en s'accrochant à la dure surface glacée d'un rocher.
Je crois qu’elle ne se rendait pas compte à quel point elle me glaçait quand elle tentait de me convaincre qu’elle était sûre que j’allais devenir exactement comme elle.
Apparemment, tout ce qui l'avait maintenue si longtemps sur cette terre était son immobilité inhumaine. On avait souvent l'impression qu'elle utilisait sa chaise en guise de camouflage, comme si elle espérait que la Mort puisse entrer dans son salon et s'en retourner, roulée par sa tactique- qu'elle croirait l'avoir déjà prise du fait qu'elle semblait encore moins vivante que sa chaise en bois. (p. 32)
Pour qui avait eu le malheur de naitre et de grandir sous les auspices de l’affection à la douceur de teck de l’arrière-grand-mère Webster, il devait être très facile de développer une prédilection pour la conversation avec les arbres.