Lorsque l'on regarde un tableau bien conservé de Giorgione, je suppose, ou de Paul Véronèse, on voit clairement que la loi des couleurs leur était connue. Au lieu d'opposer le rouge au bleu, comme on le fait généralement dans les autres Écoles d'Italie, particulièrement dans l'École romaine, si rebelle au coloris, les Vénitiens opposent le rouge au vert, qui est la couleur vraiment complémentaire du rouge. Pour exalter un ton jaune, ils ne le rapprochent pas d'un brun plus ou moins sale, mais ils le surexcitent par le voisinage d'un ton violet. Et ainsi, par une application des lois, connues et pratiquées de temps immémorial touchant le mariage des couleurs, les Vénitiens ont su donner à leurs peintures un charme qui les distingue au premier coup d'oeil, quand on les voit mêlées à des tableaux milanais ou ferrarais, florentins, romains ou napolitains, tableaux pour la plupart acides, d'une couleur crue et dure.
Les mots caprice et fantaisie semblent créés tout exprès pour les peintres vénitiens, pour des hommes tels que Tintoret, Pordenone, Pâris Bordone et les autres. Tintoret compose comme il peint, avec une fougue qui jamais n'est disciplinée par la raison, avec une verve désordonnée jusqu'à la furie. Pordenone est aussi remarquable par l'abondance de ses idées que par la bravoure de son pinceau, et ses fresques décoratives à Udine, à Mantoue, à Plaisance, nous le montrent comme un artiste fantasque, hardi et déréglé, comme un génie sans frein et sans mesure, capable d'introduire, par exemple, dans une peinture d'église, des jeux de satyres et de bacchantes, comme il le fit à Santa Maria di Campagna.
De tout cela je conclus que Venise est une ville essentiellement romantique et moderne, à l'inverse de Rome, qui est une ville essentiellement classique et antique. Aucun sentiment n'a pénétré à Venise qui n'eût sa source dans la chevalerie ou le christianisme. Rien de païen ne pouvait fleurir sur cette terre, pourtant si voisine de la Grèce. Originaire de l'Asie, la race des Vénètes en avait apporté le sentiment de la couleur, l'amour du faste et le goût des légendes, ou, si l'on veut, la prédominance de l'imagination. Ces trois choses distingueront l'École vénitienne de toutes les autres Écoles d'Italie.
La peinture à l'huile est celle qui comporte le plus les perfectionnements de la couleur, parce que, n'exigeant pas la promptitude d'exécution que demande la fresque, elle permet au peintre de colorier d'après nature, de trouver par cette étude les variétés heureuses, innombrables de la couleur locale, et de puiser ainsi dans la nature comme dans un écrin. La peinture à l'huile est aussi la seule qui puisse creuser dans la toile des ombres à la fois profondes et transparentes.
Mais une autre faculté plus apparente encore caractérise cette École célèbre, c'est le sentiment de la couleur. Nul doute que ce sentiment ne fût inné à une race dont l'origine était orientale et qui d ailleurs entretenait de constants rapports avec l'Asie.