[Réflexions personnelles et liminaires, en référence plus ou moins directe à cet ouvrage, mais assurément en écho avec l'essentiel de sa démarche :
- Ne pas oublier que le premier penseur politique de la modernité, Machiavel, celui qui prôna la distinction entre la morale du prince et celle du sujet, vécut exactement à l'époque du début de la grande colonisation européenne ;
- Rappeler aussi que c'est sous la Troisième République, après la « honte de Sedan », et en particulier par la pensée d'un homme comme
Jules Ferry, que l'entreprise coloniale française prit le visage hideux et mensonger de la « mission civilisatrice », une fausse justification morale – je dis et clame : « fausse » par refus d'obtempérer à l'injonction scandaleuse de la loi du 23 février 2005 qui institue la reconnaissance du « rôle positif de la présence française outre-mer » - qui succéda à l'argument géopolitique de l'équilibre de puissance avec l'Empire britannique qui avait inspiré la conquête de l'Algérie en 1830. Si l'Angleterre se prévalut aussi d'une motivation morale analogue, à un moment donné – cf.
R. Kipling, etc. -, le discours politique français n'eut de cesse de la lui dénier (cf. cit. infra), à juste raison, vu la relative facilité de l'accession à l'indépendance des anciennes colonies britanniques – hormis sans doute l'Inde – comparées aux françaises.
- Pour une preuve supplémentaire des relations perverses entre morale et colonialisme, se remémorer
Henry Kissinger qui put, à sa manière, mettre un terme à la guerre du Vietnam, en faisant renoncer l'administration américaine à sa doctrine (morale) de « contenir le communisme partout où il se manifestât », et à qui l'on doit aussi « la détente » avec l'URSS et les négociations secrètes avec la Chine de Mao...
- Noter enfin que c'est sans doute pour la raison même de la relative facilité de la décolonisation britannique par rapport à la française que les études coloniales et postcoloniales, même universitaires, continuent d'avoir une faible légitimité en France, et quasi uniquement concernant les conséquences du colonialisme sur les ex-colonies, presque jamais sur ses effets sur la métropole. Leur timide éveil date des années 1990 pour les travaux des historiens, et – de façon éphémère – de la moitié des années 2000 pour ceux des sociologues et autres chercheurs ès sciences sociales, ce qui les place dans une position dérisoire par rapport aux postcolonial studies anglo-saxonnes.]
Là où il y a culpabilité gît souvent refoulement. le refoulement, le contraire de la prise de conscience et de l'épanouissement de la connaissance, interdit de comprendre un certain nombre de dysfonctionnements en présence, autant au niveau individuel que social. de ce fait, une perpétuation et une aggravation de situations jugées inacceptables d'un point de vue moral déclenche un cercle vicieux, voire une spirale délétère de déni, de récriminations et d'incompréhension(s). La première déconstruction, qui constitue aussi la fulguration d'une évidence ex post, c'est de prendre conscience que même un certain phénomène, à l'apparence éloigné du colonialisme, peut y être reconduit et expliquer une forme spécifique de « fracture » contemporaine.
Cet ouvrage collectif, qui remonte à 2005, à une période de grands débats où la recherche pouvait encore compter sur le concours du FASILD (Fonds d'action et de soutien pour l'intégration et la lutte contre les discriminations)... constitue une tentative essentielle, très aboutie, encore totalement actuelle de poser les bases de ce que devraient être les études coloniales et les postcoloniales en France, dans toute l'envergure interdisciplinaire requise par la variété des problématiques qui, depuis lors, me semble-t-il, ne se sont qu'aggravées. D'illustres universitaires s'y trouvent rassemblés par des contributions diverses regroupées sous deux grandes parties : I. « Histoire coloniale et enjeux de mémoire », et II. « République, "intégration" et postcolonialisme » ; en outre, les trois directeurs de publication présentent, dans un articles et deux annexes, les résultats d'une enquête de terrain conduite à Toulouse portant à la fois sur la connaissance de l'histoire coloniale, sur le désir d'en être mieux instruit, et sur les conséquences de son ignorance vis-à-vis de l'appréhension des problématiques postcoloniales actuelles.
Voici in extenso le sommaire des contributions :
- « Introduction.
La fracture coloniale : une crise française » – par les directeurs
PARTIE I :
- « Les origines républicaines de
la fracture coloniale » - par
Nicolas Bancel et
Pascal Blanchard
- « Aux origines : l'indépendance d'Haïti et son occultation » - par
Marcel Dorigny
- « Quand une mémoire (de guerre) peut en cacher une autre (coloniale) » - par
Benjamin Stora
- « L'Outre-Mer, une survivance de l'utopie coloniale républicaine ? » - par
Françoise Vergès
- « Islam et République : une longue histoire de méfiance » - par
Anna Bozzo
- « L'histoire difficile : esquisse d'une historiographie du fait colonial et postcolonial » - par
Nicolas Bancel
- « Colonisation et immigration : des "points aveugles" de l'histoire à l'école ? » - par
Sandrine Lemaire
- « Trois musées, une question, une République » - par Sarah Froning Delaporte
- « La République, la colonisation. Et après... » - par
Michel Wieviorka
- « Sur la réhabilitation du passé colonial de la France » - par
Olivier le Cour Grandmaison
- « La colonisation française : une histoire inaudible » - entretien avec
Marc Ferro
PARTIE II
- « La République et l'impensé de la "race" » - par
Achille Mbembe
- « L'héritage colonial au coeur de la politique étrangère française » - par
François Gèze
- « Indigènes et indigents : de la "mission civilisatrice" » - par
Rony Brauman
- « La France entre deux immigrations » - par
Pascal Blanchard
- « Le "creuset français", ou la légende noire de l'intégration » - par
Ahmed Boubeker
- « L'ennemi intérieur : la construction médiatique de la figure de "l'Arabe" » - par
Thomas Deltombe et
Mathieu Rigouste
- « La réduction à son corps de l'indigène de la République » - par
Nacira Guénif-Souilamas
- « La banlieue comme théâtre colonial, ou
la fracture coloniale » - par
Didier Lapeyronnie
- « Le retour permanent de l'Afrique "au coeur des ténèbres" » - par
Olivier Barlet
- « Sport, mémoire coloniale et enjeux identitaires » - par
Philippe Liotard
- « La République face à la diversité : comment décoloniser l'imaginaire » - par
Patrick Simon
- « Les enseignements de l'étude conduite à Toulouse sur la mémoire coloniale » - par les directeurs
- « Epilogue. de "notre" mémoire à "leur" histoire : les métamorphoses du Palais des colonies » - par Arnaud le Brusq
- Annexes