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EAN : 9782266312912
208 pages
Pocket (12/08/2021)
3.84/5   34 notes
Résumé :
L’Histoire bouscule les âmes, la perversité de l’occupant nazi qui veut corrompre, voir ses victimes s’autodétruire et met en place un jeu ignoble dont l’objectif est de survivre, à n’importe quel prix : vendre son âme en dénonçant les siens ou ses voisins, abandonner ses enfants affamés, ou sauver son enfant, lui apprendre à ne plus être juif, céder son âme au catholicisme pour un temps ou pour toujours en échange de sa vie.

Pour survivre, il faut s... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (20) Voir plus Ajouter une critique
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Je suis tombée par hasard sur ce petit livre en allant à la bibliothèque. J'ai failli le reposer car j'ai beaucoup de mal avec les écrits sur cette période qui ne sont pas des témoignages, et puis j'ai ouvert le livre et la plume m'a tout de suite séduite. Pourtant le début m'a donné un peu de fil à retordre. Je ne voyais pas où l'autrice voulait en venir et la mise en place m'a déstabilisée. Puis petit à petit l'écriture poétique mais directe m'a embarquée. Embarquée où me direz vous ? Dans la vie de Joachim, un enfant du ghetto de Varsovie, devenu un adulte taiseux et torturé, qui ne laisse à sa famille aucune porte d'entrée pour l'atteindre ou tenter de le comprendre.

L'autrice ne cherche pas à faire croire qu'elle y était ou qu'elle a vécu les choses de l'intérieur, elle nous raconte l'histoire du ghetto à travers l'histoire de deux familles et surtout de leurs enfants. Au départ j'ai trouvé que cela permettait d'avoir une vision dépassionnée des choses et un recul historique que n'avaient fatalement pas les gens à l'époque. L'autrice peut se permettre des questionnements secondaires puisqu'en tant qu'élément extérieur elle n'est pas dans l'urgence de la survie. Elle va également s'interroger sur l'impact psychologique du ghetto sur ses habitants, quand bien même ils ont échappé à la déportation et n'ont pas connu l'horreur des camps. Car effectivement vivre dans le ghetto c'était déjà vivre l'innommable. Elle nous raconte comment d'un petit garçon heureux de vivre Joachim est devenu cet adulte mort vivant. Hanté par le passé, hanté par les morts autant que par les survivants. Ce cheminement psychologique se fait en arrière plan pendant que dans le ghetto, la vie continue. Difficile, inhumaine, mais elle continue, parce que l'espoir et la lutte continuent, que des enfants sont sauvés, que des gens s'échappent, qu'une résistance s'organise.

L'autrice nous raconte comment le ghetto a flétri les âmes de ses habitants. de ce point de vue le personnage de Luba est particulièrement émouvant. Au fil des pages je me suis laissée émouvoir plus que je ne l'aurais imaginé, pour finalement me retrouver dans ce ghetto à serrer les dents pour chacun de ses gamins devenus trop vite adulte.

J'ai pu mettre cette lecture en rapport avec « Les mille vies d'Irena SENDLER », laquelle a sauvé des milliers d'enfants du ghetto. Sophie BLANDINIERES jette un pavé dans la mare en rappelant que si l'Église Catholique a sauvé des milliers d'enfants elle ne l'a jamais fait gratuitement. Pour chaque enfant juif 600 zlotys étaient versés, ils étaient baptisés alors qu'ils auraient pu se contenter d'avoir un certificat de baptême, certains ayant même dû faire leur communion, ou comment faire du prosélytisme forcé. On appelait ça la chasse aux âmes. Et puis surtout ça permettait de redorer le blason en faisant de bonnes actions, n'est ce pas ?

Le principal me direz vous c'est d'avoir sauvé ces enfants. C'est vrai, mais ont-ils vraiment été sauvés ? C'est la question que pose l'autrice dans ce livre : si les corps ont été sauvés qu'en est-il des âmes qui semblent être restées emprisonnées là bas dans ce ghetto qui n'existe plus et qui pourtant les retient.
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Le premier roman de Sophie Blandinières "Le sort tomba sur le plus jeune" de 2019 sur la protection de nos mineurs des abus sexuels, que j'ai chroniqué ici le 18 novembre dernier, m'avait tellement plu et ému, que je me suis aussitôt commandé son second livre, sorti l'année suivante.
J'étais, en fait, déjà séduit par son style d'écriture en lisant l'autobiographie de Patricia Kaas "L'ombre de ma voix", à qui elle avait prêté sa plume. Voir mon billet du 28 octobre 2023.

La lecture du présent ouvrage fait, par ailleurs, suite à ma lecture récente, le 2 de ce mois, de l'important livre de Hanna Krall "Prendre le bon Dieu de vitesse" avec le témoignage saisissant du cardiologue Marek Edelman (1919-2009), le dernier survivant du ghetto de Varsovie, car c'est exactement là que Sophie Blandinières conduit le lecteur.

Son roman, inspiré par des personnes réelles et des faits historiquement authentiques, porte comme titre une phrase empruntée au grand chroniqueur du ghetto de Varsovie, Emanuel Ringelblum (1900-1944), dont les archives inestimables font partie de la "Mémoire du Monde" de l'UNESCO.
L'auteure cite à la page 203 de son livre le passage en question de la "Chronique du ghetto de Varsovie" de Ringelblum, dans sa version française de 1993, notamment : que le sauvetage d'enfants juifs de la capitale pour les placer dans des couvents à la campagne, correspondait d'abord à une "chasse aux âmes", ou en d'autres termes à un souci de convertir les enfants juifs à la foi chrétienne.

Ce n'était pas la première fois que les hommes de l'église ont pris une telle initiative. Ils y ont eu recours déjà lors du pogrom de Varsovie du 25 au 27 décembre 1881 et celui de Lwów, aujourd'hui Lviv en Ukraine, du 21 au 23 novembre 1918. Entre autres.
Les 2 autres motifs que l'auteure évoque sont de nature financière, car il fallait payer des zlotys aux couvents, et de prestige, redorer le blason de l'Église catholique qui s'était abstenue d'intervenir à la défense des Juifs trop souvent discriminés et injustement traités.

Je ne vais pas aborder l'histoire elle-même, racontée avec verve et faconde par Sophie Blandinières dans son roman, qu'une quinzaine de bonnes critiques sur Babelio ont déjà fait, ni résumer l'histoire du ghetto de Varsovie, son soulèvement et finalement sa destruction complète par les nazis.

J'ai juste tenu à retracer brièvement le cadre historique d'un pays qui comptait au moment de l'arrivée des troupes nazies en 1939 presque 3 et demi millions de Juifs. Comme à Varsovie les Juifs constituaient 30,1 % de la population, le journaliste et écrivain Albert Londres (1884-1932) a qualifié cette ville la capitale juive d'Europe.
Actuellement, la Pologne ne compte plus que 13.000 Juifs, selon le dernier recensement de 2018.

Sophie Blandinières a reconstitué un tragique épisode de l'histoire humaine avec talent et empathie en exposant clairement la situation particulière des Juifs en Pologne, confrontés au dilemme d'être Polonais ou Juif : "rester en se reniant, partir en s'abandonnant."
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Le roman commence avec une scène très forte : un étranger qui rodait dans les parages, en Pologne, s'en est pris à un homme, le poursuivant avec un gourdin et pour finir lui mettant le feu à lui et à sa maison. Il s'agit d'un vieux « règlement de compte » car l'homme, qui s'appelle Joachim explique son geste par une phrase laconique et néanmoins très explicite : « je suis juif et je reviens ». On a bien compris que l'homme assassiné s'est rendu coupable pendant la seconde guerre mondiale et la justice, même si elle comprend bien cette vengeance, se doit de la condamner pour éviter de donner des idées à d'autres personnes. Il est condamné à dix ans de prison.

On va faire ainsi la connaissance de Joachim, rescapé du ghetto de Varsovie, qui a tenté de fonder une famille en France avec une épouse infirmière et des enfants dont Szymon qui va partir à la recherche du passé de son père, et pour cela il part à Varsovie rencontrer une femme Ava alias Maria, qui a échappé à l'holocauste. Elle est âgée de 79 ans et veut raconter le passé.

On comprend très vite pourquoi Joachim a déserté un jour la famille, laissant en plan sa femme et ses fils, en le suivant dans le ghetto avec ses parents, ses frères ses amis car tout a basculé le 31 octobre 1940 on les a tous parqués comme des bêtes derrière des barbelés avant de construire un mur en brique qu'on leur fera financer bien-sûr !

« … Quatre cent mille personnes sur trois kilomètres carrés, soit 2,4 % de la ville, causant une densité extrême, de cent vingt-huit mille habitants au kilomètre carré contre quatorze mille dans le reste de Varsovie … »

La faim, la promiscuité, puis les maladies vont faire des ravages, mais pas assez vite pour l'Occupant, alors on massacre au hasard pour semer un peu plus la terreur. le plus débrouillard de la famille Szymon, le frère ainé de Joachim essaie de trouver un peu de nourriture, de venir en aide. Il n'y a qu'une seule manière d'échapper à la faim, à la souffrance ou à la folie : quitter le ghetto.

Luba, veut tenter à tout prix de sortir en apprenant les prières catholiques, et laissant sa culture pour s'imprégner de celle des Polonais (elle pensait pourtant bien être une vraie Polonaise avant le ghetto !) mais l'espoir résiste difficilement à la souffrance du quotidien.

Trois femmes vont faire tout leur possible pour faire sortir des enfants du ghetto et les faire adopter par des familles polonaises chrétiennes ; l'une Janina est Polonaise, les deux autres, Bela et Chana sont juives. Il faut user de stratagèmes pour ne pas se faire arrêter, et la décision n'est pas toujours facile à prendre pour les parents, surtout lorsque l'un des deux espère toujours que les choses vont s'arranger et qu'il vaut mieux rester ensemble…

Je n'entrerai pas dans les détails pour évoquer un comportement que je n'ai jamais réussi à comprendre et encore moins à admettre : à la tête du ghetto se trouvait le Conseil Juif dont les membres se comportaient de manière aussi monstrueuse que les nazis, s'en mettant plein les poches, usant de violence et perversité. A quoi cela leur servira-t-il ensuite quand les trains partiront pour Auschwitz ?

Durant toute cette lecture, j'ai été accompagnée par les images du film génialissime « le pianiste » que je venais de revoir pour la énième fois. J'avais l'impression d'accompagner Joachim, Szymon et les autres adolescents et leurs familles, le courage des uns, la lâcheté de certains.

On espère toujours que cela ne recommencera pas, mais en 1968 la Pologne renoue avec ses vieux penchants :

« En mars, la Pologne avait renoué avec son vice, avec ses mauvais gestes, son vilain réflexe, sa vieille pulsion de déjudaïsation, (odzydzanie). de nouveau, on refusait aux Juifs le droit d'être polonais et, pour être bien certains qu'ils s'en iraient, habilement, on les avait destitués, on les avait privés de leur métier, de leurs revenus. On comptait sur l'humiliation, l'appauvrissement et la terreur. »

D'autre part, comment oublier le raffut du premier ministre (ou du président ?) il y a un an environ concernant le camp d'Auschwitz ? Utiliser l'expression « le camp polonais de Auschwitz serait passible de sanction, les Polonais n'y étant pour rien ou comment réécrire l'Histoire ?

Ce livre est un coup de coeur pour moi, malgré un petit, tout petit bémol : la ponctuation est particulière, beaucoup de virgules, moins de points. Je me suis demandé si c'était lié au fait que c'était un livre électronique ou si c'était pour rythmer la narration. le titre « La chasse aux âmes » m'a beaucoup plu car il est très évocateur, point n'est besoin d'expliquer quelles sont âmes qu'il convient de chasser, voire d'exterminer.

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Plon qui m'ont permis de découvrir ce livre et son auteure.

#rentreelitteraire2020 #NetGalleyFrance

Lien : https://leslivresdeve.wordpr..
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Ils sont sortis du ghetto de Varsovie

Dans son second roman, Sophie Blandinières retrace l'histoire du ghetto de Varsovie en prenant le pas de quatre frères bien décidés à s'en sortir. Leur destinée nous rappelle aussi à la vigilance.

Dès la scène d'ouverture, ce roman vous prend aux tripes. On y voit un homme errer dans la neige, la barbe en feu. Il est victime d'un incendie volontaire provoqué par un certain Joachim qui dira pour sa défense. «Je suis juif, je suis revenu».
Cet homme a pris la route de Grady, le village polonais dont il s'était enfui et qui est désormais en émoi. Ne sachant que faire de cet homme dont le récit remue un passé aussi triste qui sensible, les juges décident de le condamner à 10 ans de prison. Après avoir hésité à l'acquitter.
C'est désormais à Juliette, sa fille, qu'est dévolue la tâche de faire la lumière sur son passé. Elle va tenter de rassembler son histoire, de comprendre son geste insensé.
Pour cela, elle part pour Varsovie où une vieille dame l'attend. Ava, qui avait été rebaptisée Maria, était l'un des rares enfants nés dans le ghetto à en être sortie vivante. À 79 ans, elle ressent le besoin de témoigner. «Ces dernières années, elle s'était préparée à ce tribunal intime, elle avait réuni les éléments du procès, après la séquence judiciaire, elle avait étoffé le dossier par des entretiens avec les témoins, et avec Joachim, auquel elle rendait visite, munie de son dictaphone, une fois par semaine».
Elle raconte le journal de Luba, dont «elle connaissait chaque virgule, chaque date». Elle raconte comment elle a connu Joachim et ses trois frères, Szymon, Marek et Aron. Elle raconte sa patiente recherche des témoignages et détaille la chronologie des faits.
Une histoire bouleversante au coeur de l'horreur qui voit les mauvais traitements grimper au fil des jours dans l'échelle de l'horreur. de l'autre côté, il reste une volonté féroce de faire triompher la vie, de ne pas céder à l'inhumanité des bourreaux. Cherchant tous les moyens pour fuir cet enfer – il n'y a désormais guère de doute sur le sort réservé aux juifs – certains trahissent et vendent leur âme pour bénéficier d'un peu de répit, d'un sursis. D'autres font preuve de solidarité et de courage pour vivre et imaginer des moyens de sortir de cette prison.
Bela et Chana, aidées par Janina, vont mettre au point un réseau clandestin pour faire passer les enfants hors du ghetto. Une fois dehors, ils sont confiés à des familles ou des institutions qui leur donnent une nouvelle identité, en font des «polonais catholiques». Après avoir réussi à passer une trentaine d'enfants, Chana sent que l'heure de donner sa chance à son propre fils a sonné, même si son père n'est pas de cet avis. Avec cet exemple, on comprend le dilemme de parents qui peuvent s'imaginer ne plus jamais revoir leurs enfants. Bien des années plus tard, certains de ceux qui auront survécu, tenteront de reconstituer leur histoire.
Sophie Blandinières a su trouver les mots pour dire cette quête, pour dire la douleur et l'incompréhension, pour dire la brutalité et la solidarité, les petits calculs et les grands sacrifices. Oui, encore et toujours, il faudra témoigner pour ne pas oublier. «La chasse aux âmes» fait désormais partie de ces témoignages qui doivent servir à notre édification, notamment pour les jeunes générations qui doivent se battre pour le «plus jamais ça».

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La grange avait eu le temps de se consumer entièrement, du voisin, il n'était pas resté grand-chose à enterrer. Il s'était livré à la police en disant, je suis juif, je suis revenu. le criminel se prénomme Joachim, et le narrateur de ce roman est son fils. Il revient à Varsovie, là où son père a eu son enfance brisée, car il a été un enfant du ghetto.

Nous allons donc suivre Joaquim et d'autres adolescents garçons et filles dont la vie bascule du jour au lendemain en novembre 1940. L'insécurité, la privation de leur emploi, de leurs biens, de leur liberté, des hommes et des femmes séparés du reste de la société à l'intérieur d'une muraille hérissée de barbelés comme un pénitencier surpeuplé, traités comme des rats. le prix de la nourriture qui s'envole, le marché noir, les trafics en tout genre, des juifs qui dénoncent d'autres juifs à la police juive corrompue, la déchéance morale, la perte de dignité, le froid, la faim, les ravages du typhus. Avec le soutien des Polonais, les Allemands vont éradiquer la peste noire, les petits juifs, les transformer en animaux, les vider de leur culture, de leur capacité à réfléchir.

Ce sont aussi des femmes courageuses qui essayent de sauver des enfants en les exfiltrant du ghetto. Des gamins désossés de leur spontanéité, amaigris, flétris, traumatisés, agressifs parfois.

Ce roman est donc leur histoire, le lecteur se retrouve plongé dans le coeur du ghetto de Varsovie, dans la vie de tous les jours pour essayer de survivre, de s'échapper de ce piège dont la mort semble la seule issue. L'écriture sans fioriture, précise et dure parfois, dénonce à la fois le rôle des Polonais, des dirigeants catholiques, de certains juifs aussi. Si parfois je mes suis perdu dans la multitude de personnages ce roman est d'une grande utilité pour ne pas oublier.

Meri aux éditions Plon pour leur confiance.
La chasse aux âmes » de Sophie Blandinières. #rentreelitteraire2020 #NetGalleyFrance

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critiques presse (1)
Culturebox
16 septembre 2020
Même si Sophie Blandinières a un magnifique sens du récit, l’autrice se laisse à certains moments emporter par sa propre écriture avec des mots qui ne paraissent pas à leur place.
Lire la critique sur le site : Culturebox
Citations et extraits (11) Voir plus Ajouter une citation
Ava m’attendrait le lendemain chez elle, elle m’avait donné son adresse, elle me raconterait en détail, avec des preuves, cette fois. Ces dernières années, elle s’était préparée à ce tribunal intime, elle avait réuni les éléments du procès, après la séquence judiciaire, elle avait étoffé le dossier par des entretiens avec les témoins, et avec Joachim, auquel elle rendait visite, munie de son dictaphone, une fois par semaine.
Elle avait écouté abondamment sa voix basse et même, ses silences comme des forages, ses souvenirs charriés dans le lit caillouteux d’un fleuve sanglant, un déluge qui aurait noyé l’arche, et déserté la Bible.
Du journal de Luba versé au procès, elle connaissait chaque virgule, chaque date, elle avait été bouleversée par ce que l’enfant du ghetto écrivait, le contraste entre sa graphie encore ronde, hésitante et la maturité de ce qu‘elle énonçait. Pour ne pas faire pâlir davantage l‘encre noire, Ava avait choisi la nuit pour s’imprégner de la chronique de cette enfant sensible, pour tourner avec précaution les pages jaunies des cahiers souples d’écolière, pour poser ses mains sur leur couverture brique écornée, rayée et tachée, pour déplier les feuilles de toutes sortes qu’elle avait utilisées, lorsque les cahiers étaient venu à manquer. p. 30
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Lors des grands procès, Nuremberg, Eichmann, Francfort, Barbie, les victimes, celles qui s'en étaient sorties, si l'on peut s'en sortir, l'une après l'autre, avaient livré leur récit. Selon Joachim, ça ne suffisait pas, ça n'allait pas, c'était de l'abattage, au bout du compte, les rescapés étaient mêlés indifféremment, il fallait les additionner pour la charge, pour prouver, les histoires individuelles se confondaient en une seule, elles se valaient, ce que chacun avait subi se dissolvait dans ce que tous avaient subi, ce qu'ils avaient en commun les rendaient, et il en mesurait l'ironie, interchangeables, une seul visage, pas de visage, un seul prénom, sans nom; le bourreau, lui, était visible, et son identité, notoire.
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INCIPIT
L’homme était nu. La barbe en feu, les pieds dans la neige, il exécutait des mouvements de gymnastique ineptes, levant le bras gauche et la jambe droite ensemble, tournant sur lui-même de plus en plus vite pour tenter d’éteindre le brasier qu’était son menton. Dès qu’il ralentissait, épuisé par le vertige, les efforts, et ses blessures, il recevait un coup de gourdin, alors il se réanimait, il se remettait à danser, disgracieux et pathétique, sous les yeux noirs des bouleaux décharnés par l’hiver. Le désarticulé chantait aussi, puisqu’on le lui avait demandé, puisqu’il consentait à laisser l’humanité le quitter pour ne pas mourir.
Le témoin s’en souvenait : d’abord ça l’avait étonné de voir là un étranger enfoncer ses pas dans la neige tombée dru, lourde à courber les branches des pins, à une heure où même les gens du village n’osent pas sortir, à la lumière pure d’une aube coupante comme un châtiment. Mais il était retourné à la table où fumait son café, il ne se mêlait pas de ce qui se produisait de l’autre côté de sa fenêtre, ça valait mieux, il l’avait appris de force par sa mère qui l’avait retenu dans la maison quand, enfant, un jour d’été, il avait voulu comprendre ce qui se passait dans les rues de Jedwabne, pourquoi les cris, l’odeur, la couleur inattendue de l’air.
C’est plus tard, quand il avait entendu chanter à tue-tête, horriblement, qu’il était sorti. Dans la silhouette absurde, l’épouvantail sans vêtements ni chapeau qui gesticulait, il n’avait pas reconnu son voisin. De toute façon, il n’aurait rien fait. Il ne cherchait pas à s’en excuser, il était sidéré, ce qu’il voyait et entendait n’avait aucun sens, ça l’avait pétrifié. Il était resté là, devant sa porte, jusqu’au bout, il avait regardé l’étranger emmener, à coups de crosse sur la tête, le voisin, vers la grange, et l’y faire entrer sans le suivre, il avait vu ensuite, très vite, des flammes naître et se démultiplier. Il se rappelait une colonne noire qui trouait le bleu du ciel, et aussi s’être réjoui parce qu’il faisait beau, après une longue semaine de blizzard et de flocons gros comme des balles.
Dans la torpeur du village de Grady, la grange avait eu le temps de se consumer entièrement. Du voisin, il n’était pas resté grand-chose à enterrer. On avait pu reconstituer ses déplacements grâce aux taches rouges qui coloraient la neige.
De l’étranger, on n’avait plus entendu parler, on n’avait cessé de supposer, d’inventer des histoires à la mesure des faits, sans queue ni tête, jusqu’à son procès. Car, à la stupeur de tous, un mois plus tard il s’était livré en prononçant une phrase que la police s’était bien gardée de confier aux médias. Je suis juif, je suis revenu, avait-il déclaré. Les détails de ce crime, d’autant plus terrifiant qu’il semblait arbitraire, aussi fou que celui qui l’avait commis, occupaient la conscience et les nuits des Polonais, surtout les anciens.
Après, ça avait été encore pire, l’étranger avait un prénom, Joachim, un visage. Et un mobile.
Selon moi, le criminel n’avait pas d’excuse. Pourtant je ne savais même pas ce qu’il avait fait, j’étais petit, j’étais en France, j’étais son fils. Je crois.
Avant de disparaître, avant mes dix ans, quand il était encore à la maison, il n’était pas mon père, il ne me parlait pas, il criait quelquefois, quand la joie était trop forte, quand les couleurs étaient trop vives, les jouets trop dispersés. Quand nous étions des enfants. C’était dans ces moments-là qu’il nous détestait le plus, mon frère Marek et moi, qu’il nous punissait durement, réquisitionnait nos larmes, appelait notre désarroi. Alors, seulement, il se calmait, il se taisait, prenait son pardessus sur le perroquet de l’entrée et s’en allait. À son retour, il ne serait pas venu nous embrasser, nous dire pardon, même sans mots, il allait plutôt recueillir ceux, amers et violents, de ma mère.
Un matin de décembre, en partant pour l’école, encore engourdi, le pantalon en velours par-dessus le collant en laine qui gratte, une trace de chocolat au coin des lèvres et sur la chemise à carreaux verts, j’ai remarqué une valise devant la chambre de mes parents et le drôle d’air qu’avait mon père au moment de nous dire, comme tous les matins, travaillez bien à l’école, le vague dans le ton, la voix qui trébuche. Sur la table de la salle à manger, le soir même, il manquait son couvert.
Maman n’a répondu qu’une fois à la question, où est papa, le jour de son départ, il est parti, il ne reviendra pas, on se débrouillera très bien sans lui.
Apparemment, elle disait juste, comme si, jusqu’alors, il avait été de trop, un invité désagréable dont on regrette la présence, un inconnu qui instille le malaise, un fauteur de gêne, de malheur.
Trois semaines après sa disparition, maman avait reçu un coup de téléphone mystérieux qui l’avait bouleversée au point de l’empêcher d’aller travailler à l’hôpital. Pendant dix jours, ses patientes avaient accouché sans leur gynécologue. À nous, elle n’avait pas voulu avouer les motifs de son abattement. Et puis, d’un coup, sa gaieté ressuscitée nous avait emportés, soulevés de nouveau pour nous immuniser contre la gravité, le syndrome de son mari, et la compenser, pour préserver notre enfance, entretenir notre ignorance salutaire. Elle guettait nos éventuelles ressemblances avec lui, elle nous observait scrupuleusement, elle examinait, inquiète, les moindres signes de mélancolie ou d’angoisse.
Ce qu’elle nous taisait, elle en parlait à une autre, une amie de longue date, qui avait croisé mon père, je les ai entendues, derrière le mur, les phrases dures, la colère intacte, qu’il ne se batte pas plus pour elle, pour nous, pour la vie, qu’il se laisse engloutir par on ne sait quoi. Elle se sentait trompée, mais à vide, sans rivale, sans autre femme, sans quoi que ce soit d’autre en face, sinon quelque chose de si souterrain qu’il était hors d’atteinte.
Le Joachim qu’elle avait épousé n’avait, en réalité, pas existé ou si peu, il était une illusion, celle qu’il s’efforçait de donner, un homme vivant qui lui récitait des poèmes.
D’après ma mère, la mascarade avait cessé bien avant ma naissance, en 1968 précisément, après le séjour d’une parente qui n’avait eu d’autre choix que de fuir la Pologne, quelqu’un qui avait connu mes grands-parents, jamais évoqués par mon père.
Je n’ai jamais su ce que cette Chana avait bien pu lui dire pendant les soirées où ils s’isolaient, s’était emportée maman, mais ça l’a transformé radicalement, après c’était terminé, il est devenu un automate qui allait enseigner les mathématiques et revenait lui faire des enfants.
Alors je suis né, puis Marek, mais, ensuite, une fausse couche a fait basculer mon père dans une amertume et une colère telles qu’elles ont dissous ses contours d’homme. Il est devenu une bouche pleine de ressentiment, qui accusait ma mère d’avoir tué, s’exténuant dans son métier à faire naître des bébés anonymes, son troisième fils, Aron, un prénom en creux, vide et ennuyé, comme le ventre de maman, sans enfant pour le porter, un prénom imposé par papa, tout comme mon prénom, Szymon, malgré sa graphie ardue, et Marek.
Nous ne serions que deux fils, insuffisants pour l’équilibre, pour le barrage au néant qui faisait son trou dans mon père, nous étions aussi peu que rien.
Maman était soulagée de sa disparition, ses fils échapperaient aux ombres dont leur géniteur était porteur, et pas seulement. Elle avait tenu sa ligne, un silence parfait autour de lui, jusqu’à façonner un mort, plus inexistant que s’il avait été un cadavre en putréfaction quelque part, son nom gravé dans le marbre d’une tombe.
Nous étions, mon frère et moi, complices de son obstruction, dressés à ne pas poser de questions, formés à oublier, nier, enjoliver. Accrochés à une racine unique, tressée et solide, nous étions forts, assez en tout cas pour grandir droit. Après, nous nous sommes désaxés, feignant de nous en étonner, mais sans jamais trahir la vieille plaie endormie par les pommades de notre mère.
Maintenant elle est morte, il y a un mois, depuis, elle ne peut plus rien empêcher. Ni que je fouille dans ses affaires – des lettres auxquelles elle ne répondait pas, une photo qui appartenait à mon père, mais qu’elle n’a pas jetée – ni que j’apprenne ce qu’elle a refusé de savoir et lui, de raconter, ni que je vienne ici, à Varsovie, parce que c’est ici qu’il est né, mon père, ici qu’il n’a pas eu d’enfance. C’est aussi là qu’il est revenu en 1991, quand il nous a laissés, un peu plus. Là, enfin, qu’il est mort.
Il y avait eu un procès qui, malgré la netteté du crime de l’étranger, malgré le peu de témoins, avait duré des mois et fasciné la Pologne. L’avocat du prévenu, connu pour sa sagacité et ses ruses, avait trouvé le moyen de ranger l’opinion de son côté et de prolonger le combat pour que la défaite ne soit pas vaine, aussi parce que c’est ce que son client souhaitait, de l’attention, qu’on le laisse s’expliquer, qu’il puisse, tant d’années après, convalescent, déposer un mot après l’autre, doucement, revenir en 1940, faire surgir cet enfant du ghetto qui avait décidé de s’en sortir, en dépit de sa culpabilité, qui se fortifiait à chaque nouveau mort.
Il n’était certes pas le seul survivant, l’histoire avait été racontée ad nauseam, les criminels de guerre châtiés, les comptes étaient bons, l’affaire était réglée, le mal isolé, il affichait complet. Inutile d’encombrer les mémoires avec une haine qui pourtant avait été sacrément flamboyante au pays de Copernic, mieux valait lui substituer la fiction, l’exception, l’exemple de quelques Polonais héroïques, dont on exagérerait la bravoure, mieux valait soigner les légendes, œuvrer pour le salut de la fierté d’un peuple friand de contes épiques dont les mamelles de la nation regorgent.
Lors des grands procès, Nuremberg, Eichmann, Francfort, Barbie, les victimes, celles qui s’en étaient sorties, si l’on peut s’en sortir, l’une après l’autre, avaient livré leur récit. Selon Joachim, ça ne suffisait pas, ça n’
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L’étranger s’en doutait, qu’il provoquerait la peur et que cette peur raviverait la détestation locale du Juif, elle n’attendait que ça, flamber à nouveau, elle se nourrissait d’un rien, le fantasme l’engraissait, ne plus voir de Juifs inquiétait autant que d’en voir, leur absence se voulait aussi agressive que leur présence, leur rareté aussi insupportable que leur grand nombre.
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Un mois et demi plus tard, deux cent mille personnes avaient déménagé, engendrant un bazar énorme et inédit, un désordre monstrueux, effroyable, de gens et de choses, une agitation de fourmis à l'approche de la braise d'une cigarette. Les moyens de transport faisaient défaut, il fallait de l'argent pour un camion ou une voiture, il fallait de la chance pour dénicher une charrette libre, alors la plupart des Juifs qui migraient dans le ghetto laissaient leurs affaires derrière eux, leurs meubles, leurs objets, leur intimité, qu'ils aient une valeur marchande ou sentimentale, étaient abandonnés à la gloutonnerie des Allemands qui en jetaient le surplus aux Polonais.
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